Le lien est personnel entre l'historien et son sujet. Je dois dire à mon lecteur ce qu'a été le mien avec Trotsky, auquel j'ai consacré plus de trente années de travail de ma vie de chercheur avant de pouvoir écrire cette biographie, grâce à Philippe Robrieux et à Claude Durand.
Je n'ai pas rencontré Trotsky dans son dernier séjour en France, bien que sa présence ait été pour moi concrète, du fait de la visite que lui avaient rendue à Noyarey France et Gilbert Serret, militants enseignants, proches des miens. Ma première « rencontre » avec Léon Davidovitch Trotsky date finalement de l'été 1940, quelques jours avant son assassinat. Dans la bibliothèque de mon vieux maître, l'historien et militant ardéchois Elie Reynier, assigné à résidence dans sa propre maison du Petit-Tournon près de Privas, je fus fasciné par les quatre volumes à couverture rouge vif de l'Histoire de la Révolution parus chez Rieder. J'ai plaidé et argumenté et, malgré les inquiétudes de ma mère qui me jugeait « trop jeune » à quatorze ans pour lire ces livres, je les ai emportés et dévorés. Qu'ai-je appris? Ai-je appris? Je ne sais pas. En tout cas, j'ai aimé.
Quatre ans plus tard, toujours au cœur de cette guerre mondiale dont le grondement fut la musique de fond de notre enfance sans enfance, j'ai rencontré Trotsky pour la deuxième fois. Je formulai des critiques sur « le chauvinisme du parti» dans mon triangle d'étudiants communistes clandestins de la khâgne d'Henri-IV et déclenchai ainsi un procès qui faillit mal tourner pour le « trotskyste » que j'étais devenu sans le savoir et qui venait de se « démasquer ». Je ne crois pas avoir fait alors le rapprochement entre la lecture enthousiasmante de 1940 et le discours qui m'indignait en 1944.
La deuxième rencontre impliquait pourtant la troisième. Dénoncé comme « trotskyste », je me retrouvai, par la force des choses, dans le cercle des militants du P.C.I. (Parti communiste internationaliste) qui venait de naître de la fusion de groupes clandestins vaillamment internationalistes. Initié, je ne parlais plus de Trotsky mais du « Vieux », et me mis à l'école de la tradition orale entretenue par les militants trotskystes. Certains, des « anciens » [qui n'avaient pas ???] plus de trente ans, l'avaient même entrevu. Un homme de cette génération, Bruno (Birger), citoyen soviétique, et Ernesto (Mauricio) rescapé de la guerre d'Espagne, ont, avec bienveillance, à l'automne de 1944, entrepris de rééduquer le jeune « stalinien » dont ils avaient ainsi hérité. Ils ont disparu tous deux, et je ne les oublie pas.
Après ce recyclage, j'étais assez grand pour fréquenter Trotsky tout seul. Ce n'était pas alors si facile: il m'a fallu prolonger la chasse pendant des années pour arriver à connaître ne fût-ce que tous ses grands livres. Dans l'intervalle, j'étais devenu professeur d'histoire, j'avais écrit mes premiers ouvrages. Je pus, grâce aux Editions de Minuit, publier deux importants recueils de ses écrits, Le Mouvement communiste en France et La Révolution espagnole et, pour cela, faire ma première incursion dans les « Trotsky Papers », la partie « ouverte » des archives de Trotsky à la Houghton Library de Harvard. Je ne vécus plus dès lors que dans l'attente de l'ouverture de la « partie fermée » où je fus, le 2 janvier 1980, à 9 heures, le premier chercheur à pénétrer, sans passe-droit, à l'heure même de l'ouverture définitive, avec mes compagnons de l'Institut Léon Trotsky, belle équipe formée pour la circonstance. Depuis, je n'ai plus quitté Trotsky, comme l'attestent le livre que j'ai consacré à son assassinat, les vingt-cinq volumes de ses Œuvres, ainsi que les trente-quatre numéros des Cahiers Léon Trotsky publiés depuis dix ans.
