De la même façon que Lénine avait donné une orientation aux paysans et aux soldats en les appelant à agir immédiatement en ne comptant que sur eux-mêmes, il put se relier encore plus directement et intimement aux ouvriers industriels en lutte. Alors que les paysans se battaient pour la terre et la paix, et les soldats pour la paix et la terre, le prolétariat luttait pour le contrôle ouvrier dans l'industrie, et la paix.
L'effondrement complet de la discipline dans les usines était à la fois la condition et le résultat de la situation révolutionnaire. Et ainsi la lutte pour les salaires et les conditions de travail escalada jusqu'à l'éjection des patrons et des contremaîtres détestés, et le maintien en activité d'unités que leurs propriétaires voulaient fermer. La lutte pour le contrôle ouvrier était contenue dans la victoire de la Révolution d'Octobre.
Pendant la Révolution de Février et les jours qui suivirent se mit en place à Pétrograd une organisation fiévreuse de comités d'usine. Dans toute la ville, de façons diverses et sous toute une série de noms, des comités d'ouvriers furent rapidement constitués. Aux filatures Thornton, un comité de grève constitua le noyau du comité d'usine élu le 26 février 1917, un jour avant la formation du Soviet de Pétrograd ; les ouvriers de l'usine de caoutchouc de Treugolnik et de la fabrique de tuyaux de Pétrograd choisirent leurs comités en même temps qu'ils élisaient leurs délégués au soviet ; dans d'autres entreprises, les délégués au soviet de ville ou de district servirent aussi de membres du comité d'usine, en même temps que des représentants supplémentaires des divers ateliers ; dans la vaste usine métallurgique Poutilov, le Soviet de district de Peterhof fonctionna comme comité d'usine jusqu'à la constitution d'un tel organe.
L'organisation dans l'enthousiasme des comités d'usine se répandit rapidement de la capitale aux provinces. Dès le 28 février, une filature de Moscou tint des élections simultanées pour un comité d'usine et pour les délégués au Soviet de Moscou, et pendant les trois journées suivantes d'autres comités furent formés dans les plus grandes usines. A la fin de mars, des comités d'usine avaient pris racine dans pratiquement toutes les entreprises d'une certaine taille de Moscou et des faubourgs. Cela ne prit pas longtemps avant qu'ils existent dans tous les centres industriels de la Russie d'Europe, de Minsk à Bakou, de Kiev à Ekaterinbourg, apparaissant d'abord dans les grands établissements, puis, très rapidement, prenant racine dans tous — excepté les plus petits.1
La première bataille dans laquelle furent engagés les comités d'usine fut celle de la journée de huit heures. Sur cent motions des comités d'usine dans la période du 3 au 28 mars, 51 revendiquaient la journée de huit heures.2
Le 5 mars, le Soviet de Pétrograd adopta, par 1.170 voix contre 30, une résolution appelant tous les ouvriers à reprendre le travail.3 Les travailleurs réagirent à leur façon. A Vyborg, ils préparèrent une manifestation contre la décision du soviet. Ils décidèrent qu'elle était nulle et non avenue aussi longtemps que leurs revendications pour la journée de huit heures, une augmentation de salaire, etc., n'avaient pas été satisfaites. Les grèves continuèrent à paralyser une dizaine de firmes. Le 8 mars, la Rabotchaïa Gazeta menchevique publia un appel aux grévistes, proclamant qu'ils discréditaient le soviet en ne lui obéissant pas. Le 10 mars, le journal menchevik rappelait les leçons de 1905 : ne pas précipiter les choses, être bien organisés avant de formuler des revendications. Le 14 mars, la Commission de propagande du Soviet lança un nouvel appel dans les Izvestia , en direction cette fois des ouvriers des tramways et de l'industrie des transports. « N'attendez pas lundi pour reprendre le travail, » implorait le Soviet. Il promettait d'intervenir sir les dirigeants des entreprises ne faisaient pas de concessions. Le 21 mars, dans la section ouvrière du Soviet, le menchevik Bogdanov nota que la reprise du travail se passait mal et que cette situation durerait aussi longtemps que les conditions de travail ne seraient pas améliorées. Le Soviet entreprit donc de négocier avec les patrons de la capitale. Abandonnant toute prudence, ceux-ci acceptèrent la journée de huit heures, ainsi que la formation de comités d'usine et de comités de réclamations. Des accords semblables furent conclus à Saratov et dans d'autres grandes villes de province.4
Cependant, les travailleurs ne limitaient pas leurs revendications à la journée de huit heures, des augmentations de salaire et de meilleurs conditions de travail. Le 4 mars, les ouvriers de l'usine de chaussures Sokhorod de Pétrograd demandèrent également la reconnaissance de leur comité d'usine et le droit de contrôler l'embauche et le renvoi de la main d'œuvre. A l'usine de radio-télégraphie de Pétrograd, un comité d'ouvriers fut organisé expressément en vue de « mettre en place des règles et des normes dans la vie intérieure de l'usine, » pendant que d'autres comités d'usine étaient élus essentiellement pour ajuster les règles de travail et superviser les activités de l'administration. En bref, les revendications des ouvriers pour de meilleures conditions de travail étaient accompagnées d'une exigence tout aussi pressante d'exercer un rôle dans la direction de leur entreprise.5
Une forme naissante de contrôle ouvrier apparut du jour au lendemain dans les comités des usines importantes, avant tout dans les fabriques d'armements possédées par l'Etat.
