Le régime basé sur la dualité de pouvoir était un régime de crise permanente allant en s'approfondissant. Alors que le tonnerre de la révolution avait éveillé des millions d'êtres, la procrastination devenait intolérable. Dans une période révolutionnaire, plus que dans toute autre, les masses ne peuvent pas tolérer de divorce entre les paroles et les actes. Soulevé enfin, après des siècles, le peuple ne va pas attendre patiemment et passivement que les dirigeants de compromis donnent satisfaction à leur besoin de pain, de terre, de paix, et de liberté pour les nationalités opprimées.
Le 18 juin, Kérensky lança une offensive militaire contre l'Allemagne et l'Autriche. La bourgeoisie et l'état-major espéraient que cela permettrait d'unifier un peuple profondément divisé derrière un objectif national. Comme nous l'avons vu, Kérensky annonça l'offensive en fanfare, devant les troupes concernées. Le 18 juin, des unités des Septième et Onzième Armées russes du front Sud-Ouest avancèrent à l'attaque en direction de Lvov, tenue par les Autrichiens.
L'offensive fut annoncée officiellement à Pétrograd le 19 juin. Le jour suivant, plusieurs régiments en garnison dans la capitale reçurent l'ordre de se préparer à marcher vers le front. Le Premier Régiment de mitrailleurs se vit ordonner de fournir cinq cents mitrailleuses sous huitaine, et fut l'objet le 21 juin d'un « plan de réorganisation » aux termes duquel deux tiers de ses effectifs devaient être envoyés au front. Cela mit en rage les soldats qui se souvenaient des promesses du Gouvernement provisoire selon lesquelles les unités ayant participé à la Révolution de Février ne seraient ni désarmées ni éloignées de Pétrograd. Les mitrailleurs firent savoir clairement qu'ils avaient décidé « de ne pas aller sur le front allemand, contre le prolétariat allemand, mais contre leurs propres ministres capitalistes ».
Le 30 juin, le régiment reçut un nouvel ordre de transfert particulièrement important d'hommes et de mitrailleuses, et il y eut des rumeurs que c'était le prélude à la dissolution du régiment. L'unité organisa une manifestation massive le 2 juillet.
Les dirigeants de l'Organisation Militaire bolchevique furent apparemment très empressés à attiser les flammes de la révolte.
Le 3 juillet, lors d'une réunion du régiment,
les soldats I.M. Golovine, I. Kazakov, K.N. Romanov, et I. Ilinsky (tous membres du collectif de l'Organisation Militaire bolchevique) se prononcèrent en faveur d'un coup d'Etat immédiat. Ilinsky promit que, comme membre de l'Organisation Militaire, il prendrait sur lui la responsabilité de mobiliser le reste de la garnison... Des soldats du Premier Mitrailleurs, porteur de mandats signés par Golovine et dans de nombreux cas par des membres de l'Organisation Militaire de l'unité se dispersèrent dans la ville et ses environs. Autant que cela puisse être déterminé, des délégations furent envoyées, entre autres, aux régiments de réserve Moskovsky, aux Grenadiers, au Premier d'Infanterie, au 180ème d'Infanterie, au Pavlovsky, à l'Ismaïlovsky, au Finliandsky, et au Petrogradsky, ainsi qu'au Sixième Bataillon du génie et à la division des autos blindées, à des usines du district de Vyborg comme Novy Parviaïnen, Novy Lessner, Russky Reno, Erikson et Baranovsky, et aux ateliers Poutilov du district de Narva. Des délégations supplémentaires furent envoyées aux installations militaires de Kronstatdt, Oranienbaum, Strelna et Peterhof. Les mitrailleurs arrivèrent en général dans des camions équipés de mitrailleuses entre 3 et 5 heures de l'après-midi, et se hâtèrent d'organiser des meetings, soit de leur propre initiative ou par l'intermédiaire des comités de régiment ou d'usine... En début de soirée, les régiments Moskovsky, 180° Infanterie de Réserve, Finliandsky, Grenadiers et Pavlovsky, de même que le Sixième Bataillon du génie, pouvaient probablement être considérés comme ayant rejoint l'insurrection. Du côté de Vyborg, les usines cessèrent le travail dès que les camions portant les mitrailleuses apparurent, et les ouvriers de beaucoup d'entre elles se munirent de leurs armes presque immédiatement. Quelque chose comme dix mille matelots en armes de Kronstadt et trente mille ouvriers de l'usine Poutilov devaient rapidement se joindre au mouvement.1
Rien de tout cela n'était du goût de Lénine.2
Pendant que les bolcheviks de base, dans le Premier Régiment de mitrailleurs et d'autres unités de l'armée, et dans les usines, de même que les dirigeants de l'Organisation Militaire bolchevique, poussaient à des manifestations armées et parlaient même de renverser le Gouvernement provisoire, Lénine répétait que ce qui était nécessaire était de continuer patiemment à gagner les ouvriers, les soldats et les paysans au bolchevisme. Le 13 juin, il écrivait :
Le prolétariat socialiste et notre parti ont besoin de tout leur sang-froid, du maximum de fermeté et de vigilance ; que les futurs Cavaignac commencent les premiers ! … Le prolétariat de Pétrograd … attendra, accumulant des forces et se préparant à la riposte, le jour où ces messieurs se décideront à passer de la parole aux actes.3
Le 21 juin, il répétait :
Ce fait général et capital – la confiance de la majorité dans la politique petite-bourgeoise des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires, politique inféodée aux capitalistes, détermine l'attitude et la conduite de notre parti.