Spécialiste désormais reconnu, j'ai trouvé accès à quelques-uns des hommes et femmes exceptionnels qui accompagnèrent Trotsky dans sa vie de combats et parlent de lui en l'appelant « L. D. ». Mentionnons pêle-mêle, et en nous excusant d'éventuels oublis, les Mexicains Octavio Fernández, Félix Ibarra et Adolfo Zamora, l'Allemand E.H. Ackerknecht, dit Bauer et l'Italien Leonetti (Feroci), l'ex-citoyenne soviétique Lola Estrine, l'Espagnol Juan Andrade, les Brésiliens Mario Pedrosa et Fulvio Abramo, le Belge Vereeken, le Polonais Stefan Lamed, le Tchécoslovaque Jiri Kopp, l'Autrichien Georg Scheuer, les Suisses Clara et Paul Thalmann, les Français Pierre Frank, Raymond Molinier, Pierre Naville, Gérard Rosenthal, les Américains George Breitman, Al. Buchman, Charlie Curtlss, Milton Genecin, C. Frank Glass, Albert Glotzer, Sam Gordon, Joe Hansen, Tom Kerry, Pearl Kluger, Felix Morrow, George Novack, Max Sterling ... dont beaucoup ont disparu depuis. Par eux j'ai obtenu documents, témoignages et clés. En eux, j'ai eu des amis.
Je dois donner une place à part à Jean van Heijenoort, tragiquement disparu en 1986, celui-là même dont André Breton a écrit qu'il était « l'homme tel que je l'entends », « l'ami dans toute l'acception du terme ». Mon ami Van m'a aidé ces dernières années de toute sa mémoire et de toutes ses facultés d'analyse. C'est avec lui que j'eus, en février 1985, la joie d'identifier, dans le fonds Nikolaievsky des archives de l'Institution Hoover à Stanford, les papiers de Léon Sedov, fils de Trotsky, que tout le monde, sauf lui et moi, croyait définitivement perdus. Son Image, « le souvenir que je garde au cœur », ne m'ont pas quitté tout au long de ces pages.
C'est également au cours de ces dix dernières années que j'ai eu l'honneur de pouvoir compter sur la confiance et l'amitié d'Esteban Volkow, le petit-fils de Trotsky et de sa famille, ainsi que Vlady, le peintre muraliste mexicain, fils du romancier Victor Serge. Elles m'ont aidé et ouvert bien des portes.
Au moment où j'entreprenais cette biographie, la situation était particulièrement favorable en ce qui concernait les sources. Le biographe de Trotsky n'a aucune raison de se plaindre de ses outils de travail et de la documentation. Après la monumentale Bibliography de Louis Sinclair et ses suppléments, recensant tout ce qui est de la main de Trotsky, était sur le point de paraître l'ouvrage de Wolfgang Lubitz, Trotsky Bibliography, traitant de l'ensemble des écrits sur Trotsky, un outil fantastique.
J'ai eu accès aux dossiers des archives de l'Intérieur – ou du moins à une partie d'entre eux – en France et au Mexique, à nombre d'archives privées et surtout aux papiers de Trotsky lui-même – comprenant de nombreux documents officiels – de la Houghton Library de l'Université Harvard et à ceux de son fils L. Sedov, dans le fonds Nikolaievsky aux archives de l'Institution Hoover à Stanford et à l'Institut international d'Histoire sociale d'Amsterdam, lequel a bien voulu me communiquer en vue d'une édition pour Hoover les lettres, qu'il détient, de Sedov à son père. Philippe Robrieux, qui prépare une édition des archives de Souvarine, a bien voulu me communiquer quelques lettres significatives de Souvarine, écrites à Moscou en 1924 et 1925, et m'indiquer la teneur de certains documents de ses « archives privées » émanant de personnes qui ne veulent pas être identifiées.
Il existe sur Trotsky des souvenirs et des témoignages précieux, émanant notamment de ses proches. Je mentionnerai en premier lieu ceux de sa compagne, Natalia Ivanovna, qui les a publiés dans le cadre d'une biographie de Trotsky par Victor Serge rédigée à Mexico. Il y a également les travaux de Pierre Naville, Gérard Rosenthal et Jean Van Heijenoort, Trotsky vivant, Avocat de Trotsky, et Sept Ans auprès de Trotsky, De Prinkipo à Coyoacan. Les Cahiers Léon Trotsky ont publié bien des souvenirs jusque-là dispersés et désormais accessibles en traduction française.
Du côté soviétique, il n'y a pas eu jusqu'à présent de biographie, seulement des allusions dans des articles ou des études partielles. La plupart, pour ne pas dire la totalité – jusqu'à la glasnost et en attendant une « nouvelle production historique » – sont si bêtement et si méchamment agressifs à l'égard de Trotsky qu'ils sont inutilisables en dehors d'un travail sur la falsification et les faussaires à travers les âges.
