1971

"Nous prions le lecteur de n’y point chercher ce qui ne saurait s’y trouver : ni une histoire politique de la dernière République espagnole, ni une histoire de la guerre civile. Nous avons seulement tenté de serrer au plus grès notre sujet, la révolution, c’est-à-dire la lutte des ouvriers et des paysans espagnols pour leurs droits et libertés d’abord, pour les usines et les terres, pour le pouvoir politique enfin."

P. Broué

La Révolution Espagnole - 1931-1939

Chapitre IV - L'impossible réaction

Les élections de novembre 1933 donnent l’avantage à la droite : la loi électorale favorise les vastes coalitions et les socialistes qui sont entrés seuls dans la compétition perdent la moitié de leurs élus sans pour autant perdre de voix, cependant que les partis républicains s’effondrent. Ce résultat à lui seul pose le problème de fond : dans le contexte économique et social de l’Espagne traditionnelle, les socialistes, face à une coalition que soutiennent des fonds considérables et les caciques des villages, n’ont que le choix entre la défaite et l’alliance avec les républicains dont les années écoulées démontrent qu’elle ne leur permet pas d’appliquer leur politique. En décidant d’affronter seul la compétition électorale, le Parti socialiste est du coup contraint d’assumer cette contradiction et d’aborder une révision déchirante. L’aile gauche qui se dessinait au cours de l’été 1933 à travers les réactions de la Jeunesse socialiste commence à prendre forme, et son principal porte-parole n’est autre que Largo Caballero. L’homme qui a été pendant cinquante ans le chef de file du réformisme et de la collaboration de classes tient un langage neuf et pour le moins surprenant. Pour lui, l’expérience des premières années de la République est claire : il n’y a rien à attendre de la petite bourgeoisie et des partis républicains qui sont congénitalement incapables de réaliser leur révolution démocratique bourgeoise. Selon lui, pendant ces années de coalition gouvernementale, Azaña et les siens ont saboté toutes les tentatives de réformes sérieuses - y compris à travers les hauts fonctionnaires de son propre ministère. Pendant la campagne électorale, il emploie, selon l’expression d’Andrés Nín, « un langage purement communiste, allant même jusqu’a préconiser la nécessité de la dictature du prolétariat » [1]. Les anarchistes, de leur côté, posent à leur manière le même problème et tentent d’opposer la « voie parlementaire » à la « révolution ». Leur historien, César Lorenzo, écrit :

« Ses militants, ses meilleurs orateurs, ses agitateurs entreprirent une formidable campagne en faveur de l’abstention, dénonçant sans répit et sans aménité l’incapacité et la trahison des partis bourgeois libéraux et des socialistes, leur lâcheté devant la droite, leur refus de chercher un remède vigoureux aux plaies traditionnelles de l’Espagne et leur ignorance des besoins de la classe ouvrière. La propagande libertaire trouva un écho puissant parmi le prolétariat et la paysannerie lassés par l’inefficacité de la coalition républicano-socialiste au pouvoir » [2].

Pour l’ensemble du pays, les abstentions s’élèvent à 32,5 %, atteignant et même dépassant les 40 % dans les provinces de Barcelone, Saragosse, Huesca et Tarragone, 45 % dans celles de Séville, Cadix et Malaga Ayant assuré ainsi à leur manière, grâce à l’impact de leur consigne de no-votad le succès électoral de la droite, les anarchistes passent à la deuxième partie de leur « démonstration », déchaînant contre la droite victorieuse le désormais traditionnel soulèvement armé. Le 8 décembre 1933, à l’initiative d’un « comité révolutionnaire » dirigé notamment par Cipriano Mera et Buenaventura Durruti, la CNT déclenche l’insurrection : à Saragosse et, de là, à l’Aragon et à la Rioja. A nouveau, le « communisme libertaire » est proclamé pour quelques jours dans les villages. La répression de l’armée et de la police en vient facilement à bout : la CNT, exsangue et divisée, est pour l’instant sur la touche.