C'est précisément dans ces usines que l'expérience des « conseils ouvriers » après Février avait été la plus achevée. Les superviseurs, les contremaîtres et les responsables d'atelier étaient en grande partie élus par les ouvriers. C'était dû notamment au fait que l'ancienne direction se considérait comme au service du gouvernement tsariste et fut donc renvoyée en février, mais aussi parce que les ouvriers hautement qualifiés pensaient qu'ils pouvaient diriger la production capitaliste, du moins au niveau de l'atelier, mieux que leurs patrons.6
L'industrie du métal de Pétrograd, consacrée presque exclusivement à l'effort de guerre, employait près de 60 % des ouvriers de la capitale.. La plus grande de ses usines était dirigée par les Départements de l'Artillerie et de la Marine, et comportait environ un quart du prolétariat de Pétrograd. Au début de mars, un groupe de quinze représentants ouvriers des usines dépendant de l'Artillerie et de la Marine reconnut la nécessité d'une coopération entre les comités d'usine des douze plus grandes aciéries du Département de l'Artillerie, employant approximativement cent mille ouvriers, et demanda l'introduction du contrôle ouvrier sur la production7 . Les délégués de cette toute première conférence de comités d'usine – signe avant-coureur d'une série de larges conférences de ville en 1917 – exigeait la reconnaissance officielle par le gouvernement des comités ouvriers ainsi que la journée de huit heures, et appelait au contrôle ouvrier sur les activités de la direction.8
Lors d'une conférence des usines d'Etat tenue le 2 avril, une résolution fut votée donnant aux comités d'usine une voix dans le recrutement des cadres supérieurs et le droit d'examiner les comptes et la correspondance des entreprises. Pour tenter de neutraliser le mouvement pour le contrôle ouvrier, le Gouvernement provisoire promulgua le 23 avril un décret instituant des comités d'usine. Le but du décret était de détourner les ouvriers vers des canaux officiels de collaboration avec la direction pour résoudre les problèmes économiques auxquels le pays était confrontés en ces temps de guerre. La fonction des comités d'usine était ainsi définie :
(a) représentation des salariés à l'administration de l'entreprise sur des questions concernant les rapports entre l'employeur et les travailleurs, comme par exemple les salaires, les heures de travail, le règlement intérieur, etc. ; (b) le règlement des questions concernant les relations internes entre les ouvriers de l'entreprise ; (c) représentation des salariés dans leurs rapports avec les institutions publiques et gouvernementales ; (d) activités culturelles et éducatives pour les travailleurs de l'entreprise et autres mesures destinées à améliorer leur existence...
Les réunions convoquées par le comité devront, en règle générale, se tenir en dehors des heures de travail.9
Les statuts du Gouvernement provisoire, inspirés par les dirigeants mencheviks et S-R du Soviet, avaient pour but de favoriser une collaboration étroite entre la main d'œuvre et la direction. Il n'était certainement pas question de faire état du droit des comités à assumer des fonctions directoriales de contrôle de l'usine.10
Lénine fut prompt à soutenir vigoureusement les comités d'usine. Ecrivant le 17 mai, il reprit le mot d'ordre de « contrôle ouvrier », déclarant : « Les ouvriers doivent exiger l'institution immédiate, effective, d'un contrôle obligatoirement exercé par les ouvriers eux-mêmes. »11
Malheureusement, au début les bolcheviks avaient peu d'influence dans les comités d'usine. L'usine d'armements Poutilov, avec ses trente mille ouvriers, qui pendant Février débordait de colère et avait organisé plusieurs grèves et manifestations, forma un « comité ouvrier » le 28 février. Le 2 mars, cependant, ce comité plaçait l'administration de l'usine entre les mains du Comité de district de Peterhof du Soviet de Pétrograd, dans lequel seulement huit ou neuf des trente membres élus étaient bolcheviks. Pendant la première moitié d'avril, les ouvriers de Poutilov, qui étaient menacés de chômage technique du fait de la pénurie de carburant, formèrent un comité d'usine de vingt-deux membres, dont quatre seulement étaient bolcheviks.12
Malgré tout, les comités d'usine, le point focal des forces révolutionnaires montantes, étaient plus proches de la base que les soviets et donc plus à gauche ; du coup, ils furent rapidement sous la domination du Parti bolchevik.
La Première Conférence des Comités d'Usine de Pétrograd, réunie le 30 mai, était massivement sous l'influence des bolcheviks. Y participaient 568 délégués de 236 usines employant 337.464 ouvriers. Son ordre du jour comprenait des rapports sur l'état de l'industrie à Pétrograd, des discussions sur le contrôle et la régulation de la production, la fourniture aux usines des matériaux nécessaires, et les rapports avec les syndicats, les coopératives, et autres organisations des travailleurs.
Le ministre menchevik du travail, Skobélev, ouvrit le débat avec un plaidoyer en faveur du contrôle étatique de l'industrie. Il déclara : « Nous nous trouvons à l'étape bourgeoise de la révolution. Le transfert des entreprises entre les mains du peuple ne peut à l'époque présente être utile pour la révolution. »
La révolution étant bourgeoise, il fallait une régulation de l'industrie par le gouvernement en collaboration avec les industriels et les organisations ouvrières. « La régulation et le contrôle de l'industrie, » dit Skobélev, « n'est pas une question de classe. C'est la tâche de l'Etat. Sur les classes, et en particulier la classe ouvrière, repose la responsabilité d'aider l'Etat dans son œuvre d'organisation. »13
Le menchevik Tchervanine, au nom du Comité exécutif du Soviet de Pétrograd, alla plus loin : « Nous ne pouvons mettre un terme à la catastrophe en cours et rétablir une vie économique normale que par l'intervention planifiée de l'Etat dans l'économie » ; une régulation étatique dans la distribution des matières premières, des carburants et de l'équipement industriel était nécessaire. Tchervanine appelait aussi à la régulation étatique de la distribution des biens de consommation à la population, au contrôle de l'activité bancaire, et à la formation obligatoire de trusts dans les secteurs de base de l'industrie. Sa résolution demandait en plus la fixation des prix, des profits et des salaires, et une augmentation de l'imposition des capitalistes.14
Contre le contrôle étatique de l'industrie, Zinoviev, pour les bolcheviks, déposa une résolution sur le contrôle ouvrier, rédigée par Lénine. Elle appelait à l'institution du contrôle « au moyen d'une série de mesures soigneusement considérées, introduites progressivement mais sans attendre, menant à la complète régulation de la production et de la distribution des marchandises par les travailleurs. » Au moins les deux tiers des voix dans les organes de contrôle seraient réservées aux salariés ; les livres commerciaux devaient leur être ouverts pour inspection ; une milice ouvrière et une tâche de travail universel devaient être constituées ; et la guerre devait être rapidement menée à son terme. En plus, le contrôle économique était lié au pouvoir politique, car Zinoviev appelait aussi au transfert de l'Etat aux soviets pour assurer le passage du contrôle industriel aux travailleurs. La conférence adopta la résolution de Lénine, légèrement amendée, par 297 voix contre 21 et 44 abstentions.15
Avec le temps, le mouvement des comités d'usine aiguisa sa conception du contrôle ouvrier. Ainsi la Seconde Conférence des Comités d'Usine de Pétrograd et de ses environs, qui eut lieu du 7 au 12 août, définissait-elle clairement le sens du contrôle ouvrier sur la production :
C'était le devoir du comité d'usine … d'élaborer les règles du fonctionnement intérieur – l'organisation du temps de travail, les salaires, l'embauche et le renvoi ainsi que les permissions des ouvriers et des employés, etc.16
Les comités d'usine devaient superviser les patrons. Ils devaient avoir
le contrôle sur la composition de l'administration, et sur le licenciement des membres de l'administration qui ne peuvent garantir des rapports normaux avec les ouvriers, ou qui sont incompétents pour d'autres raisons.