Nous continuerons à démasquer inlassablement la politique du gouvernement, mettant résolument en garde, comme par le passé, les ouvriers et les soldats contre les espérances absurdes qu'ils pourraient placer dans des actions éparses et désorganisées.
Il s'agit d'une étape de la révolution faite par notre peuple tout entier... l'étape des illusions petites-bourgeoises et des phrases petites-bourgeoises qui camouflent le même impérialisme cynique
Cette étape, il faut la franchir. Aidons à la franchir d'une façon aussi prompte et indolore que possible. Elle débarrassera le peuple des dernières illusions petites-bourgeoises et fera passer le pouvoir à la classe révolutionnaire.4
Mais ses appels à la patience étaient de moins en moins écoutés par de nombreux cadres bolcheviks à la tête chaude. Lors d'une conférence militaire bolchevique, le 20 juin, un participant rappelait que
l'esprit dominant dans certains cercles de notre parti était qu'il n'y avait aucune raison d'attendre, que le moment était venu de prendre le pouvoir. Lénine s'éleva fermement contre de telles opinions. Pour beaucoup de participants son opinion fut reçue avec déception et même mécontentement.5
Un autre décrivit le discours de Lénine comme une « douche froide » pour les « têtes chaudes ». Voici le passage qui était dirigé contre le mouvement montant en faveur d'une insurrection immédiate :
Nous devons être particulièrement attentifs et prudents, pour ne pas être attirés dans une provocation... Un faux mouvement de notre part peut tout ruiner... Si nous étions aujourd'hui capables de prendre le pouvoir, il est naïf de penser que l'ayant pris, nous serions capables de le garder...
Quel est le poids exact de notre fraction au Soviet ? Même dans les soviets des deux capitales, pour ne pas parler des autres, nous sommes une minorité insignifiante. Et que montre ce fait ? Il ne peut pas être négligé. Il montre que la majorité des masses hésite, mais qu'elle croit encore les mencheviks et les S-R...
… pour prendre le pouvoir sérieusement (et non de manière blanquiste), le parti prolétarien doit lutter pour l'influence dans le Soviet, patiemment, sans dévier, en expliquant aux masses, jour après jour, l'erreur de leurs illusions petites-bourgeoises...
Les évènements ne doivent pas être anticipés. Le temps est de notre côté.6
Le 20 juin, le Comité de Pétersbourg se réunit en urgence pour examiner la situation. La discussion montra clairement que seule une minorité du comité était d'accord avec Lénine. D'abord, il y avait un groupe extrémiste qui était partisan du renversement immédiat du gouvernement. Un de ses membres ; I.K. Naoumov , critiqua sévèrement le parti pour « une absence de direction » et proposa que les bolcheviks adressent un ultimatum au Soviet : soit il prend le pouvoir soit les bolcheviks se verront tenus de prendre le contrôle du mouvement en cours de développement. « Nous ferons la preuve de notre propre banqueroute politique si nous évitons de passer à l'action politique... La politique temporisatrice du Comité central, disait Naoumov, ne peut tenir face aux critiques. » Parmi les autres membres du groupe d'extrême gauche se trouvaient M.I. Latsis ; I.N. Stoukov , P.A. Zaloutsky et A. Dylle.
Il y avait aussi un groupe central significatif, qui suggérait que l'action décisive contre le Gouvernement provisoire devait être reportée à quelques jours après l'inévitable échec de l'offensive du gouvernement. Les leaders de ce groupe étaient M.P. Tomsky et V.V. Volodarsky .7
Le 22 juin, une réunion informelle de quelques membres du Comité central, du Comité de Pétersbourg et de l'Organisation Militaire fut organisée. Tous les chefs d'unités de l'Organisation Militaire de Pétrograd étaient exaspérés par la ligne de retenue du Comité central. De ce point de vue, les déclarations de Sémachko, du Premier Mitrailleurs, et de Sakharov, du Premier Régiment de réserve, sont particulièrement intéressantes.