Du côté occidental, il y a la trilogie d'Isaac Deutscher, Trotsky – Le Prophète armé, Le Prophète désarmé, Le Prophète hors-la-loi. Ancien militant « trotskyste » des années trente, très critique à l'égard de son personnage, persuadé d'avoir toujours raison contre lui, Isaac Deutscher règle ses comptes avec son ancien maître et, de ce fait, est loin d'être le biographe idéal. Or c'est un excellent écrivain, un journaliste de grand talent, au style éblouissant, à la formule percutante, d'une qualité littéraire et dramatique exceptionnelle. C'est ce qui lui a valu une notoriété qui lui donne autorité.
Or Deutscher n'est pas un historien. Il lit trop vite, se contente souvent de parcourir, confond parfois ses fiches, oublie les références ou en donne d'inexactes, comble les lacunes de son information par son imagination. En outre, ce n'est pas un compte personnel qu'il règle avec Trotsky, mais bel et bien un compte politique, comme l'ont montré Boris Souvarine, dès la parution de la biographie de Staline par Deutscher, et George Lichtheim qui souligna, dès 1967, que le travail de Deutscher sur Trotsky était finalement « très largement une apologie discrètement voilée de Staline et surtout de ses successeurs [a] ».
L'existence de la trilogie de Deutscher, qui figure en bonne place dans toutes les bibliographies universitaires, a certes contribué à rompre la conspiration du silence autour de Trotsky. Mais elle constitue aujourd'hui, à mon avis, un véritable obstacle à la connaissance de Trotsky, d'autant qu'elle est présentée comme l'œuvre d'un « trotskyste » ou d'un « sympathisant ». De ce fait, malgré le brillant de sa forme et la qualité de son style, il ne m'était pas possible de laisser passer nombre d'erreurs ou déformations. Mais on ne pouvait pas pourtant polémiquer à chaque instant contre ses interprétations et ses lacunes, ce qui était une tentation permanente. Cette question de méthode a divisé en deux camps les lecteurs du manuscrit : qu'on veuille bien ne pas trop me tenir rigueur si l'on pense qu'il est trop ou pas assez question des jugements de Deutscher dans les pages qui suivent. Trente années après sa publication, en tout cas, le renouvellement du sujet s'imposait d'autant plus que celui des sources et l'élargissement de l'horizon ont revêtu, dans les quinze dernières années, une réelle ampleur.
Surtout, il y a ce grand souffle, cette aspiration à la vérité, qui vient d'Union soviétique et qui va secouer bien des réputations et des conforts douillets.
Aleksandr Yakovlev, membre du bureau politique du P.C.U.S., commentant le procès Boukharine dans Les Nouvelles de Moscou, montre, après la mort de Lénine, « la lutte sordide pour le pouvoir personnel », stigmatise les procès de Moscou, les dénonciations, les interrogatoires, ce qu'il appelle « les moyens ignobles, la cruauté, la lâcheté, le mensonge » des organisateurs de ces procès qui marquèrent, selon lui, « l'abandon des idéaux du socialisme, la substitution à l'objectif grandiose de la soif du pouvoir personnel ». Son résumé de la pratique stalinienne pourrait être signé de Trotsky :
« Les innocents étaient sanctionnés, les délateurs et les falsificateurs encouragés, les organes de la justice dégénéraient en instruments de l'arbitraire [1]. »
Les historiens entrent en lice en 1987. Iouri Nikolaiévitch Afanassiev, directeur de l'Institut d'Histoire et des Archives, prend position avec éclat sur la publication des œuvres de Trotsky en réponse à un jeune participant d'un forum des Jeunesses communistes :
« Je suis partisan de cette publication, afin que nos étudiants puissent lire et étudier tout ce qui est écrit sur l'histoire soviétique, y compris les œuvres de Trotsky [2]. »
Le même historien répond à des attaques de style stalinien par un article qu'il titre « Parlons du passé : c'est de l'avenir du socialisme qu'il s'agit [3] ». Il explique qu'il est impossible de marcher sur la voie révolutionnaire sans des conflits d'idées et sans discussion principielle. Son collègue Nikolai Maslov, sous le titre « Notre force réside dans la vérité », évoque l'époque où une anthologie sur le léninisme publiée en U.R.S.S. contenait des textes de Trotsky [4]. Egor Yakovlev, dans les Izvestia du 12 juillet, rappelle l'appartenance de Trotsky, membre du parti bolchevique, au premier conseil des commissaires du peuple d'octobre 1917. C'est enfin le Spiegel, dans un retentissant article, où il reprend l'ensemble des signes concernant Trotsky, relevant qu'il est qualifié dans le titre de l'article d'Egor Yakovlev comme « héros et martyr », qui note:
