1848

1848 : le prolétariat apparait dans l'Histoire en tant que force indépendante. Engels commente au jour le jour dans la Nouvelle Gazette Rhénane
Publication en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Les journées de juin 1848

Friedrich Engels

Le 25 juin

Chaque jour, la violence, l'acharnement, la fureur de la lutte ont grandi. La bourgeoisie est devenue de plus en plus fanatique contre les insurgés au fur et à mesure que ses brutalités la conduisaient moins vite au but, qu'elle se lassait davantage dans la lutte, la garde de nuit et le bivouac, et qu'elle se rapprochait enfin de sa victoire.

La bourgeoisie a proclamé les ouvriers non des ennemis ordinaires, que l'on vainc, mais des ennemis de la société, que l'on extermine. Les bourgeois ont répandu l'assertion absurde que, pour les ouvriers qu'ils avaient eux-mêmes acculés de force à l'insurrection, il ne s'agissait que de pillage, d'incendie et d'assassinat, que c'était une bande de brigands qu'il fallait abattre comme des bêtes sauvages. Et, cependant, les insurgés avaient occupé pendant trois jours une grande partie de la ville et s'y étaient comportés d'une façon tout à fait convenable. S'ils avaient employé les mêmes moyens violents que les bourgeois et les valets des bourgeois commandés par Cavaignac, Paris serait en ruines, mais ils auraient triomphé.

La façon barbare dont les bourgeois procédèrent dans cette lutte ressort de tous les faits isolés. Sans parler de la mitraille, des obus, des fusées incendiaires, il est établi qu'on ne fit aucun quartier dans la plupart des barricades prises d'assaut. Les bourgeois abattirent sans exception tout ce qu'ils trouvèrent devant eux. Le 24 au soir, plus de 50 insurgés prisonniers furent fusillés sans autre forme de procès dans l'avenue de l'Observatoire. « C'est une guerre d'extermination », écrit un correspondant de L'Indépendance belge, qui est elle-même une feuille bourgeoise. Sur toutes les barricades on croyait que tous les insurgés sans exception seraient massacrés. Lorsque La Rochejaquelein déclara à l'Assemblée nationale qu'il fallait faire quelque chose pour contrecarrer cette croyance, les bourgeois ne le laissèrent pas achever et firent un tel vacarme que le président dut se couvrir et interrompre la séance. Lorsque M. Sénard lui-même voulut prononcer plus tard (voir plus loin la séance de l'Assemblée) quelques paroles hypocrites de douleur et de conciliation, le vacarme recommença. Les bourgeois ne voulaient pas entendre parler de modération. Même au risque de perdre une partie de leur fortune par le bombardement, ils étaient résolus à en finir une fois pour toutes avec les ennemis de l'ordre, les brigands, incendiaires et communistes.

Avec cela, ils n'avaient même pas l'héroïsme que leurs journaux s'efforcent de leur attribuer. De la séance d'aujourd'hui de l'Assemblée nationale, il ressort que lorsque l'insurrection éclata, la garde nationale fut consternée d'effroi; des informations de tous les journaux des nuances les plus diverses, il ressort clairement, malgré toutes les phrases pompeuses, que le premier jour, la garde nationale parut en faible nombre, que le second et le troisième jour, Cavaignac dut les faire arracher de leur lit et mener au feu par un caporal et quatre hommes. La haine fanatique des bourgeois contre les ouvriers insurgés n'était pas à même de surmonter leur lâcheté naturelle.