Une note ajoute :
Les membres de l'administration de l'usine ne peuvent entrer en fonctions qu'avec l'approbation du comité d'usine.17
Après la défaite des bolcheviks lors des Journées de Juillet (voir infra, chapitre 14), les employeurs pensèrent que l'heure était venue de s'attaquer aux comités d'usine. La section métallurgique de la Société des Fabricants de Moscou distribua une circulaire interdisant le paiement des salaires pour le temps passé aux activités du comité. A Pétrograd, le propriétaire d'une fonderie annonça sans vergogne qu'il « ne pouvait y avoir de comité ouvrier dans l'usine, et qu'aucun ne serait reconnu par le bureau, » une déclaration qui défiait ouvertement le décret du 23 avril sur la formation des comités d'usine. Mais de telles tentatives déclarées de briser les comités furent rares, même pendant la période de réaction consécutive aux manifestations de Juillet. Les employeurs essayèrent plutôt de brider le contrôle ouvrier. Ils prétendirent que si le décret du 23 avril avait légalisé les comités, il ne leur avait pas donné le droit d'exercer un contrôle sur la production ni, à plus forte raison, d'organiser des milices. A la mi-juillet, la Société des Fabricants de Pétrograd qualifia d' « illégaux » à la fois le contrôle ouvrier et l'exigence des salariés que leur milice soit payée par les employeurs. Des opinions semblables furent exprimées par des organisations patronales dans d'autres grandes villes, notamment à Kharkov, où l'opposition au contrôle ouvrier fut particulièrement intense.18
La Société Centrale Panrusse des Fabricants, récemment formée, résolut de publier des « instructions pour la suppression des interférences des comités d'usine avec l'autorité de la maîtrise de l'entreprise » ; une Conférence des Industriels de Russie du Sud maintint que la survie de l'entreprise n'était possible que si l'embauche et le renvoi restaient un droit exclusif de l'entrepreneur ; et le Comité Principal de l'Industrie Unie interdit le paiement des salaires aux membres des comités d'usine pour le temps passé à l'activité des comités. Des propriétaires individuels suivirent le mouvement en retenant la paye des membres des comités et en refusant de fournir des locaux pour les réunions de comité (en violation du décret du 23 avril).19
Les employeurs s'adonnèrent aussi au sabotage industriel – lock-outs et fermetures d'usines. John Reed qui, comme correspondant américain, avait accès aux cercles les plus divers, écrit :
Le secrétaire du parti des Cadets à Petrograd m'a dit que la désorganisation de la vie économique du pays faisait partie de la campagne entreprise pour discréditer la révolution. Un diplomate allié, dont j'ai promis de ne pas mentionner le nom, a confirmé ces faits qu'il avait lui-même constatés.
Je connais certaines mines de charbon voisines de Kharkov, qui furent incendiées et inondées par leurs propriétaires ; certaines industries textiles de Moscou, dont les ingénieurs avant leur départ mirent les machines hors d'état, et je connais des cheminots surpris par les ouvriers au moment ou ils détérioraient les locomotives.20
La production de l'usine Poutilov chuta fortement, comme on peut le voir dans le tableau suivant :21
|
Juin 1916 |
Juin 1917 |
|
(en tonnes) |
(en tonnes) |
Acier doux |
3.873 |
1.114 |
Acier moulé |
5.768 |
1.908 |
Fonte |
1.133 |
730 |
Cuivre |
54 |
25 |
Produits en acier |
567 |
315 |
Dans la seconde moitié d'octobre, près de dix mille ouvriers de Poutilov furent mis au chômage technique.22
Dans Pétrograd tout entier, vingt cinq mille ouvriers perdirent leur emploi dans la première quinzaine de septembre. A Moscou et dans les gouvernements limitrophes cinquante entreprises employant cinquante mille hommes fermèrent.23 A Krivoï Rog et dans le bassin du Donetz, des conflits sur le contrôle ouvrier et les conditions de travail, aggravés par de sérieux problèmes dans les transports et des pénuries de carburant, de matières premières et d'ouvriers qualifiés, contraignit deux cents mines à cesser de fonctionner en septembre.
La production nationale d'acier chuta fortement.24 Dans le sud, sur soixante-cinq hauts fourneaux, il n'y en avait plus que trente-quatre à quarante-quatre en activité, et même ceux-là ne fonctionnaient pas à pleine capacité. Sur 102 fourneaux Martin, seuls cinquante-cinq étaient utilisés en octobre 1917. Les ateliers de laminage des rails ne produisaient plus qu'à 55 % de leur capacité.25 L'industrie textile était elle aussi dans un état proche de l'effondrement.
Un industriel bien connu, P.P. Riabouchinsky , s'adressant à un congrès d'hommes d'affaires le 3 août à Moscou, laissa glisser une phrase sur « la main osseuse de la faim », qui « prendrait à la gorge les membres des différents comités et soviets » et les ramènerait à la raison. Cette phrase fut abondamment diffusée, et eut un effet sans doute proche du « qu'ils mangent de la brioche! » de Marie-Antoinette.
Quelle réponse à l'offensive des employeurs proposaient alors les dirigeants favorables au compromis ? Leur solution était la collaboration de classe. Cela s'harmonisait parfaitement avec leur attitude sur le contrôle étatique de l'industrie et leur soutien à l'effort de guerre.
Le 22 août, Skobélev publia une circulaire déclarant :
Le droit d'embaucher et de renvoyer tous... les employés et ouvriers appartient aux propriétaires de ces établissements.
