1851-52 |
« Or, l'insurrection est un art au même titre que la guerre ou n'importe quel autre art et soumis à certaines règles dont la négligence entraîne la ruine du parti qui s'en rend coupable. Ces règles, qui sont des déductions de la nature des partis et des circonstances avec lesquels on a à compter en pareil cas, sont tellement claires et simples que la courte expérience de 1848 suffisait pour les apprendre aux Allemands. » |
LONDRES, Février 1852.
La Bohême et la Croatie (autre membre détaché de la famille slave, sur lequel le Hongrois agit comme l'Allemand agit sur la Bohême) étaient les foyers de ce que, sur le continent européen, on appelle le Panslavisme. Ni la Bohême, ni la Croatie, n'étaient assez fortes pour exister comme nations autonomes. Leurs nationalités respectives, minées peu à peu par des causes historiques, grâce auxquelles elles sont fatalement absorbées par des races plus énergiques, ne pouvaient espérer recouvrer quelque indépendance que par l'alliance avec d'autres nations slaves. Il y avait 22 millions de Polonais, 45 millions de Russes, 8 millions de Serbes et de Bulgares : pourquoi ne pas former une puissante confédération des 80 millions de Slaves, et repousser et exterminer l'intrus sur le sol slave sacré, le Turc, le Hongrois et par dessus tout, le détesté, mais indispensable Niemetz, l'Allemand ?
C'est ainsi que fut élaboré dans les cabinets de travail de quelques Slaves, dilettanti en science historique, ce mouvement absurde et anti-historique, mouvement qui ne prétendait à rien moins qu'à soumettre l'occident civilisé à l'orient barbare, la ville à la campagne, le commerce, la manufacture, l'intelligence à l'agriculture primitive des serfs slaves. Mais derrière cette grotesque théorie se dressait la terrible réalité de l'empire russe ; de l'empire qui par chacun de ses mouvements émet la prétention de considérer toute l'Europe comme le domaine de la race slave, et spécialement de la seule partie énergique de cette race, des Russes ; de l'empire qui, avec deux capitales telles que St-Pétersbourg et Moscou, n'aura pas trouvé son centre de gravité aussi longtemps que la « Cité du Czar » (Constantinople, en russe Tzarigrad,la cité du czar), considérée par tout paysan russe comme la véritable métropole de sa religion et de sa nation, ne sera pas effectivement la résidence de son empereur ; de l'empire qui, pendant les derniers 150 ans n'a jamais perdu, mais toujours gagné du territoire dans toutes les guerres qu'elle a entreprises. Et bien connues dans l'Europe centrale sont les intrigues de la politique russe pour soutenir le système panslaviste de la dernière mode, et qui mieux que tout autre système imaginable remplissait son but. Les Panslavistes bohémiens et croates travaillaient donc, les uns délibérément, les autres inconsciemment, dans l'intérêt direct de la Russie ; ils trahissaient la cause révolutionnaire pour l'ombre d'une nationalité qui, dans le meilleur cas, aurait subi le sort de la nationalité polonaise sous la domination russe. Toutefois, il convient de dire pour l'honneur des Polonais, qu'ils ne se sont jamais laissé sérieusement prendre à ces pièges panslavistes ; et si un petit nombre d'aristocrates étaient des Panslavistes enragés, c'est qu'ils savaient qu'ils avaient moins à perdre par leur sujétion à la Russie que par une révolte de leurs propres paysans asservis. Les Bohémiens et les Croates convoquèrent alors un congrès slave à Prague, à l'effet de préparer l'alliance slave universelle. Ce congrès eut été un fiasco même sans l'intervention de la force armée autrichienne. Les différentes langues slaves se distinguent entre elles tout autant que l'anglais, l'allemand et le suédois, et à l'ouverture des débats il n'y avait pas de langue slave commune qui permît aux orateurs de se faire comprendre. On essaya du français, mais le français, non plus, n'était pas intelligible pour la majorité ; et les pauvres enthousiastes slaves, dont l'unique sentiment commun était une commune haine des Allemands, furent obligés, en définitive, de s'exprimer en cette langue allemande si détestée, parce qu'elle était la seule généralement comprise. Or, à la même heure, un autre congrès slave se réunissait à Prague, sous la forme d'uhlans galliciens, de grenadiers croates et slaves, d'artilleurs et de cuirassiers bohémiens ; et ce véritable congrès slave, armé, sous le commandement de Windischgrätz1, en moins de 24 heures chassa hors de la ville les fondateurs d'une suprématie slave imaginaire et les dispersa à tous les vents.