« L'esprit de Trotsky hante toujours les universités et les turnes d'étudiants en Russie : on évoque comme une légende les idées du révolutionnaire [5]. »
L'été 1987 est celui du grand débat. Des historiens de poids s'expriment pour la révision de la version officielle de l'histoire, la réintégration des exclus, le remplissage des pages blanches. P.S. Volobouiev écrit :
« Nous nous mettons dans une situation peu enviable quand nous osons écrire sur les acteurs de la Grande Révolution française – Danton, Robespierre, Saint-Just et d'autres – et que nous gardons le silence sur certains acteurs de notre révolution, tels que Trotsky, Boukharine, Zinoviev, ou que nous les représentons comme de fieffés scélérats, quand nous éditons les protocoles de la Commune de Paris de 1871 et que nous n'éditons pas les protocoles de notre propre Commune – le soviet de Petrograd – sous prétexte qu'en mars-août 1917, il y siégeait des mencheviks et des s.r. et qu'à partir de septembre Trotsky en fut le président [6]. »
Et le vieux professeur de rappeler le rôle de Trotsky en octobre 1917, son admission dans le parti bolchevique, son élection à son comité central.
Iouri Nikolaievitch Afanassiev revient à la charge le 1° septembre sous le titre « L'Éducation par la vérité ». Il affirme l'existence d'un décalage entre l'histoire officielle et la mémoire du peuple, évoque quelques ouvrages littéraires qui abordent l'histoire de certains événements de l'histoire stalinienne en rétablissant la vie historique, et poursuit :
« La parution de ces livres a souligné la rupture dramatique entre la vérité qui les habite, cette vérité qui a forgé les destins des vieilles générations, que les jeunes générations ont apprise par leurs pères et grands-parents, et ce que représentent les traditions actuelles de l'enseignement de l'histoire [7]. »
Rappelant les persécutions contre les historiens, et que cette « histoire de l'histoire » n'est pas moins dramatique que celle de la génétique, il se prononce pour la vérité sur l'histoire de la révolution d'Octobre, assure qu'on ne parviendra qu'à travers la reconnaissance de toutes ses contradictions à cette vérité historique qui n'est pas au « juste milieu », mais ne peut sortir que de la discussion sans concessions.
Violemment attaqué par les historiens staliniens – la majorité – comme V.M. Ivanov, il répond, dans Sovietskaia Kultura du 5 janvier 1988, sous le titre « Toutes les Archives ne sont pas encore ouvertes », et fait le point des efforts accomplis pour « surmonter ce phénomène socio-politique qu'on appelle le stalinisme [8] ».
Passant en revue toutes les méthodes et pratiques employées pour, écrit-il, « freiner la conscience et la pratique sociale », celle des « demi-vérités » et celle de « l'éclectisme », il désigne aussi du doigt ceux qui, assure-t-il, « sont prêts à sacrifier Staline lui-même, prêts à révéler sa paranoïa, en un mot à répondre à la question: « Qui est coupable ? » afin de n'avoir pas à répondre à la question : « Pourquoi ».
Pour sa part, « optimiste » parce que convaincu que l'U.R.S.S. traverse une crise profonde et qu'il n'existe pas d'alternative au cours nouveau, il en indique la condition unique :
« Nous devons avoir une image exacte de notre passé, dans toute sa complexité. Ce n'est pas le cas aujourd'hui, mais les historiens voient s'ouvrir devant eux de vastes horizons et des possibilités illimitées d'exercer leur esprit d'investigation [9] »
Le dramaturge Mikhail Chatrov a déjà ouvert la voie aux historiens. Dans Brest-Litovsk d'abord, où il a mis en scène les principaux protagonistes, puis dans Plus loin, encore plus loin, où il met en scène Trotsky mort interpellant Staline :
« Mon activité à l'étranger en vue de la création de la IV° Internationale contre la III°, ce n'est pas une invention. Tout cela a eu lieu. Je suis un soldat de la révolution mondiale et je me présente sans défaillance devant le tribunal des descendants.
