1848

1848 : le prolétariat apparait dans l'Histoire en tant que force indépendante. Engels commente au jour le jour dans la Nouvelle Gazette Rhénane
Publication en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Les journées de juin 1848

Friedrich Engels

Le 24 juin

Toute la nuit, Paris fut militairement occupé. De forts piquets de troupes se tenaient sur les places et sur les boulevards.

A 4 heures du matin retentit la générale. Un officier et plusieurs hommes de la garde nationale entrèrent dans toutes les maisons pour y aller chercher les gardes de leur compagnie qui ne s'étaient pas présentés volontairement.

Vers le même moment, le grondement du canon retentit à nouveau, avec plus de violence, aux environs du pont Saint-Michel, point de liaison des insurgés de la rive gauche et de la Cité. Le général Cavaignac, revêtu ce matin-là de la dictature, brûle d'envie de l'exercer contre l'émeute. La veille, on n'avait employé l'artillerie qu'exceptionnellement et on ne tirait le plus souvent qu'à mitraille; mais, aujourd'hui, on poste sur tous les points de l'artillerie, non seulement contre les barricades, mais aussi contre les maisons; on tire non seulement à mitraille, mais à boulets de canon avec des obus et avec des fusées incendiaires.

Dans le haut du faubourg Saint-Denis, un violent combat commença le matin. Les insurgés avaient occupé dans le voisinage de la gare du Nord une maison en construction et plusieurs barricades. La première légion de la garde nationale attaqua sans remporter toutefois d'avantage quelconque. Elle épuisa ses munitions et eut près de cinquante morts et blessés. A peine put-elle conserver sa position jusqu'à l'arrivée de l'artillerie (vers 10 heures) qui rasa la maison et les barricades. Les troupes réoccupèrent la ligne du chemin de fer du Nord. La lutte dans toute cette contrée (appelée Clos Saint-Lazare et que la Kölnische Zeitung transforme en « Cour Saint-Lazare ») se poursuivit cependant encore longtemps et fut menée avec un grand acharnement. « C'est une véritable boucherie », écrit le correspondant d'une feuille belge. Aux barrières Rochechouart et Poissonnière s'élevèrent de fortes barricades; le retranchement près de la rue Lafayette fut rétabli également et ne céda que l'après-midi aux boulets de canon.

Dans les rues Saint-Martin, Rambuteau et du Grand-Chantier, les barricades ne purent être prises également qu'à l'aide des canons.

Le café Cuisinier, en face du pont Saint-Michel, a été démoli par les boulets de canon.

Mais le combat principal eut lieu l'après-midi vers trois heures sur le quai aux Fleurs où le célèbre magasin de confections « A la Belle Jardinière » fut occupé par 600 insurgés et transformé en forteresse. L'artillerie et l'infanterie de ligne attaquent. Un coin du mur démoli s'écroule avec fracas. Cavaignac qui y commande le feu lui-même invite les insurgés à se rendre, sinon il les fera tous passer au fil de l'épée. Les insurgés s'y refusent. La canonnade reprend et, finalement, on y jette des fusées incendiaires et des obus. La maison est complètement démolie; 80 insurgés gisent sous les décombres.

Dans le faubourg Saint-Jacques, aux alentours du Panthéon, les ouvriers s'étaient également retranchés de tous les côtés. Il fallut assiéger chaque maison comme à Saragosse. Les efforts du dictateur Cavaignac pour prendre d'assaut ces maisons furent si vains que le brutal soldat d'Algérie déclara qu'il y ferait mettre le feu si les occupants ne se rendaient pas.

Dans la Cité, des jeunes filles tiraient des fenêtres sur les soldats et la garde civile. Il fallut, là aussi, faire agir les obusiers pour obtenir le moindre résultat.

Le 11° bataillon de garde mobile qui voulait passer du côté des insurgés, fut massacré par les troupes de la garde nationale. C'est du moins ce qu'on dit.