Or la victoire des droites n’est pas une semple péripétie, mais, pour ses Inspirateurs, une première étape. Car il ne s’agit pas dans leur esprit d’un retour du pendule dans une simple alternance au pouvoir, mais du début d’une contre-attaque pour laquelle d’autres moyens qu’électoraux seront employés, si nécessaire. Les monarchistes, « carlistes » ou « alphonsistes », organisés dans la « Communion traditionnaliste » et le Parti de la rénovation espagnole » ne renoncent pas à « sauver » l’Espagne et à la régénérer par les armes de la guerre civile. Leur chef, Calvo Sotelo, fervent du corporatisme, admirateur du fascisme, personnellement lié à Mgr Segura, a la confiance des chefs militaires, et les deux partis, ainsi qu’un représentant de l’armée, signent en mars 1934 à Rome avec Mussolini un accord secret par lequel ce dernier s’engage à fournir capitaux et armes pour le renversement de la République. Cette extrême-droite conservatrice, plus autoritaire et corporatiste que simplement monarchiste, exerce la plus vive pression sur l’organisation politique de droite créée à l’initiative de la hiérarchie catholique, l’Action populaire de José Maria Gil Robles, admirateur de l’État corporatiste de Dollfuss, devenu le chef parlementaire de la CEDA (Confederación española de las derechas autónomas), le plus fort parti des Cortes, et qui jouit lui aussi de la confiance des plus importants des chefs militaires.

Le nouveau gouvernement, présidé par Lerroux et qui ne comprend pas de représentants de la droite, s’engage immédiatement dans la voie de la démolition de l’œuvre des premières années de la république L’enquête - inachevée - sur les responsabilités de la monarchie est close par un non-lieu. Le clergé reçoit d’exorbitantes subventions, cependant que les crédits des écoles publiques sont diminués. Les lois qui contraignent à l’adjudication par concours des travaux publics sont annulées. La police recrute largement. Calvo Sotelo, condamné à l’exil depuis la chute de la dictature, est amnistié. Les groupes d’extrême-droite descendent dans la rue avec la protection ouverte des autorités : les phalangistes attaquent journaux et locaux socialistes ou même libéraux, tirent des coups de feu à l’université, les troupes des Jeunesses de la CEDA, rassemblées à l’Escorial, saluent leurs chefs à la romaine. Sanjurjo et les autres chefs du pronunciamiento de 1932 sont amnistiés et remis en liberté. Lerroux démissionne parce que le président Alcalá Zamora exige la publication de la note par laquelle il déclare qu’il serait dangereux de remettre à ces hommes de nouveaux commandements. Son successeur, Samper, poursuit sa politique Elle conduit rapidement à de graves confits, cette fois avec les Catalans et les Basques, le gouvernement faisant annuler une loi catalane qui réduit de moitié les droits des grands propriétaires, et rompant unilatéralement une vieille convention en matière fiscale qui laissait aux députations provinciales la perception des impôts dans les provinces basques. Le président, enfin, cherche le moyen de remettre en cause la séparation de l’Église et de l’État.

La classe ouvrière espagnole, les paysans pauvres se sentent pourtant frustrés, non vaincus, et l’offensive réactionnaire commence à leur dicter des réflexes unitaires Dans ce contexte, le mot d’ordre du front unique ouvrier prend toute sa dimension et l’Alliance ouvrière une tout autre envergure. Une délégation de l’alliance ouvrière de Barcelone comprenant Pestaña, le socialiste Vila Cuenca et Joaquín Maurín se rend à Madrid, y confère avec Largo Caballero qui se rendra peu de temps après à Barcelone pour poursuivre la discussion. Sensible à la menace de contre-révolution, ulcéré de l’échec de sa vie militante, poussé par la volonté de combat des militants ouvriers de son parti et de l’UGT, influencé par des intellectuels Carlos de Baraúbar, Luls Araquistáin - qui traduisent le courant à la fois unitaire et révolutionnaire qui commence à animer la jeune génération, le vieux dirigeant réformiste fait un pas de plus et se prononce pour l’Alliance ouvrière en même temps que pour la vole révolutionnaire. L’Alliance ouvrière, déjà une réalité à Barcelone, s’étend à toute la Catalogne, et même à Madrid où la participation de l’aile caballeriste lui dorme un poids particulier, à Valence, aux Asturies enfin où elle obtient le spectaculaire ralliement de l’organisation régionale de la CNT.

C’est en févier 1934 que, dans les colonnes de La Tierra paraît la première prise de position d’un dirigeant connu de la CNT en faveur de l’Alliance ouvrière. Valeriano Orobón Fernández, jetant par-dessus bord le vieux sectarisme anarchiste, pose le problème en ces termes :

« la réalité du péril fasciste en Espagne a posé sérieusement le problème de l’unification du prolétariat révolutionnaire en vue d’une action d’une portée plus grande et plus radicale que celle qui se limite à des fins purement défensives. L’unique issue politique actuellement possible se réduisant aux seules formules antithétiques de fascisme ou révolution sociale... il est indispensable que les forces ouvrières constituent un bloc de granit » [3]

L’unité qu’il propose doit se faire sur la base du refus de la collaboration avec la bourgeoisie et de la lutte pour son renversement, la base du nouveau régime devant être « l’acceptation de la démocratie ouvrière révolutionnaire, c’est-à-dire de la volonté de la majorité du prolétariat, en tant que dénominateur commun et facteur décisif du nouvel ordre de choses » [4].

