1937

Trotsky

Léon Trotsky

Thermidor et l'antisémitisme

22 février 1937

A l’époque du dernier procès de Moscou, j’ai fait remarquer dans une de mes déclarations que Staline, dans sa lutte contre l’Opposition, exploitait les tendances antisémites latentes dans le pays. J’ai reçu à ce sujet nombre de lettres et de questions très naïves — il n’y a pas de raison de cacher la vérité. « Comment peut-on accuser l’Union soviétique d’antisémitisme ? Si l’U.R.S.S. est un pays antisémite, c’est vraiment à désespérer. » Telle était la note dominante de ces lettres. Ceux qui les ont écrites poussent de hauts cris, et ne comprennent pas, parce qu’ils sont habitués à opposer l’antisémitisme des fascistes et l’émancipation des Juifs réalisée par la révolution d’Octobre. Ils ont l’impression que je les arrache à un envoûtement. Une telle façon de raisonner est caractéristique des gens qui vivent avec des idées reçues et d’une pensée non dialectique. Ils vivent dans un monde immuable d’abstractions. Ils n’y voient que ce qui leur convient : l’Allemagne est le royaume absolu de l’antisémitisme, tandis que l’U.R.S.S., au contraire, est celui de l’harmonie entre les nations. Les contradictions de la vie, les changements, les transitions d’une étape à l’autre, en un mot les véritables processus historiques échappent à leur attention superficielle.

On n’a pas encore oublié, je pense, que, du temps de la Russie tsariste, l’antisémitisme était monnaie courante chez lei paysans, la petite bourgeoisie des villes, l’intelligentsia et loi couches les plus arriérées de la classe ouvrière. La « Mère Russie » était célèbre non seulement par la répétition des pogroms contre les juifs, mais aussi pour l’existence d’une foule de publications antisémites qui bénéficiaient à l’époque d’une large diffusion. La révolution d’Octobre a aboli le statut de hors-la-loi qui stigmatisait les Juifs. Cela ne signifie cependant pas qu’il soit possible de balayer d’un seul coup l’antisémitisme. Une lutte longue et acharnée contre la religion n’a pas réussi à empêcher les fidèles de se presser en foule dans des milliers et des milliers d’églises, de mosquées et de synagogues. Il en est de même pour les préjugés nationaux. La législation à elle seule ne change pas les hommes. Leur mentalité, leur affectivité, sont conditionnées par la tradition, leur mode de vie, leur niveau culturel, etc. Le régime soviétique est âgé de vingt ans à peine. L’ancienne génération a été éduquée sous le régime tsariste. La nouvelle a beaucoup héritée de l’ancienne. Ces conditions historiques générales devraient faire comprendre à tous ceux qui réfléchissent qu’en dépit de la législation modèle de la révolution d’Octobre, il est impossible que les préjugés nationaux, le chauvinisme et surtout l’antisémitisme n’aient pas vigoureusement persisté dans les couches les plus arriérées de la population.

Mais ce n’est pas tout, il s’en faut. En réalité, le régime soviétique a déclenché toute une série de phénomènes nouveaux qui, du fait de la pauvreté et du bas niveau culturel de la population, étaient susceptibles de susciter à nouveau, et ont effectivement suscité des accès d’antisémitisme. Les juifs sont une population typiquement urbaine. Ils représentent un pourcentage important de la population des villes en Ukraine, Biélorussie et même en grande Russie. Les soviets, plus que tout autre régime au monde, ont besoin de beaucoup de fonctionnaires. On les recrute dans la fraction la plus instruite de la population des villes. Tout naturellement, les Juifs ont occupé une place disproportionnellement importante par rapport à leur propre nombre dans la bureaucratie, surtout aux échelons intermédiaires et inférieurs. On peut, bien sûr, fermer les yeux sur cette réalité et se contenter de vagues généralités sur l’égalité et la fraternité de toutes les races. Mais la politique de l’autruche ne nous fera pas avancer d’un pas. La haine des paysans et îles ouvriers pour la bureaucratie est une réalité fondamentale de la vie soviétique. Le despotisme du régime, la persécution qui frappe toute critique, l’étouffement de toute pensée vivante, l'appareil judiciaire enfin, ne sont que le reflet de cette réalité fondamentale. Même en raisonnant a priori, il est impossible de ne pas arriver à la conclusion que la haine pour la bureaucratie se teinte d'antisémitisme, au moins dans les régions où leu fonctionnaires juifs représentent un pourcentage élevé de la population. En 1923, à la conférence du parti bolchevique ukrainien, j’ai suggéré que l’on exige des fonctionnaires la connaissance écrite et parlée de la langue de la population locale. Combien de remarques ironiques saluèrent cette proposition, surtout de la part de l’intelligentsia juive qui parlait et lisait couramment le russe et n’avait aucune envie d’apprendre l’ukrainien. Il faut reconnaître que la situation s’est beaucoup améliorée sur ce point. Mais la composition nationale de la bureaucratie a peu changé, et, fait infiniment plus important, l’antagonisme entre la population et la bureaucratie s’est monstrueusement exacerbé au cours des dix ou douze dernières années. Tous les observateurs honnêtes et sérieux, surtout ceux qui vivent parmi les masses laborieuses depuis longtemps, témoignent de l’existence, non seulement du vieil antisémitisme héréditaire, mais aussi de sa nouvelle variante « soviétique ».