Vers midi, l'insurrection avait nettement l'avantage. Tous les faubourgs, les Batignolles, Montmartre, La Chapelle et La Villette, bref toute la limite extérieure de Paris, depuis les Batignolles jusqu'à la Seine, et la plus grande moitié de la rive gauche de la Seine étaient entre ses mains. Ils s'y étaient emparés de 13 canons qu'ils n'utilisèrent pas. Au centre, ils arrivaient dans la Cité et dans la partie basse de la rue Saint-Martin sur l'Hôtel de ville qui était couvert par des masses de troupes. Mais cependant, déclara Bastide à la Chambre, il sera pris dans une heure peut-être par les insurgés, et c'est dans la stupeur provoquée par cette nouvelle que la dictature et l'état de siège furent décidés. A peine en fut-il pourvu, que Cavaignac recourut aux moyens les plus extrêmes, les plus brutaux, comme jamais encore on ne les avait utilisés dans une ville civilisée, comme Radetzky lui-même hésita à les employer à Milan. Le peuple fut de nouveau magnanime. S'il avait riposté aux fusées incendiaires et aux obusiers par l'incendie, il eût été victorieux le soir. Mais il se garda d'utiliser les mêmes armes que ses adversaires.

Les munitions des insurgés se composaient le plus souvent de coton-poudre qui était fabriqué en grandes quantités dans le faubourg Saint-Jacques et dans le Marais. Sur la place Maubert était installé un atelier pour fondre les balles.

Le gouvernement recevait continuellement des renforts. Durant toute la nuit, des troupes arrivèrent à Paris; la garde nationale de Pontoise, Rouen, Meulan, Mantes, Amiens, Le Havre arriva; des troupes vinrent d'Orléans, de l'artillerie et des pionniers d'Arras et de Douai, un régiment vint d'Orléans. Le 24 au matin, 500 000 cartouches et 12 pièces d'artillerie de Vincennes entrèrent dans la ville; les cheminots de la ligne de chemin de fer du Nord, d'ailleurs, ont arraché les rails entre Paris et Saint-Denis pour qu'aucun renfort n'arrive plus.

C'est avec ces forces conjuguées et cette brutalité inouïe qu'on parvint l'après-midi du 24 à refouler les insurgés.

La fureur avec laquelle la garde nationale se battit et la grande conscience qu'elle avait qu'il y allait de son existence dans ce combat, apparaissent dans le fait que, non seulement Cavaignac, mais la garde nationale elle-même voulait mettre le feu à tout le quartier du Panthéon !

Trois points étaient désignés comme les quartiers principaux des troupes assaillantes : la porte Saint-Denis où commandait le général Lamoricière, l'Hôtel de ville où se tenait le général Duvivier avec 14 bataillons, et la place de la Sorbonne d'où le général Damesme luttait contre le faubourg Saint-Jacques.

Vers midi, les abords de la place Maubert furent pris et la place elle-même cernée. A une heure, la place succombait. Cinquante hommes de la garde mobile y tombèrent ! Vers le même moment, le Panthéon, après une canonnade longue et violente, était pris ou plutôt livré. Les quinze cents insurgés qui y étaient retranchés, capitulèrent - probablement à la suite de la menace de M. Cavaignac et des bourgeois, écumant de rage, de livrer tout le quartier aux flammes.

Vers le même moment, les « défenseurs de l'ordre » avançaient de plus en plus sur les boulevards et prenaient les barricades des rues avoisinantes. Dans la rue du Temple, les ouvriers étaient refoulés jusqu'au coin de la rue de la Corderie; dans la rue Boucherat on se battait encore, également de l'autre côté du boulevard, dans le faubourg du Temple. Dans la rue Saint-Martin retentissaient encore des coups de fusil isolés; à la pointe Sainte-Eustache une barricade tenait encore.

Le soir, vers 7 heures, on amena au général Lamoricière deux bataillons de la garde nationale d'Amiens qu'il employa aussitôt à cerner les barricades derrière le Château d'Eau. A ce moment, le faubourg Saint-Denis était calme et libre; il en était de même de presque toute la rive gauche de la Seine. Les insurgés étaient cernés dans une partie du Marais et du faubourg Saint-Antoine. Cependant, ces deux quartiers sont séparés par le boulevard Beaumarchais et le canal Saint-Martin situé derrière, et celui-ci était libre pour la troupe.

Le général Damesme, commandant de la garde mobile, fut atteint, près de la barricade de la rue de l'Estrapade, par une balle à la cuisse. La blessure n'est pas dangereuse. Les représentants Bixio et Dornès ne sont pas non plus blessés aussi dangereusement qu'on le croyait au début.

La blessure du général Bedeau est également légère.