Les députés bohémiens, moraves, dalmates et une partie (l'aristocratie) des députés polonais au Reichstag d'Autriche combattaient systématiquement, dans cette assemblée, l'élément allemand. Les Allemands et les Polonais (la noblesse appauvrie) étaient dans l'assemblée les principaux représentants du progrès révolutionnaire. La masse des députés slaves qui leur faisaient opposition ne se contentèrent pas d'avoir ainsi fait montre des tendances réactionnaires de leur mouvement tout entier, mais ils étaient assez dégradés pour intriguer et conspirer avec ce même gouvernement autrichien qui avaient dispersé leur réunion à Prague. Ils reçurent, eux aussi, la récompense de leur infamie ; après avoir soutenu le gouvernement pendant l'insurrection d'octobre, 1848, laquelle leur assurait enfin une majorité dans le Reichstag, celui-ci, dès lors presque entièrement un Reichstag slave, fut dispersé par les soldats autrichiens tout comme le congrès de Prague, et les Panslavistes furent menacés de la prison au cas où ils bougeraient de nouveau. Et tout ce qu'ils ont obtenu, c'est que la nationalité slave est présentement menacée partout par la centralisation autrichienne, résultat qu'ils ne doivent qu'à leur propre fanatisme et aveuglément.
Si les frontières de la Hongrie et de l'Allemagne eussent été contestables, il y aurait certes eu là une nouvelle brouille. Mais heureusement il n'existait point de prétexte, et les intérêts des deux nations étant intimement liés, elles luttèrent contre les mêmes ennemis, c'est-à-dire le gouvernement autrichien et le fanatisme slave. La bonne entente ne fut pas troublée un seul instant. Cependant, la révolution italienne impliquait une partie du moins de l'Allemagne dans une guerre meurtrière ; et pour prouver à quel point le système de Metternich avait réussi à arrêter l'essor de l'esprit public, il convient de faire remarquer que pendant les premiers six mois de 1848, les mêmes hommes, qui à Vienne étaient montés sur les barricades, allèrent pleins de fougue rejoindre l'armée qui combattait contre les patriotes italiens. Cette déplorable confusion d'idées ne fut cependant pas de longue durée. Enfin, il y avait la guerre avec le Danemark au sujet de Schleswig et de Holstein. Ces pays, incontestablement allemands par leur nationalité leur langue et leurs prédilections, sont nécessaires aussi à l'Allemagne pour son développement militaire, maritime et commercial. Depuis trois ans leurs habitants soutenaient une âpre lutte contre l'envahissement danois. De plus, ils avaient pour eux les traités politiques conclus. La révolution de mars les mit aux prises avec les Danois, et l'Allemagne les soutint. Mais tandis qu'en Pologne, en Italie, en Bohême, et plus tard en Hongrie, on poussa les opérations militaires avec une vigueur extrême, dans cette guerre-ci, la seule populaire, la seule révolutionnaire, partiellement tout au moins, on adopta un système de marches et de contremarches inutiles, et on accepta l'intervention de la diplomatie étrangère, qui fit qu'on aboutit, après nombre d'engagements héroïques, à une fin lamentable. Pendant la guerre le gouvernement allemand trahissait l'armée révolutionnaire de Schleswig-Holstein. C'est à dessein qu'il permettait aux Danois de la passer au fil de l'épée, une fois qu'elle était disséminée ou divisée. Le corps des volontaires allemands fut traité de même.
Mais tandis que de la sorte le nom allemand ne récoltait de tous côtés que colère et haine, les gouvernements constitutionnels et libéraux se frottaient les mains de joie. Ils avaient réussi à écraser les mouvements polonais et bohémiens. Partout ils avaient rallumé les vieilles animosités nationales qui jusqu'alors avaient empêché toute entente et toute action communes entre Allemands. Polonais et Italiens. Ils avaient habitué le peuple à des scènes de guerre civile et à la répression par le militaire. L'armée prussienne et l'armée autrichienne, la première en Pologne, la seconde à Prague, avaient repris confiance ; et pendant qu'on dirigeait le « trop-plein patriotique » (comme dit Heine) de la jeunesse, révolutionnaire, mais de vue courte, sur le Schleswig et la Lombardie pour se faire écraser par la mitraille de l'ennemi, l'armée régulière, l'instrument réellement efficace pour la Prusse comme pour l'Autriche, était mise à même de reconquérir la faveur publique par ses victoires à l'extérieur. Mais, encore une fois, ces armées, renforcées par les libéraux comme un moyen d'action contre le parti avancé, n'eurent pas plutôt retrouvé dans une certaine mesure leur assurance et leur discipline, qu'elles se retournèrent contre les libéraux et rétablirent au pouvoir les hommes de l'ancien régime.
Quand Radetzky, dans son camp d'au-delà de l'Adige, reçut les premiers ordres des « ministres responsables » de Vienne, il s'écria : « Quels sont ces ministres ? Ils ne sont pas le gouvernement d'Autriche ; l'Autriche, à cette heure, n'existe pas hors de mon camp ; moi et mon armée, nous sommes l'Autriche. Quand nous aurons battu les Italiens, nous reconquerrons l'empire pour l'empereur ».
Et le vieux Radetzky avait raison ; mais les imbéciles « ministres responsables » ne prirent pas garde à lui.
Notes
1 Maréchal autrichien (note de la MIA).