1964

Texte publié dans la revue "Orient" n° 39, 3e trimestre 1966. Traduction de Michel Barbot.

kanafani

Ghassan Kanafani

La Porte (pièce en 5 actes)
Al Bab (1964)

3e acte

Janvier 1964

 

TROISIÈME ACTE

Même décor qu'au second acte. La mère est assise dans un coin. Elle est en noir maintenant. Elle paraît totalement brisée. La fenêtre est ouverte comme elle l'était précédemment Mais, à l'horizon, les tours étincelantes d'Iram ont fait place à des ruines calcinées. Au dessus de la cité lointaine flotte un immense nuage noir, comme à la fin d'un incendie.
La mère se lève et apporte la salle, désemparée. Au bout d'un moment, Marthad fait son entrée. Il a revêtu les insignes du pouvoir. Il s'approche d'elle, voyant qu'elle l'y invite du regard.

LA MÈRE, anxieuse

Y a-t-il du nouveau

MARTHAD

Rien, sauf des racontars de bergers auxquels on ne peut se fier.

Il ralentit ses pas, puis se rapproche.

Combien de temps penseras-tu encore à ça ? Il y a maintenant trois jours qu'il est parti, grand-mère. Tu as vu de tes yeux (il montre la fenêtre) comment Iram s'est écroulée, comme frappée par la foudre. Si l'on avait la moindre nouvelle de lui, nous serions déjà informés.

J'ai envoyé des centaines de messagers sur les lieux. Aucun n'en est revenu. Je ne peux pas continuer ainsi…

LA MÈRE, considérant sa mise, le mesurant du regard avec +étonnement

Et c'est pour cela que tu as revêtu ses habits ? Est-ce bien  cela ? Tout ce qui t'importe, c'est l'héritage du royaume !

MARTHAD, sans se démonter

Les gens veulent un roi vivant, pas le cadavre d'un roi. Depuis deux jours ils tournent autour de Houbâ, terrorisés, implorants. La sagesse veut que je leur montre la bonne voie. Je ne puis les laisser répéter comment Chaddâd l'impie a combattu Houbâ et l'a tué. La vengeance du dieu pourrait bientôt s'abattre  sur toute sa tribu.

LA MÈRE, haussant le ton

C'est ton père cependant...

MARTHAD

Et c'est le royaume de ton époux, mon aïeul, de mon oncle Chadîd et le mien à présent... Te souviens-tu du jour où, apprenant la mort de son frère Chadîd, mon père s'est empressé de ceindre la couronne, avant même les funérailles ? C'est la vie, grand-mère.

LA MÈRE

Vous dites tous cela. Mais jamais vous n'avez le moindre respect pour vos morts. Tu n'as même pas cherché le corps de ton père afin de lui rendre les derniers devoirs.

MARTHAD

Il vaut mieux pour lui le repos du désert plutôt que d'être brûlé sur l'autel de Houbâ en expiation de ses péchés. Je n'aimerais pas voir mon père mort, perdre son dernier combat après l'avoir remporté de haute lutte en son vivant.

LA MERE, en pleurs

Tu crois encore qu'il a été vainqueur ?

MARTHAD

Il a fait ce qu'il voulait. Il a combattu Houbâ et détruit son paradis.

LA MÈRE

Mais il en est mort. Cela signifie bien quelque chose, non ?

MARTHAD

C'était aussi ce qu'il voulait.

LA MÈRE

Ah, s'il avait cru en Houbâ !

MARTHAD, l'interrompant

Ce n'est plus la question. Il était libre de croire ou de ne pas croire. Il était sage et courageux. A nous de suivre son exemple.

LA MERE

Je ne te comprends pas.

MARTHAD

Je ne veux pas que la populace traîne ses restes comme une charogne, les hissent sur l'autel de Houbâ et y mettent le feu avec une joie mauvaise, parce qu'ils redoutent le dieu et qu'ils oublient ce que mon père a fait pour eux, le combat qu'il a mené pour leur bien et leur bonheur. A cause du dieu, parce qu'ils le redoutent, ils oublient tout le reste. Je refuse que h: corps de notre héros tombe entre les mains de cette populace.

LA MÈRE, prise au dépourvu

Mais ce n'est pas la question ! Il s'agit du pardon...

MARTHAD

Personne d'entre nous ne peut accorder le pardon à mon père. Il est trop tard. Il n'y a plus qu'à laisser Chaddâd tel qu'il l'a voulu.