La bureaucratie soviétique se croit dans un camp retranché. Elle essaie de toutes ses forces de briser son isolement. La politique de Staline est dictée, à 50 % au moins, par ce besoin. Elle consiste :

a) en une démagogie pseudo-socialiste (« Le socialisme est déjà réalisé. Staline nous a donné, nous donne et nous donnera une vie heureuse »), etc. ;

b) en des mesures économiques et politiques visant à rassembler autour de la bureaucratie la large couche d’une nouvelle aristocratie (salaires disproportionnellement élevés des stakhanovistes, grades militaires, titres honorifiques, nouvelle « mobilité, etc.) ;

c) à encourager le chauvinisme et les préjugés des couche! arriérées de la population.

Le bureaucrate ukrainien, s’il est lui-même originaire d’Ukraine, essaiera inévitablement, au moment critique, de souligner qu’il est le frère du moujik et du paysan, et pas un espèce d’étranger, en tout cas pas un Juif. Bien entendu, il n’y a, hélas, pas une ombre de socialisme, ni même de démocratie élémentaire dans cette attitude-là. Mais c’est précisément la cœur de la question. La bureaucratie privilégiée, craignant pour ses privilèges et par conséquent complètement démoralisée, nous présente à présent la couche la plus antisocialiste et la plus antidémocratique de la société soviétique. Dans sa lutte pour survivre, elle exploite les préjugés les mieux ancrés et les instincts les plus sombres. Si Staline a organisé à Moscou des procès où l’on accuse les trotskystes de comploter pour empoisonner les travailleurs, il n’est pas difficile d’imaginer quelles profondeurs immondes la bureaucratie peut atteindre dans les coins reculés d’Ukraine ou d’Asie centrale.

En suivant attentivement la vie soviétique, ne serait-ce qu’à travers les publications officielles, on verra de temps en temps révéler, ici ou là dans le pays, les abcès monstrueux de la bureaucratie : pots de vin, corruption, détournement de fonds, assassinat de personnes qui gênent la bureaucratie, viol de femmes et autres faits semblables. Si l’on pratiquait une incision verticale, on découvrirait que ces abcès ont poussé sur la couche bureaucratique. Moscou est parfois obligé d’avoir recours à des procès pour amuser la galerie. Dans tous les procès de ce genre, les Juifs sont inévitablement représentés dans une importante proportion, en partie parce que, comme nous l’avons déjà dit, ils constituent une fraction importante de la bureaucratie et sont marqués par la réprobation qui l’entoure, et en partie également parce que, poussés par l’instinct de conservation, les cadres dirigeants de la bureaucratie, dans le centre et dans les provinces, font de leur mieux pour détourner vers les Juifs l’indignation des travailleurs. Tout observateur critique de l’U.R.S.S. avait déjà connaissance de cette réalité, il y a dix ans, alors que le régime de Staline n’avait qu’à peine révélé encore ses traits fondamentaux.

