1851-52 |
« Or, l'insurrection est un art au même titre que la guerre ou n'importe quel autre art et soumis à certaines règles dont la négligence entraîne la ruine du parti qui s'en rend coupable. Ces règles, qui sont des déductions de la nature des partis et des circonstances avec lesquels on a à compter en pareil cas, sont tellement claires et simples que la courte expérience de 1848 suffisait pour les apprendre aux Allemands. » |
LONDRES, Juillet i852.
L'assemblée nationale de Francfort, après qu'elle eut élu le roi de Prusse empereur d'Allemagne (minus l'Autriche), envoya une députation à Berlin pour lui offrir la couronne et puis s'ajourna. Le 30 avril, Frédéric-Guillaume reçut lès députés. Il leur déclara que quoiqu'il acceptât le droit de préséance sur tous les autres princes d'Allemagne, concédé par le vote des représentants du peuple, il ne pouvait accepter la couronne impériale sans être sûr que les autres princes reconnaîtraient sa suprématie, ainsi que la constitution qui lui avait conféré ses droits. Ce serait aux gouvernements, ajouta-t-il, de voir s'ils pouvaient ratifier cette constitution. En tout cas, conclua-t-il, empereur ou non, on le trouverait toujours prêt à tirer l'épée contre l'ennemi du dedans ou du dehors. Nous verrons qu'il tint cette promesse d'une façon assez déconcertante pour l'Assemblée nationale.
Les Salomons de Francfort, après une profonde enquête diplomatique, arrivèrent à la conclusion que cette réponse équivalait à un refus. Ils votèrent alors (le 12 avril) la résolution : que la constitution impériale était la loi du pays et devait être maintenue, et dans leur embarras, ils élurent un comité de 30 membres, chargés de faire des propositions sur les moyens de la mise en vigueur de la constitution.
Cette résolution donna le signal du conflit entre l'Assemblée de Francfort et les gouvernements allemands qui, dès lors, éclata. La bourgeoisie, et spécialement la petite bourgeoisie, s'étaient soudain déclarées pour la nouvelle constitution de Francfort. Elles ne pouvaient attendre le moment qui devait « clore la révolution ». En Autriche et en Prusse la révolution avait été arrêtée pour l'heure par l'intervention de la force armée. Les classes susdites auraient préféré une manière moins violente de pratiquer cette opération,mais elles n'avaient pas eu de choix ; la chose était faite et il fallait en prendre son parti, ce qu'elles résolurent de faire et ce qu'elles firent le plus héroïquement du monde. Dans les Etats secondaires, où tout s'était relativement bien passé, la bourgeoisie s'était depuis longtemps vue replongée dans cette agitation parlementaire bruyante et stérile, qui répondait le mieux à ses goûts. Les différents Etats d'Allemagne, considérés séparément, paraissaient ainsi avoir atteint la forme nouvelle et définitive, laquelle, on le croyait, leur permettrait désormais d'entrer dans la voie d'un développement constitutionnel paisible. Une seule question restait ouverte : celle de la nouvelle organisation de la confédération allemande. Cette question, la seule qui paraissait encore grosse de danger, on trouva nécessaire de la résoudre sans retard. D'où la pression exercée sur l'assemblée de Francfort par la bourgeoisie, pour l'inciter à apprêter la constitution le plus vite possible, d'où la résolution de la haute et moyenne bourgeoisie d'accepter et de soutenir cette constitution quelle qu'elle fût, afin d'établir sans tarder un état de choses stable. L'agitation pour la constitution impériale provenait donc, dès le principe, d'un sentiment réactionnaire, et se manifestait dans les classes qui depuis longtemps étaient excédées de la révolution.
Un autre point encore est à noter. Les premiers principes fondamentaux de la constitution allemande future avaient été votés pendant les premiers mois du printemps et de l'été 1848, à une époque où l'agitation populaire persistait encore. Les résolutions votées, bien que entièrement réactionnaires alors, paraissaient maintenant, après les actes arbitraires des gouvernements autrichiens et prussiens, extrêmement libérales et même démocratiques. L'étalon de comparaison n'était plus le même. L'assemblée de Francfort ne pouvait, sans se suicider moralement, éliminer ces dispositions une fois votées, et modeler la constitution impériale sur celles que les gouvernements autrichiens et prussiens avaient dictées, l'épée à la main. En outre, nous l'avons vu, la majorité dans l'assemblée s'était déplacée et l'influence du parti libéral et démocratique grandissait. Ainsi la constitution impériale ne se distinguait pas seulement par son origine d'apparence presque exclusivement populaire ; elle était aussi, pour pleine qu'elle fût de contradiction, la constitution la plus libérale de toute l'Allemagne. Son plus grand défaut, c'était de n'être qu'une simple feuille de papier sans pouvoir aucun pour faire valoir ses dispositions.