Les mesures coercitives utilisées par les ouvriers dans le but de licencier ou de recruter certaines personnes sont considérées comme des actions susceptibles de poursuites judiciaires.
Il indiquait que selon des informations qui étaient parvenues au Ministère du travail, des conférences et des réunions étaient fréquemment tenues dans de nombreuses usines, filatures et mines pendant les heures de travail, ce qui désorganisait la production. Il notifiait aux commissaires et aux inspecteurs d'usine que, en accord avec la loi du Gouvernement provisoire en date du 23 avril,
les conférences organisées par les comités ouvriers devaient se tenir après les heures de travail... C'est le devoir de chaque travailleur de consacrer son énergie à un travail intensif et à ne pas perdre une minute de son temps de travail... Le Ministère du travail indique que l'administration des usines ne doit pas autoriser la tenue pendant les heures de travail de réunions ouvrières qui sont néfastes à la production de ces établissements. De plus, la direction a le droit d'opérer des déductions sur la paye pour perte de temps de travail.26
Les deux circulaires de Skobélev attaquant les comités d'usine furent publiées les 22 et 28 août, pendant l'avance sur Pétrograd du général Kornilov ! (voir infra, chapitre 16).
Quelques semaines plus tard, le Conseil Spécial de la Défense publiait une circulaire proclamant :
Le propriétaire d'un établissement est toujours à la tête de son usine, et les ouvriers n'ont aucun droit d'interférer avec les actions d'administration de l'entreprise. Ils ont encore moins le droit de les modifier. Dans le recrutement et le licenciement des salariés, les statuts existants en la matière doivent être strictement appliqués.27
Le ministre suppléant du commerce et de l'industrie, V. Stépanov, faisant un pas de plus, fit savoir :
L'utilisation du droit de grève et de lock-out doit être suspendue pour le plus grand bien du pays. Les conflits doivent faire l'objet d'un examen approfondi et être réglés par des institutions de conciliation spécialement constituées à cet effet.28
Une semblable atténuation des rigueurs de la lutte des classes par la conciliation était proposée par les Izvestia :
… la lutte entre ouvriers et employés dans les circonstances de la révolution et de la guerre ne doit pas prendre exactement les mêmes formes que dans les conditions normales du temps de paix.
Le fait est que la situation de guerre et de révolution force les deux côtés à faire usage d'une prudence extrême dans l'utilisation des armes les plus acérées de la lutte des classes : la grève et le lock-out.
Ces circonstances ont rendu nécessaire et possible de régler tous les conflits entre employeurs et salariés au moyen de la négociation et des accords plutôt que par l'affrontement ouvert. C'est le but que poursuivent les chambres de conciliation... Les problèmes généraux doivent être résolus par un accord passé entre une association d'employeurs et les organes élus du prolétariat. Les problèmes individuels doivent être réglés par un accord intervenu entre les salariés d'une entreprise et leur employeur – et les deux côtés doivent se soumettre sans contestation aux décisions prises par les chambres.29
Songez donc : la révolution – la forme la plus extrême de la lutte des classes – est incompatible avec les grèves et les lock-outs ! Des chambres de conciliation pour contenir la révolution !
Les circulaires de Skobélev et l'insurrection de Kornilov poussèrent les comités d'usine de Pétrograd à convoquer une troisième conférence de ville pour le 10 septembre. En dehors de l'apparition du nouveau ministre du travail, le menchevik Kolokolnikov, les socialistes les plus modérées ne disposèrent pas de la moindre tribune lors de ce rassemblement d'une journée. Avec de grands transports de colère, un orateur bolchevik (Evdokimov) exigea l'abrogation des circulaires Skobélev, condamna la décision du Comité Principal de l'Industrie Unie de suspendre la rémunération des hommes engagés dans les tâches du comité d'usine, et s'en prit à Kolokolnikov sur sa politique négative à l'égard du contrôle ouvrier. Le réponse de Kolokolnikov fut pratiquement un copié-collé de l'adresse de son prédécesseur à la Première Conférence de Pétrograd trois mois auparavant. Il déclara que la révolution en cours n'était pas socialiste mais démocratique, et ne pouvait donc passer du mode capitaliste de production au contrôle ouvrier. Un contrôle était nécessaire, admettait Kolokolnikov, mais il devait être opéré à l'échelle de l'Etat par des « organes publics-étatiques ». Le recrutement et le licenciement de la main d'œuvre était un droit de la direction, et ne pouvait être contrôlé par les comités d'usine que s'ils devenaient des organes syndicaux locaux.30
Une résolution bolchevique appela à l'annulation des circulaires d'août de Skobélev, à l'extension du travail des comités d'usine, au rejet de la « politique fatale » de conciliation, et la destitution de la bourgeoisie contre-révolutionnaire.31 Elle fut votée à la quasi unanimité, avec 198 voix pour, 13 contre et 18 abstentions.32
Les travailleurs accusaient de plus en plus les employeurs d'être responsables de la catastrophe économique à laquelle le pays faisait face. Ils les accusaient de perpétuer une guerre affreuse pour réaliser d'énormes profits, alors même qu'une telle avidité à courte vue condamnait la machine industrielle à un effondrement. Les commissions de contrôle des comités d'usine de Serpoukhov (dans la province de Moscou) révélèrent que certaines filatures avaient dissimulé leurs profits en tenant deux comptabilités séparées. Ailleurs, des comités ouvriers découvrirent de nombreux cas de spéculation des patrons sur les maigres ressources de carburants, de matières premières et d'équipements encore disponibles. Déterminés à éliminer de tels cas de « sabotage », les comités exigèrent le droit d'inventorier tous les entrepôts de marchandises et de matières premières et d'inspecter les livraisons des entreprises dans les deux sens.