La lutte contre l’Opposition était, pour la clique dirigeante, une question de vie ou de mort. Le programme, les principes, les liens avec les masses, tout fut jeté par-dessus bord, à cause de l’impatience de la clique dirigeante d’assurer sa préservation. Rien n’arrête ces gens-là quand il s’agit de conserver leurs privilèges et leur pouvoir. Récemment, le monde entier a été informé que mon fils cadet, Sergei Sedov, était inculpé d’avoir comploté l’empoisonnement en masse des travailleurs. Tout individu normal conclura : des gens capables de lancer pareille accusation ont atteint le dernier degré de la dégradation morale. Est-il possible dans ce cas de douter, ne serait-ce qu’un instant, que ces mêmes accusateurs sont capables d’encourager les préjugés antisémites des masses ? Précisément en ce qui concerne mon fils, ces deux perversions se trouvent conjuguées. Son cas vaut la peine d’être pris en considération. Depuis le jour de leur naissance, mes fils ont porté le nom de leur mère (Sedov). Ils n’ont jamais utilisé aucun autre nom — ni à l’école primaire, ni à l’université, ni plus tard. Quant à moi, depuis 34 ans, je porte le nom de Trotsky. Pendant la période des soviets. personne ne m’a jamais appelé du nom de mon père (Bronstein), de même que personne n’a jamais appelé Staline Djouguachvili. Afin de ne pas obliger mes fils à changer de nom, j’ai, pour me conformer aux exigences de la « citoyenneté », pris le nom de ma femme — ce qui, selon la loi soviétique, est rigoureusement légal. Et pourtant, lorsque mon fils Serge Sedov fut l’objet de l’incroyable accusation d’avoir comploté d’empoisonner des travailleurs, le G.P.U. a annoncé dans la presse soviétique et étrangère que le véritable nom de mon fils n’était pas Sedov, mais Bronstein. Si ces falsificateurs avaient voulu souligner les liens de l’accusé avec moi, ils l’auraient appelé Trotsky, puisque politiquement le nom de Bronstein ne dit rien à personne. Mais ils avaient en tête une autre idée : en fait, ils voulaient souligner mon origine juive, et celle, à demi-juive, de mon fils. Je me suis arrêté sur cet épisode parce qu’il a un caractère capital, et pourtant nullement exceptionnel. Toute la lutte contre l’Opposition est pleine d’épisodes de ce genre.

Entre 1923 et 1926, quand Staline était encore, avec Zinoviev et Kamenev, membre de la troïka, on jouait sur l’antisémitisme, discrètement et avec précaution. Les orateurs zélés en particulier — Staline combattait déjà ses alliés en sous-main — disaient que les partisans de Trotsky appartenaient à la petite bourgeoisie des « petites villes », sans préciser leur race. En fait, c’était faux. Le pourcentage d’intellectuels juifs n’était nullement plus élevé dans l’Opposition que dans la bureaucratie ou dans le parti. Il suffit de citer les dirigeants de l'Opposition au cours des années 1923-1925 : Smimov, Sérébriakov, Rakovsky, Piatakov, Préobrajensky, Krestinsky, Mouralov, Beloborodov, Mratchkovsky, V. Iakovleva, Sapronov, V.M. Smirnov, Ichtchenko [1] — tous russes de pure souche. A cette époque, Radek n’était encore qu’un demi-sympathisant. Mais, tout comme dans les procès de fonctionnaires véreux et autres coquins, la bureaucratie, au moment où l’Opposition fut exclue du parti, mit délibérément l’accent sur les noms de simples membres juifs de l’Opposition qui n’y jouaient qu’un rôle très secondaire. On discuta très ouvertement de cette attitude dans le parti et, dès 1925, l’Opposition vit dans cette situation le symptôme infaillible du déclin de la clique dirigeante.