C’est sur cette base que la confédération régionale asturienne signe avec l’UGT un pacte d’alliance que le plénum national de la CNT rejettera avec éclat. Les Asturiens, derrière leur dirigeant José María Martinez, persistent. Ainsi que le remarque César Lorenzo : «  Remettant en question l’anarchisme traditionnel, ces militants asturuens acceptaient la constitution d’un pouvoir exécutif qui organiserait la révolution et au lendemain de celle-ci exercerait l’autorité et assurerait l’ordre » [5]. Combattue avec acharnement tant par les socialistes de droite de la tendance Besteiro que par les anarchistes, dénoncée comme « social-fasciste » par le Parti communiste officiel, la construction de l’Alliance ouvrière traçait un clivage nouveau à travers le mouvement ouvrier espagnol et créait en même temps les conditions de sa réunification à terme et, dans l’immédiat, celles de son unité de front. L’initiative de l’Alliance ouvrière de Catalogne appelant en mars 1933 à une grève générale de solidarité avec les grévistes de la presse madrilène démontrait qu’il existait désormais en Espagne un élément nouveau, un facteur de renouvellement de la stratégie ouvrière, une possibilité de surmonter les divisions anciennes et d’assumer une stratégie révolutionnaire.

Elle sera bientôt mise à l’épreuve. La CEDA, par la bouche de Gil Robles fait savoir qu’elle exige sa part de responsabilités gouvernementales. Les dirigeants socialistes se divisent : doivent-ils résister par la force, malgré une évidente impréparation, comme le pense Largo Caballero ? Doivent-ils chercher à éviter une bataille dont l’échec est certain et se réserver pour des temps meilleurs, comme l’affirme Prieto ? La récente défaite des socialistes autrichiens face au chancelier Dollfuss - le modèle de Gil Robles - fait sans doute pencher la balance, et Largo Caballero l’emporte : on résistera les armes à la main. Le 1 octobre, les Cortes se réunissent, le gouvernement démissionne et Gil Robles réclame la majorité dans le gouvernement. Les socialistes font savoir au président qu’ils considéreraient cette entrée comme une déclaration de guerre contre eux ; appuyés par les républicains de gauche, ils demandent la dissolution et de nouvelles élections Après avoir hésité, le président Alcalá Zamora désigne Lerroux et lui demande de former un gouvernement comprenant trois membres de la CEDA. L’UGT lance l’ordre de grève générale 1a CNT, sur le plan national, ne bouge pas. Les campagnes, épuisées par une longue et dure grève des ouvriers agricoles en juin, ne bougent pas non plus. Trois foyers insurrectionnels seulement se déclarent : Barcelone, Madrid, les Asturies.

A Barcelone, l’Alliance ouvrière qu’inspirent Maurín et Nín a pris position pour l’insurrection contre le nouveau gouvernement, menace directe contre les ouvriers et les paysans ainsi que contre l’autonomie catalane. Elle essaie de convaincre le gouvernement de la Généralité qu’il tient entre ses mains la clé de la situation. Mais, épuisée par sa crise interne, par les longs mois de lutte pour soutenir la grande grève de Saragosse au printemps précédent, la CNT catalane n’envisage pas d’alliance, même limitée, avec les autonomistes de la Généralité, et encore moins avec les communistes du BOC qui tentent d’exploiter sa crise pour bâtir une centrale indépendante, s’allient avec l’UGT et les Syndicats de l’opposition. La CNT prend position contre la grève, l’un de ses dirigeants parlant même en ce sens à la radio de Barcelone - et les militants anarchistes se retrouvent de fait dans le camp du gouvernement central, contre la grève qui se répand en Catalogne, contre la proclamation par le président de la Généralité, Companys, de 1’« indépendance de l’État catalan dans le cadre de la république fédérale ». Débordé sur sa droite par les éléments catalanistes fascistes de son responsable à l’ordre public, Dencás, et ses « chemises vertes », qui s’emploient à provoquer les travailleurs en frappant les anarchistes et en désarmant les alliancistes, les dirigeants catalans, ayant par leur proclamation, « sauvé l’honneur », s’empressent de négocier une reddition honorable. Malgré le succès initial relatif de la grève générale - la première qui n’était pas en Catalogne lancée par les anarchistes - la classe ouvrière, notamment à Barcelone, demeure passive devant la collusion apparente de l’Alliance et des autonomistes et la complicité de fait des anarchistes avec Madrid. Restée en dehors de l’Alliance ouvrière, la CNT y voit une force concurrente, et, le front unique ainsi brisé, le gouvernement de Madrid peut rétablir sans coup férir son autorité.