« Seulement, ce qui n'a jamais eu lieu et ne le pourra jamais, ce que je rejette avec mépris, ce sont les services secrets. Je n'ai eu aucun contact avec les services secrets, sauf, pardon, un seul et unique ... (silence). Le 20 août 1940, chez moi, dans mon bureau, j'ai été mortellement blessé d'un coup de piolet par un dénommé Jacson sous l'identité duquel agissait l'Espagnol Ramon Mercader. Le diabolique sentiment de vengeance l'emportait [10]. »
Dans le même temps, le juriste Arkadi Vaksberg, dans Literaturnaia Gazeta, qualifie les procès de Moscou de « spectacles judiciaires ». Après avoir rappelé le passé menchevique de Vychinsky, choisi, écrit-il, pour en être « le sanguinaire metteur en scène [11] », il révèle que cet homme avait, en 1917, signé un mandat d'arrêt contre Lénine, accusé alors d'être un « agent allemand » et remarque:
« L'enchaînement tragique de l'histoire a voulu que ce soit précisément lui, Vychinsky, qui, vingt ans après, devenu procureur général, accusât les compagnons de Lénine d'avoir voulu s'en débarrasser et requérât contre eux la peine capitale [12]. »
Faut-il le dire ici ? La réhabilitation de Boukharine, Rykov, Rakovsky, celle, plus récente, des autres condamnés des procès de Moscou, Zinoviev et Kamenev, Radek et Piatakov en tête, et le commentaire de gens comme Aleksandr Yakovlev et d'autres moins connus sont un événement considérable. Me permettra-t-on une note personnelle ? Il y a quatre ans, dans un long article consacré à Khristian Georgiévitch Rakovsky, l'ami de Trotsky, j'écrivais au sujet du calvaire qu'il a subi avant et pendant le procès :
« Il cède, et c'est un homme méconnaissable sous une longue barbe qui contribue à son allure de vieillard épuisé, qui comparaît au troisième procès de Moscou aux côtés de Boukharine, longtemps son adversaire politique, et d'Iagoda, le chef de la police qui le persécuta. Là, sous les coups du procureur, l'ancien menchevik Vychinsky, le vieux révolutionnaire se reconnaît comploteur et espion, saboteur et criminel. Il a pourtant des sursauts, relevant la tête, dupant quelques minutes le procureur et réussissant à parler le langage de l'histoire et de la politique au lieu de celui du droit commun [13]. »
Je l'avoue : j'ai tremblé de la tête aux pieds en entendant à la radio l'information sur sa réhabilitation. « Rako » est revenu. Le vieillard méconnaissable a secoué son âge, sa tristesse infinie, son épuisement de cardiaque. Il marche, de son pas élégant, avec nous, avec la génération qui lira ce livre ; il va en toute dignité au-devant de la nouvelle génération soviétique sous les yeux de laquelle il sera rejoint par son ami Lev Davidovitch Trotsky, puisqu'il appartient, lui aussi, à ces jeunes hommes et femmes du monde soviétique et d'ailleurs, en tant que partie intégrante de cette vérité qu'ils revendiquent et attendent légitimement.
Comment, dans ces conditions, ne pas rédiger cette biographie de Trotsky, sur lequel j'ai travaillé pendant des années, accumulant documents, fiches, témoignages ? Comment, ne pas, aider aujourd'hui les historiens et avec eux la jeunesse soviétique, a reconquérir leur passé contre ceux que P. Vidal-Naquet, à propos d'une tragédie de ce siècle appelle « les assassins de la mémoire »? Ce livre s'adresse, bien entendu, au public français, mais, je ne le cache pas, il s'adresse aussi aux chercheurs soviétiques : qu'il les aide en leur servant de référence, de repoussoir ou d'élément de comparaison, mais qu'il les aide dans cette reconquête dont le succès est essentiel pour tous ! Qu'il existe pour la vérité historique ! En écrivant ces lignes, je n'oublie pas pour autant l'avertissement récent lance par Kamil Ikramov, fils d'une des victimes d'un des procès de Moscou :
« Il reste des gens qui ne veulent pas nous rendre notre passé, car ils espèrent que notre futur sera pareil [14]. »
La personnalité même de Trotsky est aussi hors du commun que sa destinée. Cet orateur gigantesque, cet écrivain à l'immense talent a été aussi chef d'armée, dirigeant de l'Etat, du parti, diplomate, organisateur des transports et l'un des plus fins analystes de la société civile et de la révolution culturelle. Il a cohabité avec Lénine à la tête de l'État soviétique pendant cinq années décisives, démentant la sagesse populaire qui ne croit pas que deux « crocodiles » puissent coexister dans le même marigot. Il est tombé du pouvoir dans l'exil plus vite qu'il n'y avait accédé. Du fait qu'on avait fait de lui une « non-personne », il a pu sembler oublié du peuple soviétique. Or l'on découvre brutalement en 1987 qu'il a conservé sa place dans « l'histoire vécue » qui se raconte dans les familles et que son souvenir hante au moins les salles et les turnes des universités soviétiques. Aucun des autres « Grands » des pays étrangers en 1917 ne jouit d'une renommée aussi universelle et de la capacité à provoquer des polémiques à partir de son seul nom.