Après le ralliement de Zinoviev et Kamenev à l'Opposition, la situation empira du tout au tout. Une excellente occasion s’offrait alors d’annoncer aux travailleurs qu’à la tête de l’Opposition se trouvaient trois « intellectuels juifs mécontents ». Sous la direction de Staline, Ouglanov [2] à Moscou et Kirov à Leningrad appliquèrent systématiquement et presque ouvertement cette ligne. Afin de démontrer plus clairement aux travailleurs les différences entre le cours « nouveau » et l’« ancien », on élimina les Juifs des postes de responsabilité dans le parti et dans les soviets, y compris ceux qui étaient dévoués à la ligne de la majorité. Non seulement dans les campagnes, mais aussi dans les usines de Moscou, le harcèlement de l’Opposition prit souvent, dès 1926, un caractère tout à fait ouvertement antisémite. Nombre d’agitateurs affirmaient effrontément que « les Juifs s’ameutaient ». Je reçus des centaines de lettres qui déploraient les méthodes antisémites utilisées dans la lutte contre l’Opposition. Lors d’une réunion du bureau politique, je fis passer un mot à Boukharine : « Vous n’êtes pas sans savoir que, même à Moscou, on utilise dans la lutte contre l’Opposition les méthodes démagogiques des Cent-Noirs, l’antisémitisme, etc.» J’écrivais encore: «Il ne s’agit pas de cas individuels, mais d’une agitation systématique parmi les secrétaires du parti dans les grandes entreprises de Moscou. Acceptez-vous d’aller enquêter avec moi sur un cas de ce genre à l’usine Skorokhod ? J’ai connaissance d’une multitude d’autres exemples de ce genre. » Boukharine répondit : « D’accord, allons-y. » C’est en vain que j’essayai de lui faire tenir sa promesse. Staline le lui interdit formellement. Au cours des mois où se préparait l’exclusion de l’Opposition de gauche des rangs du parti, les arrestations, les déportations (dans la seconde moitié de 1927), l’agitation antisémite prirent un rythme effréné. Le mot d’ordre « Il faut écraser l’Opposition » avait souvent la résonance de l’ancien mot d’ordre : « Il faut écraser les Juifs pour sauver la Russie. » L’affaire alla si loin que Staline fut obligé de prendre position dans une déclaration écrite et qui fut publiée, dans laquelle il disait : « Nous nous battons contre Trotsky, Zinoviev et Kamenev non parce qu’ils sont juifs, mais parce qu’ils sont dans l’opposition, etc. » Pour tout individu qui raisonnait politiquement, il était absolument clair que cette déclaration volontairement ambiguë dirigée contre les excès de l’antisémitisme était délibérément destinée à l’entretenir. « N’oubliez pas que les dirigeants de l’Opposition sont des Juifs » : tel était le sens de la déclaration de Staline publiée dans tous les journaux soviétiques. Lorsque l’Opposition, pour faire face à la répression, s’engagea dans une phase plus décisive, plus ouverte de la lutte, Staline, dans une boutade significative, dit à Piatakov et à Préobrajensky : « Vous au moins, vous vous battez à visage découvert. Cela prouve votre ”orthodoxie”, Trotsky, lui, travaille dans l’ombre et sans se découvrir. » Piatakov et Préobrajensky me rapportèrent ces propos avec un profond dégoût. Des dizaines de fois, Staline tenta de m’opposer le noyau « orthodoxe » de l’Opposition.

Le journaliste révolutionnaire allemand bien connu, l’ancien directeur de Aktion, Franz Pfemfert [3], à présent en exil, m’écrivait en 1936 :

« Peut être vous souvenez-vous qu’il y a plusieurs années, dans Aktion, j’ai écrit que bien des actes de Staline peuvent s’expliquer par son antisémitisme. Le fait que, dans ce monstrueux procès, il ait réussi, par l’intermédiaire de Tass, à ”rectifier” les noms de Zinoviev et de Kamenev, représente en soi un geste dans le style typique de Streicher [4]. A sa manière Staline a donné le signal à tous les éléments antisémites sans scrupules. »

En fait, il était évident que les noms de Zinoviev et de Kamenev étaient plus connus que ceux de Radomylsky et Rosenfeld [5]. Quel autre motif poussait Staline à faire connaître les « vrais » noms de ses victimes, si ce n’est la volonté de jouer sur la corde antisémite ? On en fit de même, et sans la moindre justification légale, comme nous l’avons vu, pour le nom de mon fils. Mais le plus étonnant est que les quatre terroristes qu’on m’accusa d’avoir envoyés de l’étranger se révélèrent être des Juifs, et en même temps agents de la Gestapo antisémite. Comme je n’ai jamais vu aucun de ces malheureux, il est clair que le G.P.U. les a choisis à cause de leur origine raciale. Et le G.P.U. n’agit pas par la seule vertu de sa propre inspiration.

Encore une fois : si on pratique de pareilles méthodes au sommet — et là, la responsabilité personnelle de Staline ne fait aucun doute — il est facile d’imaginer ce qui transpire à la base, dans les usines et surtout les kolkhozes. Comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement ? L’extermination physique de la vieille garde bolchevique n’est, pour tout individu capable de réfléchir, que l’expression incontestable de la réaction thermidorienne à son stade le plus avancé. L’histoire n’a encore jamais connu l’exemple d’une réaction succédant à un soulèvement révolutionnaire qui ne donnât libre cours aux passions chauvines et, entre autres, à l’antisémitisme.