Dans ces conditions il était naturel que le soi-disant parti démocratique, c'est-à-dire la masse des petits commerçants, s'accrochât à la constitution impériale. Cette classe avait toujours été plus radicale dans ses réclamations que la bourgeoisie libérale-monarchico-constitutionnelle ; elle avait eu des allures plus hardies, elle avait maintes fois fait la menace d'une résistance armée et prodigué les promesses de donner son sang et sa vie dans la lutte pour la liberté ; mais elle avait déjà fourni des preuves sans nombre qu'elle était introuvable le jour du danger ; et, de fait, elle ne respirait jamais plus à l'aise que le lendemain d'une défaite décisive, alors que tout étant perdu, elle avait du moins la consolation de savoir que d'une façon ou d'une autre les choses étaient réglées. Tandis que l'adhésion des grands banquiers, des manufacturiers, des marchands, était plus réservée, et plutôt une simple manifestation en faveur de la constitution de Francfort, la classe immédiatement au-dessous d'eux, nos vaillants épiciers démocratiques faisaient les braves, et juraient, comme d'habitude, qu'ils verseraient la dernière goutte de leur sang plutôt que de laisser tomber à terre la constitution.
Soutenue par ces deux partis, les partisans l'assemblée nationale et les gouvernements bourgeois de la royauté constitutionnelle et la petite bourgeoisie, plus ou moins démocratique, l'agitation pour la mise à exécution immédiate de la constitution impériale gagna rapidement du terrain, et trouva sa plus puissante expression dans les parlements des divers Etats. Les chambres de la Prusse, du Hanovre, de la Saxe, de Bade, de Wurtemberg, se prononcèrent en sa faveur. La lutte entre les gouvernements et l'Assemblée de Francfort prit un caractère menaçant.
Le gouvernement cependant agissait avec promptitude. Les chambres prussiennes furent dissoutes, de manière anti-constitutionnelle, puisqu'elles avaient à réviser et à confirmer la constitution ; des émeutes éclatèrent à Berlin, provoquées exprès par le gouvernement, et le lendemain, le 28 avril, le ministère prussien publia une note circulaire dans laquelle la constitution impériale était dénoncée comme un document des plus anarchiques et révolutionnaires,qu'il incombait aux gouvernements d'Allemagne de remodeler et d'épurer. La Prusse reniait donc carrément ce pouvoir constituant souverain dont les sages de Francfort s'étaient toujours targués, mais qu'ils n'avaient jamais établi. Un congrès de princes, un renouvellement de l'ancienne Diète fédérale, fut convoqué pour statuer sur cette constitution qui déjà avait été promulguée. Et au même moment la Prusse concentrait des troupes à Kreuznach, à 3 jours de marche de Francfort et invitait les petits Etats à suivre son exemple et à dissoudre leurs chambres, aussitôt que celles-ci auraient donné leur adhésion à l'Assemblée de Francfort. Cet exemple fut rapidement suivi par le Hanovre et la Saxe.
Il était clair qu'une décision de la lutte par la force des armes ne pouvait être évitée. L'hostilité des gouvernements, l'agitation dans le peuple se manifestaient tous les jours plus intenses. Le militaire était partout travaillé par les citoyens démocrates, et dans le Sud de l'Allemagne avec grand succès. Partout se tenaient de grandes réunions des masses populaires qui votèrent des résolutions de soutenir à main armée, s'il était besoin, la constitution impériale et l'Assemblée nationale. A Cologne une réunion de députés de tous les conseils municipaux de la Prusse rhénane eut lieu dans le même but. Dans le Palatinat, à Bergen, Fulda, Nuremberg, dans l'Odenwald, les paysans s'assemblèrent par milliers et s'exaltèrent jusqu'à l'enthousiasme. L'Assemblée constituante de la France se séparait à la même heure et les nouvelles élections se préparaient au milieu de la plus grande agitation, tandis que sur la frontière est de l'Allemagne, les Hongrois, en moins d'un mois, par une série de brillantes victoires, avaient refoulé le torrent de l'invasion autrichienne du Theiss jusqu'à la Leitha et que l'on s'attendait de jour en jour à les voir prendre Vienne d'assaut. Partout l'imagination populaire étant ainsi montée au plus haut degré et la politique agressive des gouvernements se dessinant tous les jours plus nettement, une collision violente devenait inévitable, et seule l'imbécillité couarde pouvait se persuader que la lutte aurait un dénouement pacifique. Or cette couarde imbécillité était largement représentée dans l'Assemblée de Francfort.