LA MÈRE

J'ai l'impression qu'à ton tour tu ne crois plus en Houbâ.

MARTHAD

S'il l'avait laissé entrer dans Iram, je croirais encore en lui. Mais, du moment qu'il l'a tué, j'ai perdu ma foi de naguère. Pourquoi a-t-il agi ainsi ?

LA MÈRE

Parce que ton père l'avait défié.

MARTHAD

En ce cas, qu'est-ce qui distingue Houbâ d'un homme comme les autres ?

LA MÈRE, pleurant de nouveau

Et tout va recommencer !... Je t'en supplie, Marthad, par pitié, tais-toi ! Tais-toi !

MARTHAD

Naturellement, je vais me taire. L'important à présent, c'est le royaume, et rien d'autre. Je veux les arracher à leurs terreurs et à leurs haines. Je veux me présenter à eux, au plus tôt, comme leur nouveau roi qui leur fera oublier Chaddâd. Alors seulement ils cesseront de lui en vouloir.

LA MÈRE

Et Houbâ ?

MARTHAD, fermement

Il restera là parmi eux. Il continuera, à leur grande satisfaction, à leur eu imposer, à leur assurer le pain quotidien quand la sécheresse dévorera leurs champs, à leur donner la victoire quand la défaite les écrasera. Mais qu'il demeure loin de Chaddâd ! Leur combat singulier s'est achevé pour chacun comme il se devait. L'affaire est close.

Un homme d'apparence modeste fait son entrée et s'arrête respectueusement sur le seuil.

MARTHAD, se tournant vers lui, sèchement

Quelque chose de nouveau ?

L'HOMME

Un envoyé de la tribu rapporte d'Iram des nouvelles.

MARTHAD

Que dit-il ?

LA MERE, anxieuse

Oui, que dit-il ?

L'HOMME

Chaddâd était à mi-chemin quand une voix s'est élevée comme la tempête. Son cheval a été jeté bas. Le messager dit que Chaddâd s'est relevé et a poursuivi sa marche à travers le nuage noir. C'était une voix effrayante qui montait des entrailles de la terre. Iram s'est engloutie dans le sol. Par les crevasses, des langues de feu ont tout dévoré. Il dit encore que Chaddâd a disparu dans la tourmente, que ses os ne sont plus que poussière et que son sabre seul, pétrifié est resté là dans le sable. Quant à son cheval, il erre maintenant, perdu dans le désert.

La mère pâlit affreusement et fond en larmes.

MARTHAD

Et les autres, ceux que j'ai envoyés à sa suite ?

L'HOMME

Les derniers souffles de la tempête s'en sont chargés. Leurs restes carbonisés gisent là-bas dans les sables.

Les pleurs de la mère redoublent.

MARTHAD, à sa grand-mère

A quoi bon pleurer, grand-mère ? Tu sais ce qui attend ceux qui osent délier Houbâ ? Nous le savions déjà quand il est parti sur un coup de tête pour affronter le dieu. Nous n'avons perdu que sa dépouille qui devait brider sut l'autel de Houbâ, dans l'espoir du pardon divin.

Il se retourne vers l'homme.

Va et fais savoir à tous la nouvelle. Et que le prêtre proclame votre nouveau roi.

L'homme disparaît. Marthad s'adresse maintenant à l'aïeule. La serrant contre lui tendrement :

Remercie le destin, grand-mère. Tu Ie peux, Il a jeté sur lui l'ignominie de la mort que toute sa vie il avait fuie. Bientôt on l'aura oublié. Ni tombeau, ni statue, ni cendres dans le vent. Que lui reste-t-il ? La légende.

LA MÈRE, en pleurs

Tout ce que tu veux, c'est lui succéder.

MARTHAD

Qui voudrait donc le faire à ma place ? Est-il plus digne que moi de monter sur le trône ?

LA MÈRE

Je ne songe pas au royaume. Je songe au repos de son âme.

MARTHAD

Je songe, moi, au royaume. Je veux en faire un paradis.

LA MÈRE, effrayée

Un paradis ? ! Encore ! Tu connais le passé. Le péché n'est donc pas encore extirpé ?

MARTHAD

Oui, je sais. Je sais. Mais je veux, envers et contre tout, créer mon paradis.

La mère se lève et l'implore.

LA MERE

Mais pourquoi, mon fils ? Pourquoi chercher la ruine et le trépas ?