A Madrid, la CNT s’est également refusée à entrer dans l’Alliance ouvrière où le Parti socialiste est de loin la force déterminante. Le 2 octobre, ses représentants informent les délégués de l’Alliance qu’ils ont décidé de passer à l’action Insurrectionnelle au cas où la CEDA accéderait au gouvernement. Le 4, à l’annonce de cette entrée, il prend position pour le déclenchement d’une grève générale pacifique destinée à faire pression sur le président de la république. La grève a en fait déjà démarré spontanément, les rues sont pleines de travailleurs prêts à saisir des armes et à se battre. Mais les dirigeants socialistes ne se décident pas : les armes manquent. Il n’y aura finalement que des mouvements passionnés de la foule, quelques coups de feu Isolés contre les forces de l’ordre, des opérations de commando contre des édifices publics et des casernes, menées essentiellement par des militants des Jeunesses. Le gouvernement peut respirer au bout de quarante-huit heures, commence à faire arrêter dirigeants et militants. La grève se poursuit jusqu’au 12, témoignage d’une volonté de combat qui n’a pu se traduire en actes. L’Alliance ouvrière de Madrid, simple organe de liaison, appendice du Partil socialiste madrilène, n’a pas été non plus l’organe de front unique et de combat révolutionnaire attendu.

Mais il n’en sera pas de même dans les Asturies. Là, nous l’avons vu, la CNT avec José Maria Martínez, est entrée dans l’Alliance ouvrière, que rejoint également en dernière minute le Parti communiste, et qui lance le célèbre mot d’ordre d’ « UHP » (Unión hermanos proletarios : union, frères prolétaires). Dans tous les villages miniers se sont constitués des comités locaux qui, dès la nuit du 4 octobre, lancent la grève générale, occupent le 5 la plupart des localités, attaquant par surprise et désarmant les forces de police, occupant enfin la capitale provinciale, Oviedo, le 6. La nouvelle de l’échec de Barcelone et de Madrid ne diminue pas la volonté de combat des mineurs dont les comités prennent le pouvoir en mains, armant et organisant les milices, faisant régner un ordre révolutionnaire très strict, occupant les édifices, confisquant les entreprises, rationnant les vivres et les matières premières. Ils s’emparent de l’arsenal de La Trubia, de La Vega et de Marigoya, disposant de 30 000 fusils et même d’une artillerie et de quelques blindés, mais manquant de munitions, emploieront surtout la dynamite, arme traditionnelle de leurs combats. Sûr de tenir le reste de l’Espagne, le gouvernement emploie les grands moyens, et sur les conseils des généraux Goded et Franco, confie au général Limez Ochoa, chargé de la reconquête, des troupes d’élite, Marocains et Légion étrangère. Oviedo tombe le 12 octobre, et le socialiste Ramón Gonzáles Peña démissionne du compté révolutionnaire La résistance continue, et l’armée reprendra village mander après village. Jusqu’au 18 octobre où le socialiste Belarmino Tomás négocie la reddition des insurgés. Des francs-tireurs résisteront encore ici ou là, pendant des semaines. La répression est féroce plus de 3 000 travailleurs tués, 7 000 blessés, plus de 40 000 emprisonnés dont certains soumis à la torture des agents du commandant Doval qui soulèveront l’indignation dans des milieux très larges. L’état de guerre est maintenu pendant trois mois encore et de nombreuses municipalités suspendues, dont celles de Madrid, Barcelone et Valence. Les tribunaux militaires prononcent un certain nombre de condamnations à mort : le sergent Vasques, passé du côté des insurgés, est fusillé, les députés socialistes Teodomiro Menéndez et Ramón Gonzáles Peña verront leur peine commuée, ainsi que le commandant Pérez Farrás, chef des forces catalanistes « insurgées ». Avaña, Largo Caballero et bien d’autres seront quelque temps emprisonnés. Prieto se réfugie en France.