Les lock-out et les fermetures précipitaient souvent des affrontements physiques entre la main d'œuvre et la direction. Les violences exercées contre le personnel de gestion prit une forme curieusement semblable dans différentes parties du pays. Des membres du comité d'usine du moulin de la Volga à Ivanovo-Voznessensk jetèrent un sac sur un mécanicien et le mirent dehors sur une brouette.33 Le directeur d'une fabrique d'automobiles de Moscou et son assistant furent aussi emportés sur une brouette, alors que la direction menaçait de fermer boutique.34 Les ouvriers d'une fonderie de Kharkov se saisirent de leur directeur, vidèrent sur sa tête un seau d'huile lourde additionnée de plomb, et transporta le pauvre homme hors de l'usine au milieu des hourras.35
Les industriels gémissaient de plus en plus que la situation dans les usines avaient atteint un point « extrêmement proche de l'anarchie industrielle. »36
Une conférence de comités d'usine dans la métallurgie de Kharkov décida le 27 juin « de satisfaire les revendications des ouvriers par leur propre pouvoir révolutionnaire, » ajoutant :
Si les propriétaires d'usines refusent dans les cinq jours de satisfaire ces revendications, les directeurs seront éliminés des entreprises et remplacés par des ingénieurs élus.
Lorsque la direction de l'usine Helfferich-Sade, dans la même ville, voulut fermer l'établissement en septembre à cause d'un conflit du travail, le comité d'usine décida que le travail devait continuer, sous la direction d'une commission spéciale. Et dans la grande fabrique de locomotives de Kharkov des mesures encore plus vigoureuses furent prises. Kérensky, déjà harcelé, reçut le 20 septembre un télégramme de l'usine l'informant que « le directeur et tout le personnel administratif de l'usine ont été arrêtés par les ouvriers. Les autorités civiles et militaires locales sont complètement passives. » Cette dernière phrase a été souvent utilisée pendant l'année 1917, quand la légalité formelle et les droits de la propriété privée étaient de vraiment peu de poids.37
Dans la région de Bokovo-Khroustalsk du bassin du Donetz, dans une mine de la société anonyme « Anthracite Russe », (...) l'ingénieur minier en chef Pétchouk, fut rossé lors d'une session du Soviet des Députés Ouvriers local, à l'initiative et sur l'incitation du président du Soviet des Députés Ouvriers, Péréverzev. Dans le même district, à la mine Mikhaïlov de Dontchenko, le même Péréverzev arrêta un des propriétaires, Yakovlev. (…) Un peu partout dans les mines de la région Bokovo-Khroustalsk, des perquisitions ont eu lieu chez le personnel administratif des mines, qui a même fui les mines, terrorisé. D'autres régions du bassin du Donetz parviennent des échos d'excès croissants, de propriétaires de mines battus et volés, et de manière générale tout ce qui se passe donne à penser que ce mouvement anarchique et pogromiste se répand largement dans le bassin du Donetz. Les autorités locales étaient complètement paralysées.38
Une liste des « excès » des ouvriers, dressée par un journal, montrait que l'ingénieur, comme l'officier ou le propriétaire foncier, était parfois sommairement exécuté par des bandes d'ouvriers enragés :
A l'usine Lisva, l'ingénieur Leptchoukov fut tué d'une balle dans le dos. A la fabrique de Soulinsk, à la demande des ouvriers, le directeur administratif de l'usine, l'ingénieur Gladkov, fut arrêté pour avoir refusé une augmentation de salaire de 100 %. A Makeevka, à l'usine de la Compagnie des Mines Russes et de l'Union Métallurgique, un ouvrier de la fonderie tira deux fois sur le chef de la fonderie, un citoyen français, l'ingénieur Rémy. A l'usine de la Compagnie Nikopol Marioupol, une bande d'ouvriers rossa l'ingénieur Yassinsky et l'emmena au dehors sur une brouette. A l'usine Alexandrovsk de la Compagnie Briansk, dans la province d'Ekaterinoslav, le directeur adjoint, Bénéchévitch, le chef du département ferroviaire, Chkourenko, et certains employés ont été destitués. A l'usine de la Compagnie Novorossisk de Youzovka, les ouvriers ont coupé l'éclairage électrique dans les appartements des cadres supérieurs et de la maîtrise de l'usine.39
En octobre, une certaine forme de contrôle ouvrier existait dans la grande majorité des entreprises de Russie. Il y eut même des exemples sporadiques de comités d'usines éjectant leurs patrons et leurs ingénieurs pour tenter de diriger l'entreprise eux-mêmes, envoyant des délégations en quête de carburant, de matières premières et d'aide financière auprès des comités ouvriers d'autres établissements.40
Fondamentalement, la ligne de Lénine était vraiment très simple. Elle s'adaptait parfaitement aux conditions objectives, à la désintégration économique de la Russie et au vécu subjectif des ouvriers de l'industrie. Elle faisait écho aux sentiments des ouvriers, et élevait les besoins instinctifs des travailleurs à un niveau de généralisation politique.
Il faut entreprendre une action résolue pour renverser le capital. Il faut le faire intelligemment et graduellement, en s'appuyant uniquement sur la conscience et l'esprit d'organisation de l'immense majorité des ouvriers et des paysans pauvres.
… dans leur marche prudente, graduelle, réfléchie, mais ferme et immédiate vers le socialisme.41
Il ne s'agit nullement à présent, en Russie, d'inventer de « nouvelles réformes », d'échafauder des « plans » de transformation « générale ». Non! Ceux qui veulent le faire accroire, et ce faisant mentent délibérément, ce sont les capitalistes, les Potressov, les Plékhanov, qui hurlent contre « l'instauration du socialisme », contre la « dictature du prolétariat . » En réalité, la situation en Russie est telle que les charges inouïes et les fléaux de la guerre, le danger entre tous redoutable, sans précédent, de la débâcle économique et de la famine ont déjà suggéré, indiqué eux-mêmes l'issue ; et ils ne l'ont pas seulement indiquée ; ils ont déjà mis à l'ordre du jour des réformes et des transformations absolument urgentes : monopole des céréales, contrôle de la production et de la répartition, restriction à l'émission du papier-monnaie, échange régulier du blé contre des marchandises, etc.42
De la façon la plus systématique, Lénine résume ses idées sur la marche à suivre pour le prolétariat sur le terrain industriel dans sa brochure incisive La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer , écrite entre le 10 et le 14 septembre. Il commence par décrire la situation objective en Russie :
La Russie est menacée d'une catastrophe certaine. Les transports ferroviaires sont incroyablement désorganisés, et cette désorganisation s'aggrave. Les chemins de fer vont s'arrêter. Les arrivages de matières premières et de charbon pour les usines cesseront. De même, les arrivages de céréales. Sciemment, sans relâche, les capitalistes sabotent (gâchent, arrêtent, sapent, freinent) la production dans l'espoir que cette catastrophe sans précédent entraînera la faillite de la république et de la démocratie, des soviets et, en général, des associations prolétariennes et paysannes, en facilitant le retour à la monarchie et la restauration de la toute-puissance de la bourgeoisie et des grands propriétaires fonciers.