Trotsky, c'est d'abord la haine contre lui. On la retrouve tout au long des pages de ce livre : celle des officiers britanniques de l'infanterie coloniale rencontrés au Canada et qui se survit aujourd'hui dans les travaux historiques. Celle des blancs qui le caricaturent en Juif sanglant en bourreau, au nez et aux serres crochues, en oiseau de proie, en tueur. Celle des nazis qui dénoncent son intervention dans les manifestations du 12 février 1934 à Paris et hurlent à la mort jusqu'à impressionner les bons radicaux des droits de l'homme. Celle des petits-bourgeois français massés devant la villa de Barbizon, hurlant à la mort contre l'homme du refus de payer « les emprunts russes », l'organisateur de la « trahison », signataire, en 1918, du traité paix avec les « Boches ». Celle des staliniens enfin de Moscou ou Paris, grands ou petits, de Jacques Duclos ou Georges Soria dont la plume fut au service des tueurs.
On est frappé de la sérénité de celui qui est l'objet de tant d'exécration, du sens de la mesure de cet homme qui, bien qu'il haïsse et attise la haine de classe contre l'oppresseur et l'exploiteur, ne semble jamais anime par un ressentiment, une hargne, un désir personnel de revanche et se contente d'analyser ces sentiments comme quelques-uns des multiples ressorts qui donnent le contenu de la conscience de l'action, finalement de la politique des masses.
Cet homme contre lequel se concentre tant de haine est un homme d'amour. Amour pour Aleksandra Lvovna, pour Natalia Ivanovna, qui partagèrent sa vie. Amour pour Frida Kahlo et d'autres moins célèbres, belles et dignes de son empressement. Amour pour ses enfants, pour le seul petit-fils qu'il lui restera après 1935. Il n'est pas à l'aise dans l'expression des sentiments, souvent muré dans une raideur inhibée, et malmène ceux qu'il préférerait prendre dans ses bras ou par l'épaule : il ne sait pas le faire. Il est plus à l'aise, en revanche, quand il s'agit d'exprimer son amour pour l'humanité souffrante, les victimes de l'exploitation capitaliste et de la guerre impérialiste, les centaines de milliers qui meurent tous les jours sous les coups ou les balles ou des privations infligées. Il aime aussi ceux qui l'aiment et ceux qui l'ont aimé, la grande armée des ombres des jeunes révolutionnaires qu'il a sans cesse sous les yeux dans ses dernières promenades et pendant ses interminables insomnies.
Même s'il ne peut dissimuler un temps de surprise lorsqu'il apprend que la famille du tsar a été tuée jusqu'au dernier enfant [b], il ne manifeste que rarement sa répugnance devant les massacres, quels qu'ils soit, depuis le début de cette guerre civile où il a de toute évidence subi et vécu trop de spectacles atroces.
En toute franchise, je m'attendais un peu, avant de plonger dans les archives, à trouver un Trotsky écrasant, dominant interlocuteurs – camarades et adversaires – de sa stature, de ses connaissances de son autorité, manœuvrant les militants, sinon comme des pions, du moins comme des unités militaires, condamnant sévèrement les déserteurs avant de « passer à l'ordre du jour », toujours plus profondément atteint cependant par ces défections qu'il ne voulait bien le laisser paraître.