Sémachko, commandant de facto de plus de quinze mille mitrailleurs, parlait à l'évidence pour la majorité lorsqu'il déclara que le Comité central aussi bien que le Comité de Pétersbourg manquaient d'une « notion claire » des forces du parti, ajoutant : « presque toute la garnison est avec nous ». « En général, observa Sakharov, les discours des soldats se résument au fait qu'ils exigent tous des actes et sont opposés à se limiter à des résolutions. Les soldats disent qu'elles ne mènent nulle part. » Parmi les représentants des unités de l'Organisation Militaire, seul M.M. Lachévitch, vieux bolchevik et sous-officier du Premier Mitrailleurs, membre du Soviet de Pétrograd, a parlé en faveur de la position du Comité central. « Nous devons aujourd'hui être particulièrement prudents et retenus dans notre tactique, a-t-il dit, mais c'est précisément ce qui manque dans les discours de ces derniers jours. Souvent, ajouta Lachévitch non sans sarcasme, il est impossible de savoir où finit le bolchevik et où commence l'anarchiste. »8
La Pravda était le quotidien du Comité central, alors sous le contrôle direct de Lénine. La Soldatskaïa pravda était le quotidien de l'Organisation Militaire bolchevique, qui jouissait d'une quasi autonomie. Dans les derniers jours de juin et au début de juillet, les deux journaux divergeaient radicalement.
Alors que la Pravda était, au cours des journées qui suivirent le déclenchement de l'offensive, très prudente dans son approche, le ton de la Soldatskaïa pravda était vif et sans retenue. Elle ne se référait nulle part au fait que les bolcheviks avaient encore à gagner la majorité du prolétariat. Au contraire, elle appelait à l'action directe immédiate. Ainsi, à la veille des Journées de Juillet (en fait, alors que l'organisation du mouvement avait déjà commencé), à un moment où la Pravda concentrait son attention sur la campagne pour prendre le contrôle du Soviet de Pétrograd, la Soldatskaïa pravda publia en première page un article enflammé de L. Tchoubounov, qui concluait :
Camarades ! Nous en avons assez de nous sacrifier pour le bien-être de la bourgeoisie. Le temps est venu, non pas de dormir, mais d'agir. Camarades! Chassez la bourgeoisie du pouvoir, et puisqu'ils crient « guerre jusqu'à la victoire complète », qu'ils aillent tous au front, ces salauds. Nous sommes fatigués de cette horrible guerre qui a déjà pris les vies de millions d'hommes, en a transformé des millions en infirmes, et qui a apporté avec elle misère, destruction et famine à une échelle jamais vue.
Réveillez-vous, ceux qui sont endormis. Les SR et les mencheviks veulent vous tromper – je vous appelle à être prêts à tout instant à repousser la contre-révolution, qui parade sur la perspective Nevsky derrière Plékhanov et Rodzianko . Bientôt, les « Cent-Noirs » feront leur apparition, mais vous, camarades, protégerez de toutes vos forces la liberté qui a été conquise. Tout le pouvoir doit passer aux mains des ouvriers, des soldats et des paysans. Ejectez du pouvoir la bourgeoisie et tous ses sympathisants.
Tout le pouvoir aux soviets des députés ouvriers et soldats !9
A en croire la légende stalinienne, les bolcheviks, à de rares exceptions près, ont toujours suivi la volonté de Lénine ; le parti était pratiquement monolithique. Mais rien n'est plus éloigné de la vérité. De façon répétée, Lénine a dû lutter pour gagner ses camarades. Alors qu'en avril le problème principal était de surmonter le conservatisme de la direction du parti, à la fin de juin et au début de juillet il lui a fallu faire face à l'impatience révolutionnaire des dirigeants et des militants de base.