Une catastrophe d'une ampleur inouïe et la famine nous menacent inéluctablement.43
Tout le monde le dit. Tout le monde le reconnaît. Tout le monde l'affirme.
Et l'on ne fait rien.
Six mois de révolution ont passé. La catastrophe s'est encore rapprochée. Un chômage massif pèse sur nous. Songez un peu : le pays souffre d'une pénurie de marchandises, le pays se meurt par manque de denrées alimentaires, par manque de main d'œuvre, alors qu'il y a en suffisance du blé et des matières premières ; et c'est dans un tel pays, dans un moment aussi critique, que le chômage est devenu massif! Quelle preuve faut-il encore pour démontrer qu'en six mois de révolution (une révolution que d'aucuns appellent grande, mais que pour l'instant il serait peut-être plus juste d'appeler une révolution pourrie), alors que nous sommes en république démocratique, alors que foisonnent les associations, organisations et institutions qui s'intitulent fièrement « démocratiques révolutionnaires », rien, absolument rien de sérieux n'a été fait pratiquement contre la catastrophe, contre la famine ? Nous courons de plus en plus vite à la faillite, car la guerre n'attend pas et la désorganisation qu'elle entraîne dans toutes les branches de la vie nationale s'aggrave sans cesse.44
Le contrôle, la surveillance, le recensement, voilà le premier mot de la lutte contre la catastrophe et la famine. Personne ne le conteste, tout le monde en convient. Mais c'est justement ce qu'on ne fait pas, de crainte d'attenter à la toute-puissance des grands propriétaires fonciers et des capitalistes, aux profits démesurés, inouïs, scandaleux, qu'ils réalisent sur la vie chère et les fournitures de guerre (et presque tous « travaillent! » aujourd'hui, directement ou indirectement, pour la guerre) – profits que tout le monde connaît, que tout le monde peut constater et au sujet desquels tout le monde pousse des « oh! » et des « ah! ».45
Les « mesures à prendre sont tout à fait claires, simples, parfaitement réalisables... »46
Nous verrons qu'il aurait suffi à un gouvernement intitulé démocratique révolutionnaire autrement que par dérision de décréter (d'ordonner, de prescrire), dès la première semaine de son existence, l'application des principales mesures de contrôle, d'établir des sanctions sérieuses, des sanctions d'importance, contre les capitalistes qui essaient de se soustraire frauduleusement à ce contrôle, et d'inviter la population à surveiller elle-même les capitalistes, à veiller à ce qu'ils se conforment scrupuleusement aux décisions sur le contrôle – pour que celui-ci soit depuis longtemps appliqué en Russie.
Ces principales mesures sont :
1. La fusion de toutes les banques en une seule dont les opérations seraient contrôlées par l'Etat, ou la nationalisation des banques.
2. La nationalisation des syndicats capitalistes, c'est-à-dire des groupements monopolistes capitalistes les plus importants (syndicats du sucre, du pétrole, de la houille, de la métallurgie, etc.).
3. La suppression du secret commercial.
4. La cartellisation forcée, c'est-à-dire l'obligation pour tous les industriels, commerçants, patrons en général, de se grouper en cartels ou syndicats.
5. Le groupement obligatoire ou l'encouragement au groupement de la population en sociétés de consommation, et un contrôle exercé sur ce groupement.47
Seule la nationalisation des banques permet d'obtenir que l'Etat sache où et comment, de quel côté et à quel moment, passent les millions et les milliards. Seul le contrôle exercé sur les banques – ce centre, ce principal pivot et ce mécanisme essentiel du trafic capitaliste – permettrait d'organiser, en fait et non en paroles, le contrôle de toute la vie économique, de la production et de la répartition des principaux produits ; il permettrait d'organiser la « réglementation de la vie économique » qui, sans cela, est infailliblement vouée à n'être qu'une phrase ministérielle destinée à duper le bon peuple.48
Les banques et les branches maîtresses de l'industrie et du commerce sont étroitement soudées. Cela signifie, d'une part, que l'on ne saurait se contenter de nationaliser les banques seules, sans prendre des mesures visant à établir le monopole de l'Etat sur les syndicats de commerce et d'industrie (syndicats du sucre, du charbon, du fer, du pétrole, etc.), sans nationaliser lesdits syndicats. D'autre part, cela signifie que la réglementation de la vie économique, si tant est qu'on veuille la réaliser sérieusement, implique la nationalisation simultanée des banques et des syndicats patronaux.49
Sans la suppression du secret commercial... le contrôle de la production et de la répartition reste une promesse vaine... C'est là, précisément, la clef de tout contrôle. C'est là, précisément, le point le plus sensible du capital qui dépouille le peuple et sabote la production.50
D'ordinaire, nous ne remarquons même pas combien profondément se sont ancrés en nous les habitudes et les préjugés antidémocratiques au sujet de la « sacro-sainte » propriété bourgeoise. Quand un ingénieur ou un banquier publient des données sur les revenus et les dépenses de l'ouvrier, sur son salaire et sur la productivité de son travail, la chose est considérée comme archilégale et juste. Personne ne songe à y voir une atteinte à la « vie privée » de l'ouvrier, « un acte de mouchardage ou une délation » de la part de l'ingénieur. La société bourgeoise considère le travail et le gain des ouvriers salariés comme un livre ouvert qui lui appartient, que tout bourgeois est en droit de consulter à tout moment, afin de dénoncer le « luxe » des ouvriers, leur prétendue « paresse », etc.
Et le contrôle inverse ? Si les syndicats d'employés, de commis, de domestiques étaient invités par l'Etat démocratique à contrôler les revenus et les dépenses des capitalistes, à en publier les chiffres, à aider le gouvernement à combattre la dissimulation des revenus ?