Au lendemain de l’insurrection d’octobre 1934, Andrés Nín écrit qu’il a manqué à la Commune asturienne, pour vaincre, ce qui avait déjà manqué à la Commune de Pans, un parti révolutionnaire. Telle est aussi l’opinion de Trotsky - la ligne des partisans de la fondation d’une nouvelle Internationale, la IVerème -, telle et aussi l’opinion défendue dans la Jeunesse socialiste, notamment à sa direction, aussi bien que dans les milieux intellectuels les plus avancés de l’aile « caballeriste » du Parti socialiste et de l’UGT. Et c’est pourtant au moment où l’on pourrait envisager la fusion sur cette base et dans cette perspective communes de ces trois courants en définitive convergents, qu’ils vont en fait diverger de façon décisive, avec, d’une part, la rupture entre Nín et Trotsky, et de l’autre l’évolution de la Jeunesse socialiste vers le Parte communiste officiel. Pendant les années de la «  troisième période », l’opposition de gauche internationale a lutté avec acharnement pour la réalisation du front unique ouvrier. En 1934, cette perspective est en train de se réaliser, en France comme en Espagne, tant sous la poussée du courant unitaire qui se développe dans les masses depuis la victoire du nazisme, que comme résultat direct du tournant mondial des partis communistes et de l’abandon par eux de la politique de dénonciation du « social-fascisme ». Le début de réalisation de ce front unique est pour ceux qui en ont été les ardents défenseurs, un pas en avant, mais il constitue en même temps un énorme danger en créant les conditions de leur isolement de petit groupe à l’extérieur de ce rassemblement. Partant de la nécessité pour les révolutionnaires d’être à l’intérieur de ce front unique pour le « féconder », Trotsky a proposé à ses camarades français ce qu’il appelle la politique de 1’« entrisme » dans le Parti socialiste. Il s’agit pour lui, et dans un premier temps, d’opérer la jonction entre la petite troupe de ses partisans, les « bolcheviks-léninistes » - presque tous anciens militants du P.C. exclus pour « trotskisme » - et l’aile gauche qui se cherche à l’intérieur de la social-démocratie. Il serait ainsi possible dans un deuxième temps et à travers la rupture avec la social-démocratie de jeter les bases d’organisation d’un parti indépendant qui constituerait alors un pôle d’attraction suffisant pour précipiter à son tour la crise dans les rangs des PC officiels. L’évolution à gauche du Parti socialiste espagnol - plus nette encore que celle de la SFIO - conduit Trotsky à Insister pour que ses partisans opèrent en Espagne ce qu’on appelle le « tournant français », en négociant leur entrée dans le parti de Largo Caballero.

L’échec des soulèvements d’octobre 1934 est en effet loin d’avoir brisé le développement vers la gauche d’importants secteurs du Parti socialiste et de l’UGT. Largo Caballero, porté par le mouvement naturel de radicalisation des masses, s’en est fait le porte-parole et devient à son tour par son action, un des plus puissants facteurs de son accélération. En prison, le vieux militant réformiste découvre les classiques du marxisme, s’enthousiasme pour la lecture de L’État et la Révolution, pour Lénine et pour la révolution russe. Il réunit autour de lui une pléiade d’intellectuels brillants, les Araquistáin, Carlos de Baráibar, Alvarez del Vayo qui constituent l’état-major de l’hebdomadaire Claridad qui se donne pour mission de propager l’orientation révolutionnaire nouvelle. Luis Araquistáin la résume en ces termes :

« Je crois que la IIe et la IIIe Internationales sont virtuellement mortes. Il est mort le socialisme réformiste, démocratique et parlementaire qu’incarnait la Ile Internationale. Il est mort aussi ce socialisme révolutionnaire de la IIIe Internationale qui recevait de Moscou mots d’ordres et tournants pour le monde entier. Je suis convaincu que doit naître une IVe Internationale qui fonde les deux premières, prenant à l’une la tactique révolutionnaire, à l’autre le principe de l’autonomie nationale » [6].

Ces néo-révolutionnaires sont suivis, soutenus, parfois précédés par la Jeunesse socialiste. Ensemble, ils font campagne pour ce qu’ils appellent une « bolchevisation » du Parti socialiste qui en ferait un parti révolutionnaire. L’organe de la JS de Madrid, Renovación, lance un appel aux trotskistes de la Gauche communiste qu’il considère comme « les meilleurs théoriciens et les meilleurs révolutionnaires d’Espagne », pour qu’ils entrent dans le Parti [7] et la Jeunesse socialiste afin de précipiter cette transformation nécessaire. C’est un pas que franchissent, dès 1934, quelques militants trotskistes importants, notamment Henri Lacroix et José Loredo Aparicio.