Dans de nombreux cas, des membres du parti agirent contrairement à l'esprit des instructions du Comité central, mais sans défier ouvertement la discipline du parti. Par exemple, lors d'une réunion du Comité de Pétersbourg, le 27 août, Kalinine suggéra qu'au début de juillet les agitateurs bolcheviks, tout en paraissant retenir les masses, les avaient en fait appelées à l'action.10
De même, Nevsky , un des dirigeants de l'Organisation Militaire, pouvait écrire dans un article publié de nombreuses années après les faits :
Aujourd'hui certains camarades posent la question : qui a provoqué les évènements de Juillet – le Comité central ou l'Organisation Militaire – ou le mouvement s'est-il produit spontanément ?... Il n'est guère besoin aujourd'hui de dissimuler le fait que nous, les dirigeants responsables de l'Organisation Militaire, c'est-à-dire en particulier Podvoïsky, moi-même, Mékhonochine, Béliakov, et d'autres ouvriers actifs, par notre agitation, notre propagande, et l'énorme influence que nous avions dans les unités militaires, avons encouragé l'état d'esprit qui a provoqué la manifestation... ainsi lorsque l'Organisation Militaire, ayant appris (le 1er juillet) l'existence de la manifestation des mitrailleurs, m'envoya, comme étant peut-être l'orateur le plus populaire de l'Organisation Militaire, parler aux masses pour les convaincre de ne pas sortir, je leur ai parlé, mais de telle façon que seul un imbécile en aurait tiré la conclusion qu'il ne devait pas manifester.11
Le 4 juillet, au moins un demi-million de soldats et d'ouvriers descendirent dans la rue porteurs de banderoles où l'on pouvait lire des slogans tels que « A bas le Gouvernement provisoire », « A bas les dix ministres capitalistes », « Tout le pouvoir aux soviets des députés ouvriers et soldats ». Le Comité central convoqua Lénine, qui se reposait alors en Finlande, et le matin du 4 juillet il se rendit directement au palais Kchéchinskaïa, le quartier général des bolcheviks.
Lorsqu'une masse de marins de Kronstadt arriva et demanda à Lénine de parler, celui-ci s'exécuta, mais très brièvement. Il commença par s'excuser de ne dire que quelques mots parce qu'il était malade. Il « salua » les révolutionnaires de Kronstadt au nom des ouvriers de Pétrograd. Finalement il exprima sa « certitude que notre mot d'ordre « tout le pouvoir aux soviets » devait être et serait victorieux en dépit de tous les zigzags décrits par les chemins de l'histoire, » puis lança un appel au « sang-froid, à la fermeté et à la vigilance. »12 Le public était déçu.
Un bolchevik de Kronstadt se rappelle que, pour de nombreux marins, l'accent mis par Lénine sur la nécessité d'une manifestation pacifique était inattendu. Il écrit que non seulement les anarchistes mais aussi certains bolcheviks ne pouvaient se représenter comment une colonne d'hommes en armes, désireux de monter au combat, pouvait se limiter à une démonstration pacifique !13
La manifestation aurait facilement pu renverser le gouvernement provisoire, qui a l'époque n'avait dans la capitale aucune troupe sur laquelle il pût compter. Mais si les bolcheviks avaient pris le pouvoir, auraient-ils pu le conserver ?
Lorsqu'en octobre ils prirent finalement le pouvoir, c'est après l'insurrection que les plus grandes difficultés commencèrent. Les masses avaient besoin d'être profondément convaincues qu'il n'y avait pas d'alternative au pouvoir des bolcheviks. En juillet, même le prolétariat de Pétersbourg n'était pas prêt pour une telle épreuve. Alors qu'il était capable de prendre le pouvoir, il continuait à l'offrir au Comité exécutif des soviets. Ce n'est pas avant le 31 août que les bolcheviks furent majoritaires dans le Soviet de Pétrograd. Et même le parti n'avait pas d'idée claire sur la marche à suivre pour prendre le pouvoir. Lénine écrivit :
L'erreur réelle de notre parti, dans les journées des 3 et 4 juillet, erreur que les évènements mettent aujourd'hui en lumière, a été … de croire encore possible le développement pacifique des transformations politiques grâce à un changement de la politique des soviets, alors qu'en fait les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires étaient déjà tellement liés par leur entente avec la bourgeoisie et placés de ce fait dans une situation inextricable, la bourgeoisie était devenue si contre-révolutionnaire qu'il ne pouvait plus être question d'aucun développement pacifique.14
Si le prolétariat n'était ni sûr ni ferme, les troupes l'étaient encore moins. Le 5 juillet, lorsque la calomnie du gouvernement présentant Lénine comme un espion allemand commença à se répandre, les troupes de Pétrograd prirent leurs distances vis-à-vis des bolcheviks. La situation était encore pire dans l'armée active, où le « bolchevisme » de nombreux soldats était spontané – d'accord avec le mot d'ordre des bolcheviks, « la terre, la paix, le pain », mais ne s'identifiant aucunement avec le parti.