Quelles clameurs sauvages la bourgeoisie ne pousserait-elle pas contre le « mouchardage », contre la « délation! »51
En présence des calamités inouïes qui accablent le pays, une politique démocratique révolutionnaire ne se bornerait pas à établir la carte de pain pour combattre la catastrophe imminente. Elle y ajouterait, en premier lieu, le groupement forcé de la population en sociétés de consommation, car c'est le seul moyen de réaliser intégralement le contrôle de la consommation ; en second lieu, le service de travail pour les riches, qui seraient tenus de remplir gratuitement, dans ces sociétés de consommation, des fonctions de secrétaires ou tout autre emploi analogue ; en troisième lieu, le partage égal parmi toute la population de la totalité effective des produits de consommation, afin que les charges de la guerre soient réparties de façon vraiment égale ; en quatrième lieu, l'organisation du contrôle de façon que les classes pauvres de la population contrôlent la consommation des riches.52
Au fond, toute la question du contrôle se ramène à savoir qui est le contrôleur et qui est le contrôlé, c'est-à-dire quelle classe exerce le contrôle et quelle classe le subit... Il faut passer résolument, sans esprit de retour, sans crainte de rompre avec ce qui est vieux, sans crainte de bâtir hardiment du neuf, au contrôle exercé par les ouvriers et les paysans sur les grands propriétaires fonciers et les capitalistes.53
La lutte contre la catastrophe économique doit être menée conjointement avec la lutte contre la guerre et la lutte pour le pouvoir ouvrier.
La guerre a engendré une crise si étendue, bandé à tel point les forces matérielles et morales du peuple, porté des coups si rudes à toute l'organisation sociale actuelle, que l'humanité se trouve placée devant cette alternative : ou bien périr, ou bien confier son sort à la classe la plus révolutionnaire, afin de passer aussi rapidement et radicalement que possible à un mode supérieur de production.54
Pour Lénine, la bataille pour le contrôle ouvrier de l'industrie était partie intégrante de la bataille pour le pouvoir des travailleurs. « L'application méthodique et efficace de toutes ces mesures n'est possible que si le pouvoir passe entièrement aux prolétaires et aux semi-prolétaires. »55
Encore et encore il répète : « Le contrôle sans le pouvoir est la plus creuse des phrases. »56 « Tout le pouvoir aux soviets » était le mot d'ordre des bolcheviks dans la sphère politique, cependant que « contrôle ouvrier » était leur slogan dans la sphère économique.
Pour Lénine, la position était sans détour. Comme il disait en décrivant l'attitude d'un ouvrier avancé de Pétrograd :
Le monde entier se divise en deux camps : « nous », les travailleurs, et « eux », les exploiteurs... « Nous « les » tenons serrés de près, « ils » n'oseront plus plastronner, comme par le passé. Encore un petit effort, et nous les faisons toucher les épaules », telle est la manière de penser et de sentir de l'ouvrier.57
L'influence des bolcheviks augmentait de façon très irrégulière. D'abord, ils dominèrent les comités d'usine de Pétrograd. A partir de là, leur influence gagna la section ouvrière du Soviet, puis le Soviet dans son ensemble. En même temps, l'influence des bolcheviks se répandait géographiquement, de Pétrograd aux provinces.
A la Première Conférence des Comités d'Usine de Pétrograd (31 mai — 5 juin), comme nous l'avons vu, les bolcheviks avaient une influence décisive ; leur principale résolution fut adoptée à une large majorité. Presque en même temps, à la Troisième Conférence des Syndicats rassemblée le 20 juin, les bolcheviks comptaient pour 66,4 % des délégués.58 Au Congrès panrusse des Soviets, réuni le 3 juin, les bolcheviks avaient 105 délégués sur un total de 777.
L'inégalité entre Pétrograd et les provinces était également très importante. Lors de la Conférence de Moscou des Comités d'Usine, réunie le 23 juillet, les bolcheviks étaient encore minoritaires – ils reçurent 191 voix sur 682.59
Comme l'influence des bolcheviks était bien plus grande parmi les ouvriers industriels que dans toute autre section de la société, et que les comités d'usine étaient bien plus proches de la base que n'importe quelle autre institution de l'époque, les bolcheviks utilisèrent les comités comme un levier pour influencer d'autres institutions – de la section ouvrière du Soviet au Soviet entier et aux syndicats).
A la veille de la Révolution d'Octobre, Lénine commençait à se convaincre que les comités d'usine, et non le Soviet, serviraient d'instruments de l'insurrection. Il dit à Ordjonikidzé :
Nous devons transférer le centre de gravité sur les comités d'usine. Les comités d'usine doivent être les organes de l'insurrection. Il faut changer de mot d'ordre, et dire, au lieu de « Tout le pouvoir aux soviets », « Le pouvoir aux comités d'usine ».60
Même s'il s'avéra qu'en fait c'est le Soviet qui joua ce rôle, les comités furent d'une importance centrale dans la victoire d'Octobre.
Par dessus tout, pour les bolcheviks, la question du contrôle ouvrier de l'industrie était inséparable de la question de la prise du pouvoir par le prolétariat. C'est ce qui fut proclamé très clairement par Trotsky dans son discours à la Conférence panrusse des Comités d'Usine tenue du 17 au 22 octobre, une conférence que Trotsky lui-même décrivait comme « la plus directe et incontestable représentation du prolétariat de tout le pays. »61
Le prolétariat doit prendre le pouvoir. L'armée, la paysannerie et la marine y mettent tous leurs espoirs. Et vos organisations, les comités d'usine, doivent se faire les champions de cette idée. Au Congrès des Soviets à venir, la question du pouvoir, de la paix, de la terre – tout cela sera posé de façon catégorique. Et lorsque le soviet donnera le mot, dans les localités vous devrez répondre, « Nous sommes là! » Votre réponse doit être un unique : « Tout le pouvoir aux soviets! »62
Lénine a toujours considéré les comités d'usine comme bien plus radicaux que les soviets et que la gauche du Parti bolchevik. Ils étaient la principale citadelle du prolétariat.
Le mouvement ouvrier qui s'était amorcé après Février, au début surtout par une organisation intensive accompagnée de conflits relativement fragmentés sur les salaires et les heures de travail, se développa ensuite en grèves plus fréquentes et plus agressives. Le mot d'ordre de contrôle ouvrier fut de plus en plus mis en pratique par l'éviction et même l'arrestation de directeurs d'usine et de contremaîtres impopulaires, et par le maintien en activité par la force d'établissements que leurs propriétaires voulaient fermer. Finalement, le mouvement ouvrier industriel se transforma en mouvement bolchevik pour le pouvoir politique du prolétariat.