MARTHAD

Quand mon père était ici et nous parlait de son paradis, je me disais que celui de Houbâ était forcément bien plus beau. S'il en était ainsi, le dieu devait le lui laisser découvrir par lui-même. Mon père alors aurait compris à quel point l'œuvre d'un homme était misérable au regard de celle du dieu. Mais Houbâ ne l'a pas laissé libre. Pourquoi ?

LA MÈRE, inconsciemment

Pourquoi ?

MARTHAD

Parce qu'il n'y a pas de paradis. S'il en existait un, il ne compenserait pas toutes les souffrances de la vie. Houbâ a eu peur que Chaddâd ne découvre cela !

LA MÈRE

Tu prends déjà le chemin tracé par ton père ! Que dis-je, hélas, par ton grand-père !

Marthad secoue la tête tristement, comme si sa décision était plus forte que lui. II tourne en rond comme un captif dans sa cellule. La mère le regarde avec pitié. Il s'arrête et la fixe.

MARTHAD

Grand-mère ! Je voudrais te ressembler. Avoir ta sérénité, ta résignation. Mais la graine que mon père a semée en moi avant de tomber au combat, a grandi comme croît l'olivier...

LA MÈRE

La graine du péché !

MARTHAD

C'est le destin.

LA MÈRE

Et maintenant ?

MARTHAD

Je voudrais être en mesure de le voir à présent. Voir sur ses traits la paix ou l'effroi. Il gît quelque part, mais, de toute façon, là où son choix l'aura porté. Il a donc eu ce qu'il souhaitait.

LA MÈRE, douloureusement

Il n'est plus qu'un cadavre carbonisé, loin du pardon du dieu...

MARTHAD

Le pardon est la dernière chose qu'il cherchait et que... Il n'aspirait qu'à satisfaire son idéal...

Retour de l'homme qui était entré tout à l'heure. Même station sur le seuil, même ton sans émotion.

L'HOMME

Le prêtre est à votre disposition. Le peuple est réuni dans l'attente.

MARTHAD

L'allocution ?

L'HOMME

Le prêtre dit que vous la ferez en personne. Il faut qu'elle tende à glorifier Houbâ, à exalter sa toute-puissance et la victoire qu'il a remportée sur votre père en châtiant ses péchés et son défi insensé.

La mère regarde Marthad. Ce dernier hoche paisiblement la tète, puis s'adresse à l'homme :

MARTHAD

Naturellement il en doit être ainsi. Les gens doivent connaître le juste châtiment qui guette les pécheurs. Mon peuple, grand-mère l... Tu dois être présenté là-bas, assister au couronnement de ton petit-fils.

La mère se lève calmement. Elle échange son châle noir contre un châle immaculé. L'homme vient revêtir Marthad d'un manteau écarlate brodé d'or. Marthad tend les bras et l'endosse avec son aide. La mère regarde la scène. L'homme sort. Echo d'une musique au dehors. Marthad s'arrête un instant et regarde tristement l'aïeule qui gagne la sortie, se retourne sur le seuil.

LA MERE

J'assiste à chaque début, et je dois vivre jusqu'à chaque dénouement ! Et toujours Houbâ en sort vainqueur, et toujours vous êtes réduits en poussière. Mais, à présent, je vois les choses différemment : c'est une honte pour l'homme de commencer à penser après soixante ans !

MARTHAD

A quoi penses-tu, grand-mère ?

La mère hoche un peu la tête, se tait un instant en l'observant.

LA MERE

Vous êtes perdants chaque fois parce que vous commencez toujours par le commencement. De toute votre volonté, vous donnez à Houbâ l'existence, la force, le pouvoir. Vous pensez ainsi que cela vous donnera l'occasion de bâtir vos paradis terrestres. Sans savoir que vous les condamnez par avance à la destruction. Tu as déjà suis le chemin tracé par Chaddâd. Tu commences par le même mensonge. De même qu'il avait suivi l'exemple de 'Ad. Et c'était encore le même mensonge : ce temple où se dresse Houbâ !

Elle sort, suivi par les regards pensifs de Marthad qui finit par réajuster son manteau écarlate. Il la suit d'un pas assuré, cependant que la musique éclate au dehors.

RIDEAU

2. L'indication scénique en question n'avait nullement été donnée au second acte. J'ai dû la rajouter (s'y référer) sur la base de cette phrase.


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