Les provinces se traînaient très loin derrière Pétrograd, et c'était aussi le cas de Moscou. Ainsi, pendant les Journées de Juillet,
Dans une séance du Comité moscovite des bolcheviks, il y eut des débats tumultueux : certains, appartenant à l'extrême gauche du parti, comme, par exemple, Boubnov , proposaient d'occuper la poste, le télégraphe, le central téléphonique, la rédaction de Rousskoïé Slovo, c'est-à-dire de prendre le chemin de l'insurrection. Le Comité, très modéré dans son état d'esprit général, repoussait résolument de telles propositions, estimant que les masses moscovites n'étaient pas du tout prêtes à agir ainsi. Malgré l'interdiction du Soviet, il fut néanmoins décidé d'organiser une manifestation. Vers la place Skobélev s'avancèrent des foules considérables d'ouvriers, ayan les mêmes mots d'ordre qu'à Pétrograd, mais loin d'avoir le même entrain. La garnison ne répondit point du tout avec ensemble, certains contingents donnèrent leur adhésion, un seul vint en armes.15
La majorité des ouvriers et des soldats ne répondit pas à l'appel à manifester des bolcheviks.
De loin le plus grand paradoxe des Journées de Juillet résidait dans la conscience contradictoire des masses soutenant les bolcheviks à Pétrograd même : appelant au pouvoir soviétique et nourrissant des illusions sur la possibilité que les dirigeants SR et mencheviks du Soviet prennent le pouvoir, ce qui était précisément ce qu'ils refusaient de faire. Ce paradoxe s'exprimait dans le cri d'un travailleur agitant le poing en direction de Tchernov : « Prends donc le pouvoir, f... de p..., quand on te le donne. »16
Se heurtant à la résistance armée de l'organe même auquel ils voulaient remettre le pouvoir [écrit Trotsky], les ouvriers et les soldats perdirent conscience de leur but. Du puissant mouvement des masses l'axe politique se trouva arraché.17
Lénine avait absolument raison de refuser de prendre le pouvoir au cours des Journées de Juillet, alors qu'il aurait pu le faire facilement. Il écrivait deux mois après les évènements :
Les bolcheviks auraient commis une erreur si, les 3 et 4 juillet, ils s'étaient assigné pour objectif la prise du pouvoir, car la majorité du peuple et même des ouvriers n'avait pas encore réellement fait l'expérience de la politique contre-révolutionnaire des généraux à l'armée, des grands propriétaires fonciers dans les campagnes, des capitalistes dans les villes...18
La réaction aiguillonna la révolution. Les travailleurs avaient besoin de l'expérience du coup d'Etat contre-révolutionnaire de Kornilov pour les raffermir en vue de la prise du pouvoir.
Convaincu que la manifestation armée ne devait pas se transformer en insurrection, Lénine argumenta en faveur de son annulation, une fois que les masses eurent appris de leur propre expérience qu'elle ne pouvait déboucher sur une victoire décisive. Personne ne pouvait contraindre les dirigeants SR et mencheviks du Soviet à prendre le pouvoir s'ils avaient une terreur mortelle des ouvriers et des soldats, et de la responsabilité du pouvoir. C'est pourquoi, le 5 juillet, le Comité central du Parti bolchevik sortit un tract appelant à la fin de la manifestation.
Camarades! Lundi vous êtes descendus dans la rue. Mardi vous avez décidé de continuer la manifestation. L'objet de cette manifestation était de montrer à toutes les masses laborieuses exploitées la force de nos mots d'ordre, leur poids, leur signification et leur nécessité pour la libération des peuples de la guerre, de la faim et de la ruine.
L'objet de la manifestation a été atteint. Les mots d'ordre de l'avant-garde de la classe ouvrière et de l'armée ont été proclamés de manière imposante et concluante. Les tirs sporadiques des contre-révolutionnaires sur les manifestants n'ont pas pu troubler le caractère général de la manifestation.
Camarades! En ce qui concerne la crise politique en cours, notre but a été atteint. Nous avons donc décidé de mettre fin à la manifestation. Que chacun, paisiblement et de façon organisée, mette un terme à la grève et à la manifestation.
Attendons le développement prochain de la crise. Continuons à préparer nos forces. La vie est avec nous, le cours des évènements montre la justesse de nos mots d'ordre.19
Cela dit, les dirigeants bolcheviks n'acceptèrent pas tous la nécessité de la retraite. Parmi les opposants se trouvait Latsis, qui, le soir même, dans une réunion de plusieurs membres du Comité de Pétersbourg, se fit l'avocat, au nom de Comité du district de Vyborg, d'un renouvellement de l'insurrection au moyen de la grève générale.