A 9 heures, le faubourg Saint-Jacques et le faubourg Saint-Marceau étaient pour ainsi dire pris. Le combat avait été d'une violence exceptionnelle. C'est le général Bréa qui y commandait maintenant.

Le général Duvivier à l'Hôtel de ville avait eu moins de succès. Cependant, les insurgés y avaient été aussi refoulés.

Le général Lamoricière, malgré une violente résistance, avait dégagé les faubourgs Poissonnière, Saint-Denis et Saint-Martin jusqu'aux barrières. Les ouvriers ne tenaient encore que dans le Clos Saint-Lazare; ils s'étaient retranchés dans l'hôpital Louis-Philippe.

Cette même nouvelle fut communiquée par le président de l'Assemblée nationale à 9 heures et demie du soir. Cependant, il lui fallut se rétracter plusieurs fois. Il avoua que l'on tirait encore beaucoup de coups de feu dans le faubourg Saint-Martin.

L'état de choses dans la soirée du 24 était donc le suivant :

Les insurgés tenaient encore environ la moitié du terrain qu'ils occupaient le matin du 23. Ce terrain représentait la partie est de Paris, les faubourgs Saint-Antoine, du Temple, Saint-Martin et le Marais. Le Clos Saint-Lazare et quelques barricades au Jardin des Plantes formaient leurs postes avancés.

Tout le reste de Paris était dans les mains du gouvernement.

Ce qui frappe le plus dans ce combat désespéré, c'est la fureur avec laquelle se battaient les « défenseurs de l'ordre ». Eux, qui, auparavant, avaient des nerfs si sensibles pour chaque goutte de « sang bourgeois », qui avaient même des crises de sentimentalité à propos de la mort des gardes municipaux du 24 février, ces bourgeois abattent les ouvriers comme des animaux sauvages. Dans les rangs de la garde nationale, à l'Assemblée nationale, pas un mot de compassion, de conciliation, pas de sentimentalité d'aucune sorte, mais bien une haine qui éclate avec violence, une fureur froide contre les ouvriers insurgés. La bourgeoisie mène avec une claire conscience une guerre d'extermination contre eux. Qu'elle soit pour l'instant victorieuse ou qu'elle ait immédiatement le dessous, les ouvriers exerceront contre elle une terrible vengeance. Après une lutte comme celle des trois journées de Juin, seul, le terrorisme est encore possible, qu'il soit exercé par l'un ou l'autre des partis.

Nous communiquons encore quelques passages d'une lettre d'un capitaine de la garde républicaine sur les événements des 23 et 24 :

« Je vous écris au crépitement des mousquets, au grondement des canons. A deux heures, nous avons pris à la pointe du pont Notre-Dame trois barricades; plus tard, nous marchâmes sur la rue Saint-Martin et nous la traversâmes dans toute sa longueur. Arrivés au boulevard, nous constatons qu'il est abandonné et désert, comme à deux heures du matin. Nous remontons le faubourg du Temple; avant d'arriver à la caserne, nous faisons halte. A deux cents pas plus loin, s'élève une formidable barricade, appuyée par plusieurs autres et défendue par 2000 hommes environ. Nous parlementons avec eux pendant deux heures. Vainement ! Vers six heures arrive enfin l'artillerie; alors les insurgés ouvrent les premiers le feu.
« Les canons répondent et, jusqu'à neuf heures, le grondement des pièces fait voler en éclats les fenêtres et les tuiles; c'est un feu épouvantable. Le sang coule à torrents en même temps qu'éclate un orage terrible. A perte de vue le pavé est rougi de sang. Mes gens tombent sous les balles des insurgés; ils se défendent comme des lions. Vingt fois nous marchons à l'assaut, vingt fois nous sommes repoussés. Le nombre des morts est immense, le nombre des blessés encore beaucoup plus grand. A neuf heures, nous prenons la barricade à la baïonnette. Aujourd'hui (24 juin) à trois heures du matin, nous sommes encore sur pied. L'artillerie tonne continuellement. Le Panthéon est le centre. Je suis à la caserne. Nous gardons les prisonniers que l'on amène à chaque instant. Il y a beaucoup de blessés parmi eux. Certains sont fusillés immédiatement. Sur 112 de mes hommes, j'en ai perdu 53. »

(Neue Rheinische Zeitung, 28 juin 1848, nº 28, p. 2.)


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