Les ouvriers, par contre, se sont battu avec une bravoure sans pareille. De moins en moins en mesure de remplacer leurs pertes, de plus en plus refoulés par des forces supérieures, pas un instant ils ne montrèrent de lassitude. Dès le 25 au matin, ils ont dû reconnaître que les chances de la victoire tournaient nettement contre eux. De nouvelles troupes arrivaient par masses successives de toutes les régions; la garde nationale de la banlieue, celle des villes plus éloignées, venaient en gros détachements à Paris. Les troupes de ligne qui se battaient s'élevaient, le 25, à plus de 40 000 hommes, plus que la garnison ordinaire; à cela s'ajoutait la garde mobile avec de 20 à 25 000 hommes; puis la garde nationale de Paris et des autres villes. De plus, encore plusieurs milliers d'hommes de la garde républicaine. Toutes les forces armées qui entrèrent en action contre l'insurrection s'élevaient, le 25, certainement de 150 000 à 200 000 hommes; les ouvriers en avaient tout au plus le quart, ils avaient moins de munitions, absolument aucune direction militaire et point de canons utilisables. Mais ils se battirent en silence et désespérément contre des forces énormément supérieures. C'est par masses successives qu'elles avançaient dans les brèches faites par l'artillerie lourde dans les barricades; les ouvriers les accueillaient sans pousser un cri et ils luttaient partout jusqu'au dernier homme avant de laisser tomber une barricade entre les mains des bourgeois. A Montmartre, les insurgés criaient aux habitants : « Ou bien nous serons mis en pièces, ou c'est nous qui mettrons les autres en pièces; mais nous ne céderons pas, et priez Dieu que nous soyons vainqueurs, car, sinon nous brûlerons tout Montmartre. » Cette menace qui ne fut pas même mise à exécution, est taxée naturellement de « projet abominable », alors que les obus et les fusées incendiaires de Cavaignac sont des « mesures militaires habiles » qui provoquent l'admiration de tous !

Le 25 au matin, les insurgés occupaient les positions suivantes : le Clos Saint-Lazare, les faubourgs Saint-Antoine et du Temple, le Marais et le quartier Saint-Antoine.

Le Clos Saint-Lazare (d'un ancien monastère) est une grande étendue de terrain en partie bâtie, en partie couverte seulement de maisons inachevées, de rues tracées, etc. La gare du Nord se trouve exactement en son milieu. Dans ce quartier riche en bâtisses inégalement disposées et qui renferme en outre quantité de matériaux de construction les insurgés avaient construit une forteresse formidable.

L'hôpital Louis-Philippe, en construction, était leur centre; ils avaient élevé des barricades redoutables que les témoins oculaires décrivent comme tout à fait imprenables. Derrière, se trouvait le mur de la ceinture de la ville, cerné et occupé par eux. De là, leurs retranchements allaient jusqu'à la rue Rochechouart ou dans les alentours des barrières. Les barrières de Montmartre étaient fortement défendues; Montmartre était complètement occupé par eux. Quarante canons, tonnant contre eux depuis deux jours, ne les avaient pas encore réduits.

On tira de nouveau toute la journée avec 40 canons sur ces retranchements; finalement, à 6 heures du soir, les deux barricades de la rue Rochechouart furent prises et bientôt après le Clos Saint-Lazare succombait aussi.

Sur le boulevard du Temple, la garde mobile prit à 10 heures du matin plusieurs maisons d'où les insurgés envoyaient leurs balles dans les rangs des assaillants. Les « défenseurs de l'ordre » avaient avancé à peu près jusqu'au boulevard des Filles-du-Calvaire. Sur ces entrefaites, les insurgés furent refoulés de plus en plus loin dans le faubourg du Temple, le canal Saint-Martin occupé par endroits et de là, ainsi que du boulevard, l'artillerie canonnait fortement les rues assez larges et droites. Le combat fut d'une violence extraordinaire. Les ouvriers savaient très bien qu'on les attaquait là au cœur de leurs positions. Il se défendaient comme des forcenés. lis reprirent même des barricades dont on les avait déjà délogés. Mais, après une longue lutte, ils furent écrasés par la supériorité du nombre et des armes. Les barricades succombèrent l'une après l'autre; à la tombée de la nuit, non seulement le faubourg du Temple était pris, mais aussi, au moyen du boulevard et du canal, les abords du faubourg Saint-Antoine et plusieurs barricades de ce faubourg.