Lorsque des membres de la Commission exécutive du Comité de Pétersbourg rencontrèrent Lénine dans le local de garde de l'usine Renault où il avait provisoirement trouvé refuge, il fut véhément dans son opposition à la proclamation d'une grève générale. Traitant la Commission exécutive comme un groupe d'écoliers turbulents, il écrivit en son nom l'appel suivant à la reprise du travail :
La Commission exécutive du Comité de Pétersbourg du POSD(b)R, en accord avec la décision du Comité central publiée le 6 juillet dans Listok pravdy (décision également signée par le Comité de Pétersbourg), appelle les travailleurs à reprendre le travail à partir de demain, c'est à dire à compter du 7 juillet au matin.20
Une fois que la masse des soldats et des ouvriers avait organisé une manifestation armée contre la volonté du Comité central du Parti bolchevik, le parti aurait-il dû se placer en retrait ? Lénine n'avait aucun doute sur le fait qu'il ne pouvait s'abstenir, qu'il n'était pas question de se tenir éloigné des masses.
Si notre parti s'était refusé à soutenir le mouvement spontané des masses les 3 et 4 juillet, mouvement qui se produisit malgré les efforts que nous avions fait pour le contenir, cela eût été trahir manifestement et complètement le prolétariat, car le mouvement des masses naissait de l'indignation juste et légitime provoquée par la prolongation de la guerre impérialiste (c'est-à-dire d'une guerre de conquête et de rapine, faite dans l'intérêt des capitalistes) et par l'inaction du gouvernement et des soviets en présence de la bourgeoisie qui accentue et aggrave le marasme économique et la famine.21
Deux ans après les Journées de Juillet, Lénine écrivait :
Lorsque les masses luttent, les erreurs sont inévitables : les communistes, tout en voyant ces erreurs, en les expliquant aux masses, en cherchant à les rectifier, en luttant sans relâche pour la victoire de la conscience sur la spontanéité, restent avec les masses.22
Le Parti bolchevik ne pouvait pas se laver les mains de toute responsabilité pour les actes des ouvriers et des soldats. Il eût mieux valu subir la défaite avec eux que les abandonner sans direction à la vengeance sanglante des contre-révolutionnaires. Grâce au fait que le Parti bolchevik resta à sa place à la tête du mouvement, le coup porté aux masses par la réaction pendant les Journées de Juillet et après, même s'il était grave, ne fut pas mortel. Les victimes se comptèrent en dizaines et non en dizaines de milliers. La classe ouvrière émergea de la lutte plus expérimentée, plus mûre, plus sobre.
De façon claire et incisive, sans faiblir, Lénine résuma peu après les leçons des Journées de Juillet. Dans un article écrit le 7 juillet et intitulé Trois crises, il commence par comparer les trois crises politiques, celle des 20 et 21 avril, celle des 10 et 18 juin, et les 3 et 4 juillet, et met en évidence ce qu'elles ont en commun : « Mécontentement général et irrépressible, surexcitation des masses contre la bourgeoisie et son gouvernement. »
Mais ce mécontentement de masse s'est exprimé différemment dans chacune de ces occasions. Le premier mouvement, en avril, fut « impétueux et spontané, dépourvu d'organisation. » En juin, « une manifestation est décidée par les bolcheviks, qui la décommandent après l'ultimatum menaçant et l'interdiction formelle du Congrès des Soviets ; au cours de la manifestation commune du 18 juin, les mots d'ordre bolcheviks l'emportent nettement sur les autres. » « La troisième crise se développe spontanément le 3 juillet, en dépit des efforts des bolcheviks qui ont tenté de l'empêcher le 2 juillet ; elle atteint son point culminant le 4 juillet et conduit, les 5 et 6 juillet, à l'apogée de la contre-révolution. »
Enfin,
une dernière conclusion, peut-être la plus instructive, à tirer de l'examen de ces évènements considérés dans leur connexion : ces trois crises font toutes apparaître une certaine forme, nouvelle dans l'histoire de notre révolution, de manifestation d'un type plus complexe, cyclique avec montée rapide et chute brutale, caractérisé par une exacerbation de la révolution et de la contre-révolution, par « l'effacement », pour un temps plus ou moins long, des éléments intermédiaires.
Au cours de ces trois crises, le mouvement a revêtu la forme d'une manifestation. Une manifestation anti-gouvernementale : voilà quelle serait, d'un point de vue formel, la description la plus exacte des évènements. Mais cette manifestation n'était pas – et tout est là – une manifestation habituelle ; c'était beaucoup plus qu'une manifestation et moins qu'une révolution. C'était une explosion simultanée de la révolution et de la contre-révolution ; c'était « l'effacement » brusque, parfois presque soudain, des éléments intermédiaires, par suite de l'entrée en scène brutale des éléments prolétariens et bourgeois.23
Lénine tirait une autre leçon importante des Journées de Juillet : la tactique et les mots d'ordre doivent désormais être changés rapidement, en accord avec le changement général dans la situation objective.