Mais la majorité des trotskistes espagnols ne se laissent pas convaincre par les arguments de Trotsky et moins encore par les appels de ceux que ce dernier appelle « la magnifique Jeunesse socialiste arrivée spontanément à l’aide de la VI Internationale ». Malgré l’opposition de L. Fersen et Esteban Bilbao, c’est à une très large majorité qu’à l’automne de 1934, la Gauche communiste refuse, pour ce qui ne serait, selon elle, qu’un « profit circonstanciel », de « se fondre dans un conglomérat amorphe appelé à se briser au premier contact avec la réalité » [8], en d’autres termes, d’entrer dans le Parti et la Jeunesse socialiste dont elle considère que les nouvelles orientations sont largement démagogiques et le révolutionnarisme purement verbal. En fait, l’expérience de l’Alliance ouvrière a permis aux militants de la Gauche communiste de se rapprocher, à travers une collaboration quotidienne, du Bloc ouvrier et paysan, particulièrement en Catalogne. Les trotskistes espagnols sont, eux aussi, désireux de rompre l’isolement auquel les condamne dans l’action la petite dimension de leur organisation, et de trouver un champ d’action immédiate plus vaste, en même temps que de répondre au sentiment passionné de recherche de l’unité répandu parmi les masses et entretenu par l’insurrection des Asturies. Quelles que soient leurs divergences avec les maurinistes sur un certain nombre de points importants, ils les considèrent, comme l’écrit aujourd’hui Andrade [9], comme « plus proches » et par conséquent « plus influençables » et sont sensibles au fait que la fusion avec eux leur donnerait des dimensions appréciables en Catalogne en même temps que les éléments d’un parti à l’échelle nationale. Un long travail en commun a rapproché, sur tous les plans, les deux organisations. La Gauche communiste a rompu avec Trotsky, et le Bloc ouvrier et paysan refusé de se joindre aux efforts d’organisation de la « droite » sur le plan International. L’une et l’autre organisations se retrouvent d’accord sur la formule de « révolution démocratique-socialiste » en Espagne et sur la nécessité de constituer un nouveau parti. De leur fusion naît, le 25 septembre 1935, à Barcelone, le Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) qui se veut une étape sur la voie de l’unification des « marxistes révolutionnaires » en Espagne. La résolution de fondation proclame :

« Le grand Parti socialiste révolutionnaire (communiste) se constituera en regroupant au sein de la même organisation tous les noyaux marxistes révolutionnaires existants, ainsi que la nouvelle génération révolutionnaire qui commence à entrer en action sous l’impulsion de l’unité marxiste, et les éléments qui ont été démoralisés par le fractionnisme à l’Intérieur du mouvement ouvrier et se sont temporairement retirés de l’actionix » [10].

Il s’agit, pour le nouveau parti, de « gagner à ce point de vue les secteurs réellement marxistes des partis socialiste et communiste afin que l’un et l’autre, gagnés à l’idée d’un parti socialiste révolutionnaire unique, se prononcent pour un Congrès d’unification marxiste révolutionnaire » [11]. Le nouveau parti se situe dans la tradition communiste, celle de la révolution d’Octobre et des quatre premiers congrès de l’IC, sous le drapeau « de Lénine et de Trotsky », mais prend ses distances vis-à-vis du « trotskisme » et de ses organisations pour la IVe Internationale. Il compte quelque 8 000 militants, une base ouvrière réelle, notamment en Catalogne dans des villes industrielles comme Lérida ou Gérone, et des groupes nettement moins solidement implantés en Andalousie, en Estrémadure, au Pays basque et dans les Asturies. Ses dirigeants sont tous des hommes connus dans le mouvement ouvrier, non seulement Maurín et Nín, mais Luis Portela et Juan Andrade, anciens dirigeants des JS et du premier PC, Luis Garcia Palacios, un des premiers responsables des JC, David Rey et Pedro Bonet pionniers du communisme et des CSR catalans, l’ancien fonctionnaire du parti et de l’Internationale, Julien Gorkín. En Catalogne, à partir des syndicats de la CNT dont les militants du Bloc avaient pris la direction et qui, pour cette raison, en ont été exclus, il constitue même une organisation syndicale, la Fédération ouvrière d’unité syndicale (FOUS) dont Andrés Nín est secrétaire général qui rassemble la majorité des travailleurs organisés à Tarragone, Lérida et Gérone, et qui s’affirme numériquement supérieure à I’UGT catalane.