Dans une IV° Internationale naissante dont il avoue qu'elle a malheureusement conservé dans son organisme une bonne dose de ce qu'il appelle « un certain poison du Comintern », il a dû trop souvent bâtir sur le terrain miné d'un fractionnisme exacerbé, des luttes de cliques sinon de fractions, du mépris pour la démocratie, du culte des petits chefs omniscients. Or on trouve un homme attentif, tolérant, curieux, expliquant patiemment, préoccupé avant tout de « dire ce qui est », soucieux de clarté et d'unité, convaincu que toute divergence peut être débattue et réglée dans le cadre d'une organisation communiste. Il ne va pas, bien entendu, jusqu'à tolérer le sabotage de l'ennemi et des agents infiltrés, mais les accusations violentes, les insinuations, les excommunications majeures, les cris et les injures, les ruptures fracassantes et les exclusions spectaculairement orchestrées par les dénonciations à coups d'épithètes, ne viennent pas de lui.
Je dois dire que pas un instant je ne me suis ennuyé et que, dans les dizaines de milliers de pages de sa correspondance, je n'ai rencontré qu'à deux ou trois reprises des redites, mon intérêt personnel de lecteur ne faiblissant jamais. Car Trotsky est aussi une machine intellectuelle parfaitement agencée, au rendement exceptionnel, et l'on peut dire de lui ce que lui-même disait de Ferdinand Lassalle et de Jean Jaurès quant à la puissance physique de leur intellect. Rigueur et imagination, puissance de rêve et finesse de l'analyse, netteté des objectifs et souplesse des méthodes, Trotsky disposait de tout cela.
Mais la machine intellectuelle n'était-elle pas trop puissante pour tracter les véhicules légers qu'étaient les organisations « trotskystes » et est-ce pour cette raison que les chaînes de ses remorques se brisèrent si souvent ? La question est posée. Je ne l'ai pas résolue : rarement sans doute dans l'Histoire, organisation politique subit semblables pressions.
On trouvera dans ce volume de très nombreuses citations. Trotsky fut un politique comme il fut un chef d'armée, un penseur comme il fut un homme d'action. Il est avant tout cependant – et particulièrement à ses propres yeux – orateur et écrivain. Malgré les aléas de la traduction, je n'ai pas voulu priver mon lecteur de son souffle, de son rythme, de ces magnifiques constructions verbales, cette lumière qui jaillit des mots agencés par sa plume.
Sans doute ceux de mes lecteurs qui connaissent un peu Trotsky mais un peu seulement – plus encore que ceux qui n'en connaissent rien, iront d'étonnement en étonnement. Ceux qui ont appris à l'école de bien des universitaires, voire de groupes politiques se réclamant de la pensée de Marx, que le marxisme consacre la primauté automatique de l'infrastructure et de l'économie dans le développement de l'histoire humaine seront tout étonnés de découvrir chez Trotsky ce qu'ils auraient pu trouver chez Marx, s'ils l'avaient lu, que le « marxisme » de cette espèce n'est qu'un « marxisme vulgaire », une méthode schématique et mécaniste, bonne tout au plus à justifier le fait accompli et faire l'économie de la réflexion et de la lutte d'idées. Ils découvriront que ce disciple de Marx – qui ne répétait pas des formules toutes faites, mais s'efforçait d'appliquer des méthodes éprouvées d'analyse à des situations nouvelles – n'était nullement un « prophète » et moins encore un doctrinaire. Ils découvriront que ce politique a commis bien des erreurs, mais qu'il ne les a jamais dissimulées, qu'il n'a jamais hésité à dire qu'il s'était trompé ou qu'il avait eu tort, qu'il considérait comme le premier devoir d'un révolutionnaire de « dire ce qui est » et de défendre ses convictions personnelles, même contre l'opinion de son propre parti, tout en restant fidèle et discipliné.
Ils découvriront chez lui une vision mondiale de l'économie, de la société et de la vie politique, un sens aigu des rapports de force et de leurs modifications. Ils, connaîtront un homme qui a vu avant bien d'autres la montée des Etats-Unis ; la crise britannique et européenne ; la signification du nazisme pour l'Allemagne et pour le monde ; le poids de sang de la guerre d'Espagne ; les lendemains atroces préparés à Munich sous couleur de « la paix pour notre temps » de Mr Chamberlain ; le pacte germano-soviétique enfin, cette poignée de main qui scellait le sort de dizaines de millions d'êtres humains. Quand ils passeront aux analyses sociales, à la culture et la vie quotidienne, ils découvriront cette vision aiguë dont Gramsci s'est légitimement inspiré et qui fait le succès dont il jouit aujourd'hui sans que personne ait jamais souligné sa dette à l'égard de Trotsky, que lui-même ne dissimulait pas.