Notes
1 P. Avrich, « Russian factory committees in 1917 », Jahrbücher fur Geschichte Osteuropas, juin 1963, pp.161-62.
2 Marc Ferro, p. 115.
3 Известия, 6 mars ; Browder et Kerensky, vol.2, p.709.
4 Ferro, p.181.
5 Avrich, p.163.
6 C. Goodey, « Factory committees and the dictatorship of the proletariat 1918 », Critique, n° 3, 1974, p.30.
7 P.N. Amossov et al., Октябрьская Революция и Фабзавкомы, Moscou 1927, vol.1, pp.27-28.
8 Avrich, p.164.
9 Browder et Kerensky, vol.2, pp.719-20.
10 Amossov, vol.1, pp.22-24.
11 Lénine, Œuvres, vol.24, p.439.
12 M. Dewar, Labor Policy in the USSR, 1917-1928, Londres, 1956, p.6.
13 Amossov, vol.1, p.83.
14 Amossov, vol.1, p.95.
15 Amossov, vol.1, p.108.
16 Amossov, vol.1, p.242.
17 Amossov, vol.1, p.243.
18 Avrich, pp.170-71.
19 Avrich, pp.175-76.
20 J. Reed, Dix jours qui ébranlèrent le monde .
21 S.O. Zagorsky, State Control of Industry in Russia during the War, New Haven 1928, p.191.
22 M. Mitelman, 1917 год на Путиловском заводе, Leningrad 1939, p.141.
23 V.L. Meller et A.M. Pankratova, Рабочее движение в 1917 году , Moscou-Leningrad 1926, p.286.
24 Avrich, p.170.
25 Zagorsky, p.192.
26 Browder et Kerensky, vol.2, p.722.
27 Browder et Kerensky, vol.2, p.723.
28 Browder et Kerensky, vol.2, p.675.
29 Browder et Kerensky, vol.2, pp.741-42.
30 Amossov, vol.2, pp.16-20.
31 Amossov, vol.2, pp.20-28.
32 Amossov, vol.2, pp.118-19.
33 Avrich, p.171.
34 Sidorov, vol.4, p.358.
35 Sidorov, vol.4, pp.339-40.
36 V.L. Meller et A.M. Pankratova, Рабочее движение в 1917 году , Moscou-Leningrad 1926, p.286.
37 Chamberlin, vol.1, pp.269-70.
39 Chamberlin, vol.1, p.271.
40 Avrich, The Russian Anarchists, Princeton 1967, p.149.
41 Lénine, « A la manière de Louis Blanc », Œuvres, vol.24, p.27.
42 Lénine, « Une des questions fondamentales de la révolution », Œuvres, vol.25, p.404.
43 Lénine, Œuvres, vol.25, p.351 .
44 Lénine, Œuvres, vol.25, pp.351-352 .
45 Lénine, Œuvres, vol.25, p.353 .
46 Lénine, Œuvres, vol.25, p.352 .
47 Lénine, Œuvres, vol.25, pp.357-358 .
48 Lénine, Œuvres, vol.25, pp.359-360 .
49 Lénine, Œuvres, vol.25, p.364 .
50 Lénine, Œuvres, vol.25, pp.367-368 .
51 Lénine, Œuvres, vol.25, pp.386-387 .
52 Lénine, Œuvres, vol.25, p.378 .
53
Lénine, Œuvres,
vol.25, p.372 . Lénine n'avait que dédain pour les mencheviks
qui promettaient de pressurer les capitalistes mais ne suggéraient pas
le contrôle ouvrier. Il citait la promesse de Skobélev disant qu'il
« prendrait les profits dans les tiroirs-caisses des
banquiers » et jusqu'à « cent pour cent » et il
commentait :
« Notre parti est beaucoup plus modeste. Sa résolution présente
des revendications moindres, à savoir seulement l'établissement d'un
contrôle sur les banques et une « transition graduelle »
(écoutez ! écoutez ! les bolcheviks sont pour une
gradation !) « vers une taxation progressive plus
équitables des revenus et des biens. »
Notre Parti est plus modéré que Skobélev.
Skobélev prodigue les promesses immodérées et même démesurées, sans
comprendre quelles sont les conditions qui en permettent la
réalisation effective.
Tout est là.
Un peu moins de promesses, citoyen Skobélev, et un peu plus de sens
pratique ! Un peu moins de phrases ronflantes, et un peu plus de
compréhension de la façon dont il convient de se mettre à
l'œuvre. On peut et on doit se mettre immédiatement à l'œuvre, sans
perdre un seul jour, pour sauver le pays de l'effroyable catastrophe
dont il est menacé. Tout se réduit à ceci : le « nouveau »
Gouvernement provisoire ne veut pas se mettre à l'œuvre, et s'il le
voulait, il ne le pourrait pas, étant paralysé et ligoté par la
défense des intérêts du capital. » (Lénine, « Catastrophe
inéluctable et promesses démesurées », Œuvres,
vol. 24, p. 436)
54 Lénine, Œuvres, vol.25, p.395 .
55 Lénine, « Résolution sur les mesures à prendre contre la débâcle économique », Œuvres, vol.24, p.531.
56 Lénine, « La septième conférence de Russie du P.O.S.D.(b) R., (Conférence d'avril), 24-29 avril (7-12 mai) 1917 », Œuvres, vol.24, p.29.
57 Lénine, « Les bolchéviks garderont-ils le pouvoir ? », Œuvres, vol.26, p.117.
58 A. Aboline, Октябрьская революция и профсоюзы, Moscou 1933, p.13.
59 Amossov, vol.1, p.271.
60 G.K. Ordjonikidze, Избранные статьи и речи, 1911-1937, Moscou 1939, p.214.
61 Trotsky, Histoire de la révolution russe . Sur les 167 délégués, 97 étaient bolcheviks ; il y avait 24 socialistes-révolutionnaires (surtout de gauche, qui soutenaient les bolcheviks), 5 maximalistes, 1 internationaliste, et 21 sans-parti – tous ces groupes soutenant les bolcheviks ; dans l'opposition il y avait 13 anarcho-syndicalistes et 7 mencheviks.
62 Amossov, vol.2, pp.158-60.