Cette fondation du POUM par la fusion des deux organisations qui avalent inspiré et animé l’Alliance ouvrière se produit précisément dans la période de déclin de cette dernière et contribue peut-être, indirectement, à ce que la gauche socialiste s’éloigne d’elle. Mais c’est surtout que, dans l’intervalle, s’est produit le tournant de la politique stalinienne mondiale qui se traduit par la nouvelle ligne adoptée lors du VII congrès de l’Internationale communiste. Au-delà du mot d’ordre de « front unique » apparaît - présenté comme son approfondissement ou son élargissement - celui du « front populaire » qui est en réalité de nature opposée puisqu’il postule l’alliance des organisations ouvrières avec les partis républicains. Numériquement faibles, les organisations communistes officielles, une fois brisé un isolement dont leur propre politique sectaire avait constitué le facteur essentiel, bénéficient de conditions favorables à un développement rapide de leur influence. C’est que, dans cette atmosphère prérévolutionnaire, le prestige de la révolution russe, dont elles prétendent incarner la tradition et la continuité, est immense. Elles ont en outre pour elles leurs liens internationaux, leurs capacités d’organisation, leur expérience, des moyens matériels considérables, l’écho que rencontre dans 1’Espagne angoissée la campagne antifasciste mené par les PC dans le monde entier.

Or la tendance gauche du Parti socialiste leur offre un terrain favorable, alors même qu’elle suscite chez leurs dirigeants des réserves qu’ils expriment en privé au moins, par rapport à ces tendances de toute évidence « gauchistes ». Mais la phraséologie révolutionnaire de Caballero et de ses lieutenants ne s’appuie sur aucune analyse sérieuse, repose en revanche sur une profonde ignorance de la nature du phénomène stalinien, sur une absence quasi totale de mots d’ordre concrets, sur une excessive confiance en leurs propres forces. Forts de leurs centaines de milliers d’adhérents, les dirigeants socialistes et ugétistes ne prennent pas au sérieux les risques éventuels d’un « noyautage » de la part des communistes officiels. Pour beaucoup de socialistes de gauche, en outre, la fusion des deux partis socialiste et communiste apparaît comme le remède-miracle à la division source de faiblesse, la perspective nécessaire à la victoire. Elle leur semble agalement inscrite dans la nature des choses, comme résultat d’une double évolution, «  à gauche » de la part de leur propre parti, « à droite » de la part du PC. Certains - au premier rang desquels Alvarez del Vayo, vice-président de l’organisation socialiste de Madrid - vont plus loin encore et voient dans le PC et, de façon générale, dans l’URSS et l’Internationale communiste les seules forces « efficaces », les points d’appui permettant de surmonter les divisions, le verbalisme, et, en définitive, l’impuissance de leur propre parti.

La coalition de ceux qui se font, consciemment ou non, les agents du stalinisme dans les rangs du mouvement ouvrier espagnol et de ceux, beaucoup plus nombreux, pour qui seules désormais d’infimes nuances séparent les deux partis si longtemps opposés, conduit à des reclassements rapides. Un groupe de dirigeants avec Alvarez del Vayo et deux responsables nationaux de l’UGT, Amaro del Rosal et Edmúndo Rodriguez, fait figure d’alliés ouverts du PC que certains, beaucoup plus tard, qualifieront d’« agents ». Mais surtout, les dirigeants de la Jeunesse socialiste s’engagent et progressent très rapidement dans la même voie. Le tout jeune secrétaire des JS., Santiago Carillo, et son principal lieutenant, Federico Melchor, antistaliniens et antiréformistes déclarés, qui passent en 1934 pour des sympathisants trotskistes, reviennent en 1935 d’un voyage à Moscou convaincus de la nécessité d’œuvrer à « l’unité » qu’ils s’emploient aussitôt à réaliser entre les deux organisations de jeunesse : c’est le 1eer avril 1936 que la fusion de la minuscule Jeunesse communiste de Fernando Claudín avec la puissante organisation de la Jeunesse socialiste donne naissance à la Juventud Socialista Unificada (JSU) qui constitue dès lors le levier principal de l’influence stalinienne en Espagne. C’est vers la même époque que les socialistes de Catalogne, à la suite d’un des lieutenants de Largo Caballero, Rafael Vidella, s’engagent eux aussi dans la voie qui va conduire à la fusion du Parti socialiste et du Parti communiste en Catalogne dans le Partido Socialista Unificado de Cataluña (PSUC) qui adhère dès sa fondation à la IIIe Internationale. Le phénomène est évidemment capital. Le fait que la crise ouverte au sein du Parti socialiste en réaction contre sa politique réformiste, sous la pression des ouvriers et des paysans, dans le cadre de la crise du régime, comment à se résoudre par un renforcement du courant néo-réformiste incarné par les communistes staliniens revêt en définitive plus d’importance que le regroupement des révolutionnaires, « l’union des marxistes » qui a donné naissance au POUM. l’affaiblissement du poids spécifique de l’Alliance ouvrière, le rapprochement entre socialistes et communistes, le renforcement de ces derniers et le poids qu’ils apportent, à l’intérieur du mouvement ouvrier, en faveur des partisans du renouvellement d’une alliance avec les partis républicains, ouvrent même le risque de rejeter le POUM à l’extérieur du front en train de se constituer, et le menacent d’un isolement tant politique que géographique alors même que les lendemains de l’insurrection asturienne démontrent qu’aucune des questions qui sont au cœur de la crise espagnole n’est près d’être réglée par les voies pacifiques et parlementaires, et que la guerre civile est, plus que jamais, à l’ordre du jour.