Il est arrivé trop souvent, aux tournants brusques de l'histoire, que des partis même avancés ne puissent, pendant plus ou moins longtemps, s'assimiler la nouvelle situation et répètent des mots d'ordre justes la veille, mais qui ont perdu tout sens aujourd'hui, qui ont perdu leur sens tout aussi « soudainement » que l'histoire a « soudainement » tourné...
… Sans comprendre ce fait, il est impossible de rien comprendre aux questions essentielles du moment présent. Chaque mot d'ordre particulier doit être déduit de tout l'ensemble des caractéristiques d'une situation politique déterminée. Or, la situation politique actuelle en Russie, après le 4 juillet, est radicalement différente de la situation que nous connûmes du 27 février au 4 juillet.24
Par dessus tout, la possibilité d'un transfert pacifique du pouvoir à la classe ouvrière n'existe plus.
Le mouvement des 3 et 4 juillet fut la dernière tentative d'inciter, par une manifestation de rue, les soviets à prendre le pouvoir. Depuis ces journées, les soviets, c'est-à-dire les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks qui y détiennent la majorité, transmettent en fait le pouvoir à la contre-révolution : ils font en effet venir à Pétrograd des troupes contre-révolutionnaires, ils désarment et dissolvent les régiments révolutionnaires, ils désarment les ouvriers, ils approuvent et tolèrent l'arbitraire et la violence contre les bolcheviks, l'institution de la peine de mot sur le front, etc.25
Tous les espoirs fondés sur le développement pacifique de la révolution russe se sont à jamais évanouis. La situation objective se présente ainsi : ou la victoire complète de la dictature militaire ou la victoire de l'insurrection armée des ouvriers. Cette victoire n'est possible que si l'insurrection coïncide avec une effervescence profonde des masses contre le gouvernement et la bourgeoisie, par suite de la débâcle économique et de la prolongation de la guerre.
Le mot d'ordre « Tout le pouvoir aux soviets » fut celui du développement pacifique de la révolution qui était possible en avril, mai, juin et jusqu'aux journées du 5 au 9 juillet, c'est-à-dire jusqu'au moment où le pouvoir réel passa aux mains de la dictature militaire. Ce mot d'ordre n'est plus juste aujourd'hui...26
… le pouvoir ne peut plus être pris pacifiquement. On ne peut plus l'obtenir qu'en triomphant dans une lutte décisive de ceux qui le détiennent réellement en ce moment, à sa voir : la clique militaire, les Cavaignac appuyés par les troupes réactionnaires amenées à Pétrograd par les cadets et les monarchistes.
Les soviets n'avaient plus aucun pouvoir, disait Lénine. C'étaient « des zéros, des marionnettes. »27
Les soviets actuels ont échoué, ont fait complètement faillite, parce que les partis socialiste-révolutionnaire et menchevik y dominaient. A l'heure actuelle, ces soviets ressemblent à des moutons conduits à l'abattoir, et qui, poussés sous la hache, bêlent lamentablement. Les soviets sont maintenant débiles et impuissants en face de la contre-révolution victorieuse qui poursuit ses succès. Le mot d'ordre de la remise du pouvoir aux soviets peut être compris comme un « simple » appel réclamant la passage du pouvoir précisément aux soviets actuels ; or, tenir ce langage, lancer de semblables appels, ce serait maintenant tromper le peuple. Rien n'est plus dangereux que la tromperie.28
Torsion du bâton
La description par Lénine du changement dans la position des soviets après les Journées de Juillet était correcte. Sa compréhension réaliste du changement de la situation fut dans ce cas magnifiquement démontrée. Les preuves recueillies plus tard montrent à quel point les soviets s'étaient détériorés après les Journées de Juillet.
« Tout le travail qui passait par le canal menchevik et socialiste-révolutionnaire – écrit un bolchevik de Saratov, Antonov – perdit son sens... Dans une séance du Comité exécutif, nous en étions à bâiller jusqu'à l'inconvenance, par ennui : elle était mesquine et vide, cette parlote de socialistes-révolutionnaires et de mencheviks. »
Les soviets anémiés pouvaient de moins en moins servir d'appui à leur centre de Pétrograd. La correspondance entre Smolny et les localités était en décroissance : rien à écrire, rien à proposer ; il ne restait point de perspectives ni de tâches.29
Les soviets, étant fondamentalement une organisation vouée à la lutte pour le pouvoir, ne pouvaient subsister sans cette lutte.