A l'Hôtel de ville, le général Duvivier faisait des progrès lents, mais réguliers. Des quais, il prit de flanc les barricades de la rue Saint-Antoine, en même temps qu'il canonnait l'île Saint-Louis et l'ancienne île Louvier avec des pièces lourdes. On se battit là également avec un grand acharnement, mais on manque de détails sur cette lutte dont on sait seulement qu'à 4 heures la mairie du IX° arrondissement ainsi que les rues avoisinantes furent prises, que les barricades de la rue Saint-Antoine furent emportées d'assaut l'une après l'autre et que le pont de Damiette qui donnait accès dans l'île Saint-Louis fut pris, A la tombée de la nuit, les insurgés y étaient partout refoulés et tous les accès de la place de la Bastille dégagés.

Ainsi, les insurgés étaient rejetés de toutes les parties de la ville, à l'exception du faubourg Saint-Antoine. C'était leur position la plus forte. Les nombreux accès de ce faubourg, le vrai foyer de toutes les insurrections parisiennes, étaient couverts avec une habileté particulière, Des barricades obliques, se couvrant mutuellement les unes les autres, encore renforcées par le feu croisé des maisons, constituaient un redoutable front d'attaque. Leur assaut aurait coûté une énorme quantité d'existences.

Devant ces retranchements campaient les bourgeois, ou plutôt leurs valets. La garde nationale avait fait peu de choses ce jour-là, C'est la ligne et la garde mobile qui avaient accompli la plus grande partie de la besogne; la garde nationale occupait les quartiers calmes et les quartiers conquis.

C'est la garde républicaine et la garde mobile qui se sont comportées le plus mal. La garde républicaine, réorganisée et épurée comme elle l'était, se battit avec un grand acharnement contre les ouvriers gagnant contre eux ses éperons de garde municipale républicaine.

La garde mobile qui est recrutée, dans sa plus grande partie, dans le lumpen-prolétariat parisien, s'est déjà beaucoup transformée, dans le peu de temps de son existence, grâce à une bonne solde, en une garde prétorienne de tous les gens au pouvoir. Le lumpen-prolétariat organisé a livré, sa bataille au prolétariat travailleur non organisé. Comme il fallait s'y attendre, il s'est mis au service de la bourgeoisie, exactement comme les lazaroni à Naples se sont mis à la disposition de Ferdinand. Seuls, les détachements de la garde mobile qui étaient composés de vrais ouvriers passèrent de l'autre côté.

Mais comme tout le remue-ménage actuel à Paris semble méprisable quand on voit comment ces anciens mendiants, vagabonds, escrocs, gamins et petits voleurs de la garde mobile que tous les bourgeois traitaient en mars et en avril de bande de brigands capables des actes les plus répréhensibles, de coquins qu'on ne pouvait supporter longtemps, sont maintenant choyés, vantés, récompensés, décorés parce que ces « jeunes héros », ces « enfants de Paris » dont la bravoure est incomparable, qui escaladent les barricades avec le courage le plus brillant, etc., parce que ces étourdis de combattants des barricades de Février tirent maintenant tout aussi étourdiment sur le prolétariat travailleur qu'ils tiraient auparavant sur les soldats, parce qu'ils se sont laissé soudoyer pour massacrer leurs frères à raison de 30 sous par jour ! Honneur à ces vagabonds soudoyés, parce que pour 30 sous par jour ils ont abattu la partie la meilleure, la plus révolutionnaire des ouvriers parisiens !

La bravoure avec laquelle les ouvriers se sont battu est vraiment admirable. Trente à quarante mille ouvriers qui tiennent trois jours entiers contre plus de quatre-vingt mille hommes de troupe et cent mille hommes de garde nationale, contre la mitraille, les obus et les fusées incendiaires, contre la noble expérience guerrière de généraux qui n'ont pas honte d'employer les moyens algériens ! Ils ont été écrasés et, en grande partie, massacrés. On ne rendra pas à leurs morts les honneurs comme aux morts de Juillet et de Février; mais l'histoire assignera une tout autre place aux victimes de la première bataille rangée décisive du prolétariat.

(Neue Rheinische Zeitung, 29 juin 1848, nº 29, p. 1-2.)


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