Ils s'apercevront que Trotsky écrivait dans les années vingt avec la perspective de l'utilisation de l'atome comme source inépuisable d'énergie, qu'il décrivait dans une lettre à Pavlov, l'homme des réflexes conditionnés, que les psychanalystes étaient comme des gens qui « regardent dans un puits profond et assez trouble », qui ont cessé de croire que ce puits est « l'abîme de l'âme » mais n'ont encore construit que des théories « ingénieuses et intéressantes, mais arbitraires » sur les propriétés du fond.
Ils sauront que ce révolutionnaire était un défenseur de la culture accumulée au cours des siècles, qu'il voulait, non la négation, mais l'appropriation du savoir, qui devait constituer pour lui le fondement de la « culture humaine ». Ils s'apercevront que son hostilité à la guerre se nourrissait de ses craintes pour ce qu'il appelait la « civilisation humaine » et dont il était sans doute un des très rares contemporains à avoir vraiment compris quels dangers la menaçaient.
Ils apprendront que cet homme qui aima les femmes en tant que femmes et rompit amicalement des lances contre le féminisme, n'a jamais ignoré que, riches ou pauvres, c'étaient toujours elles qui étaient battues et, avec leurs enfants, faisaient les frais de la crise de la société et de l'institution familiale.
Bref, je crois qu'ils découvriront un homme très différent de l'idée qu'ils s'en faisaient, mais plus encore de l'idée qu'on leur en avait donnée. Je suis convaincu qu'avec moi ils aimeront ce Trotsky-là.
Notes
[a] Détail piquant : au printemps de 1988, un article de défense de Staline, signé de Nina Andreeva, paru dans Sovietskaia Rossia du 13 mars 1988, invoquait pour son argumentation une opinion de Winston Churchill favorable à Staline. Gavril Popov soulignait, avec quelque ironie, dans Sovietskaia Kultura du 7 avril 1988, que la citation en question avait été empruntée par Andreeva … au « trotskyste » Deutscher.
[b] Dans son Journal d'exil, à la date du 9 avril 1935, p. 109, Trotsky raconte, sur la question de l'exécution de la famille du tsar : « Causant avec Sverdlov, je lui demandai en passant : « Oui, et où est le tsar? – Fini, me répondit-il : on l'a fusillé – Et la famille, où est-elle? – Fusillée avec lui – Tous ? demandai-je apparemment avec une nuance d'étonnement. – Tous, répondit Sverdlov, et alors ? » – Il attendait ma réaction. Je ne répondis rien. « Et qui a décidé ? demandai-je. – C'est nous ici qui avons décidé ... » Les deux membres de phrase signalés par moi ci-dessus soulignent à la fois ses réserves sur l'exécution des enfants et sa détermination de ne pas soulever un tel problème.
Reférences
[1] Georges Lichtheim, The Concept of Ideology and Other Essays, New York, 1969. p. 224.
[2] A. Yakovlev, « La Justice et Nous. Enseignement des années Trente », Les Nouvelles de Moscou. 14 février 1988.
[3] Cité par Profil (Vienne), 13 juillet 1987. Le journal autrichien rend compte d'un forum organisé par les Jeunesses communistes à l'université de Moscou.
[4] Iouri Nikoilaiévitch Afanassiev, « Parlons du passé, c'est de l'avenir du socialisme qu'il s'agit », Les Nouvelles de Moscou, 10 mai 1987.
[5] N. Maslov, « Notre force réside dans la vérité », Ibidem. 27 juillet 1987.
[6] « Trotsky, le nouveau Héros de la Révolution », Der Spiegel, n° 31, 27 juillet 1987.
[7] P.V. Volobouiev, « Voir la Logique de l'Histoire », Fakty i Argumenty, 29 août 1988.
[8] I.N. Afanassiev, « L'Education par la Vérité », Komsomolskaia Pravda, 1° septembre 1987.
[9] I.N. Afanassiev, « Toutes les Archives ne sont pas ouvertes », Sovietskaia Kultura, 1° janvier 1988.
[10] Ibidem.
[11] Mikhail Chatrov, Plus loin. plus loin. plus loin, cité dans Le Monde. 6 janvier 1988.
[12] Arkadi Vaksberg, « La Reine des preuves », Literaturnaia Gazeta. 27 janvier 1988.
[13] Ibidem.
[14] P. Broué, « Rako » (II), Cahiers Léon Trotsky. n° 18, juin 1984, p. 20.