Cela dit, Lénine tordit le bâton trop loin. Le Soviet ne mourut pas après les Journées de Juillet. Et la supposition souvent exprimée au Sixième Congrès du parti, selon laquelle les soviets étaient complètement impuissants, que la situation de double pouvoir était terminée, s'avéra erronée. A défaut d'autre chose, les journées de Kornilov démontrèrent que les soviets étaient toujours pleins de vie.
A la suite des Journées de Juillet, après des mois d'insistance sur la propagande lente et patiente, Lénine, dans les conditions difficiles dues à la semi-clandestinité du parti, conscient qu'un nouveau tournant vers la lutte directe serait nécessaire pour la conquête du pouvoir d'Etat, dut « tordre le bâton » pour remettre le parti en ordre de marche, et mettre l'accent sur la question cruciale du jour.
Minimiser la signification des changements après les Journées de Juillet aurait été beaucoup plus dangereux pour le bolchevisme que les exagérer. Lénine se tourna donc vers sa bonne vieille méthode de torsion du bâton...
Par dessus tout, les Journées de Juillet lui avaient enseigné une leçon très importante : pour la première fois, il estimait nécessaire que les bolcheviks prennent le pouvoir directement, et dans un avenir pas trop éloigné.
Le nouveau tournant suggéré par Lénine fut considéré en premier lieu lors d'une réunion du Comité central élargi tenue les 13 et 14 juillet, où il fut mis en minorité.30 Mais il se rattrapa au Sixième Congrès du parti, en juillet-août.31
Pourtant, comme nous le verrons, il ne remporta pas une victoire complète. Accepter le principe de l'insurrection est une chose ; être prêt à oser prendre le pouvoir dans la réalité en est une autre. Toute situation révolutionnaire est une équation aux inconnues multiples, et c'est particulièrement vrai de l'acte d'insurrection. Le conservatisme et la timidité sont en position de force dans une telle situation. Mais nous anticipons.
Notes
1 Rabinowitch, pp.146-48.
2 Toute l'histoire, absolument fascinante, des conflits entre Lénine, d'une part, et l'Organisation Militaire bolchevique, certains dirigeants du Comité de Pétersbourg et des dirigeants bolcheviks des casernes et des usines, d'autre part, est racontée de façon saisissante dans le livre d'Alexander Rabinowitch.
3 Lénine, Œuvres, vol.25, p.82.
4 Lénine, « La révolution, l'offensive et notre parti », Œuvres, vol.25, pp.116-117.
5 Rabinowitch, p.121.
6 Rabinowitch, pp.121-22.
7 Kudelli, pp.185-99.
8 Kudelli, pp.200-05 ; Rabinowitch, p.129.
9 Rabinowitch, pp.131-34.
10 Kudelli, pp.244-45.
11 Rabinowitch, pp.137-38.
13 Rabinowitch, p.184.
14 Lénine, « Projet de résolution sur la situation politique actuelle », Œuvres, vol.25, p.342.
15 Trotsky, Histoire de la révolution russe, 2. Octobre, p.84.
16 P.N. Milioukov, Istoriia vtoroi russkoi revoliutsii , Sofia 1921, vol.1, p.244.
17 Trotsky, Histoire de la révolution russe , 2. Octobre, op cit, p.78.
18 Lénine, « Projet de résolution sur la situation politique actuelle », Œuvres, vol.25, p.341.
19 Browder et Kerensky, vol.3, pp.1354-55.
20 Rabinowitch, pp.215-16.
21 Lénine, « Projet de résolution sur la situation politique actuelle », Œuvres, vol.25, p.341.
22 Lénine, « Les héros de l'Internationale de Berne », Œuvres, vol.29, p.401.
23 Lénine, « Trois crises », Œuvres, vol.25, pp.182-184.
24 Lénine, « A propos des mots d'ordre », Œuvres, vol.25, p.198.
26 Lénine, « La situation politique », Œuvres, vol.25, pp.190-191.
27 Lénine,« A propos des mots d'ordre », Œuvres, vol.25, p.203.
28 Ibid., p.205.
29 Trotsky, Histoire de la révolution russe, 2. Octobre , op cit , p.313.
30 A.M. Sovokine, « Рaсширенное совещaние ЦК РСДРП (б). 13-14 июля 1917 г. », Вопросы истории КПСС, n° 4, 1959.
31 6-й съезд РСДРП(б): Протоколы , pp.110-146.