Le gouvernement de centre droit de Lerroux paraît en effet incapable de maîtriser la situation. Son ministre de l’agriculture, le démocrate chrétien Gimenez Fernández cherche dans le catholicisme social la quadrature du cercle : une réforme agraire qui ne léserait pas vraiment les intérêts des grands propriétaires. La haine de l’extrême droite se déchaîne contre ce « bolchevik blanc » ! La CEDA quitte le gouvernement parce que le président de la République, Alcalá Zamora, a refusé à Gil Robles l’exécution des députés socialistes asturiens condamnés à mort. Mais elle y revient, cette fois aux Gil Robles au ministère de la Guerre, ce qui lui permet d’attribuer aux principaux commandements aux généraux organisés dans l’Union militaire espagnole (UME) fondée par Sanjurjo en vue de la préparation méthodique du pronunciamiento qui apparaît de plus en plus comme la solution, indépendamment des risques qu’il comporte ; le général Francisco Franco est chef d’état-major, le général Fanjul sous-secrétaire d’État, le général Rodriguez del Barrio inspecteur de l’Armée, et tous comptent parmi les têtes du complot. La CEDA est à chaque instant près d’être débordée sur sa droite, soit par sa propre organisation de jeunesses la Juventud de acción popular (JAP) que dirige Ramón Serrano Suñer, beau-frère de Franco, admirateur d’Hitler et de Mussolini, grand pourfendeur de « juifs, franc-maçons et marxistes », soit par la Phalange, au programme et aux méthodes typiquement fascistes, que dirige désormais en chef incontesté le jeune José-Antonio Primo de Rivera, lui aussi agent du gouvernement fasciste italien.

C’est le président de la République qui se décide finalement à mettre un terme à ces deux armées de réaction - le bienio negro, comme on les appellera désormais - en dissolvant ces Cortes désormais ingouvernables au lendemain de scandales financiers qui ont achevé de discréditer Lerroux, et alors que le chef du principal parti parlementaire, Gil Robles, multiplie les déclarations de guerre et les menaces contre la république parlementaire. « En haut », on ne peut plus. « En bas », on ne veut plus. De nouvelles élections, sur la base des réalignements politiques, peuvent permettre aux classes dirigeantes de gagner du temps avant l’affrontement de plus en plus inéluctable, à leurs yeux du moins.

Notes

[1] A. Nin, op. cit. p .141

[2] C. Lorenzo, op. cit. p. 78

[3] Texte intégral dans Peirats, op. cit. pp.70-78 ; ici p. 70

[4] Ibidem, p. 77

[5] C. Lorenzo, op. cit. p. 84

[6] L. Araquistáin, préfec à F. largo Caballero, Discursos à los trabajadores, pp. XI-XVI

[7] G. Munis, Jalones de rerrota : promesa de victoria ; p.178

[8] Comunismo, septembre 1934, p.6

[9] Nín, op.cit. p. 6 - Ajoutons qu’en 1933, par exemple, le quotidien du BOC à Barcelone, Adelante, publie des articles de Trotsky.

[10] La Batalla, 18 octobre 1935

[11] ¿ Qué es y qué quiere el POUM ?, p. 9

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