Selon certains « amis de l’U.R.S.S. », quand je parle de l’exploitation des tendances antisémites qui est le fait d’une grande partie de la bureaucratie, ce n’est de ma part qu’invention malveillante pour combattre Staline. Il est difficile de discuter avec les « amis » professionnels de la bureaucratie. Ces gens-là nient l’existence d’une réaction thermidorienne. Ils prennent même les procès de Moscou pour argent comptant. Certains « amis de l’U.R.S.S. » visitent ce pays avec l’intention bien arrêtée de rester sourds aux fausses notes dans le concert. Nombre d’entre eux sont payés pour leur bonne volonté à ne voir que ce que la bureaucratie leur montre du doigt. Mais malheur à ceux-là, à ces travailleurs, ces révolutionnaires, ces socialistes et ces démocrates qui, selon les paroles de Pouchkine, préfèrent une « illusion exaltante » à l’amère vérité. Un optimisme révolutionnaire sain n’a pas besoin d’illusions. Il faut voir les choses telles qu’elles sont. C’est dans la réalité même qu’il faut trouver la force de surmonter ses aspects barbares et réactionnaires. Voilà la leçon du marxisme.

De soi-disant « pontifes » m’ont même accusé de soulever, « tout d’un coup », la question « juive » et de chercher ainsi à créer pour les Juifs une sorte de ghetto. Je ne puis que hausser les épaules avec pitié. Toute ma vie j’ai vécu en dehors des milieux juifs. J’ai toujours travaillé au sein du mouvement ouvrier russe. Ma langue maternelle est la langue russe. Je n’ai malheureusement même pas appris à lire la langue juive. Par conséquent, la question juive n’a jamais été au centre de mon attention. Ce qui ne signifie d’ailleurs pas que j’aie le droit de rester aveugle devant le problème juif, qui existe et exige une solution. Les « amis de l’U.R.S.S. » se satisfont de la création du Birobidjan. Je ne m’arrêterai pas ici à considérer si on l’a établi sur des bases saines, ni quel type de régime on y trouve (le Birobidjan ne saurait éviter de refléter tous les vices du despotisme bureaucratique). Mais il n’est pas un seul progressiste doué d’entendement qui trouve à redire à l’attribution par l’U.R.S.S. d’un territoire particulier pour ceux de ses citoyens qui se considèrent comme juifs, qui utilisent la langue juive de préférence à toute autre, et qui souhaitent vivre ensemble. S’agit-il ou non d’un ghetto ? Pendant la période de la démocratie soviétique, quand les migrations étaient absolument volontaires, il n’était pas question de ghettos. Mais la question juive, par la façon même dont s’est réalisé l’établissement de colonies juives, prend une dimension internationale. N’est-il pas juste d’affirmer qu’une fédération socialiste mondiale se devrait de rendre possible la création d’un « Birobidjan » pour les Juifs qui souhaiteraient avoir leur propre république, pour théâtre de leur propre culture ? On peut présumer qu’une démocratie socialiste ne recourra pas à l’assimilation forcée. Il se peut très bien que, dans deux ou trois générations, les frontières d’une république juive indépendante, tout comme celles de bien d’autres nations, seront abolies. Je n’ai ni le temps ni le désir de méditer sur un tel sujet. Nos descendants sauront mieux que nous ce qu’ils auront à faire. Ce qui me préoccupe, c’est la période de transition au cours de laquelle la question juive, en tant que telle, se posera encore de façon aiguë et exigera des mesures appropriées de la part d’une fédération mondiale des États ouvriers. Les méthodes utilisées pour résoudre la question juive, qui, sous le capitalisme à son déclin, ont un caractère utopique et réactionnaire (le sionisme), prendront sous un régime de fédération socialiste une signification pleine et salutaire. Voilà ce que je voulais souligner. Comment un marxiste ou même un démocrate cohérent peut-il y trouver à redire.

Notes

[1] Sérébriakov (1888-1937), bolchevik en 1905, fut membre du CC et son secrétaire de 1919 à 1921 ; Aleksandr A. Beloborodov (1891-1937), ouvrier, bolchevik en 1907, avait assumé en 1918 la responsabilité de l’exécution du tsar et de sa famille. Membre du C.C. en 1919-1920, il avait été commissaire du peuple à l’intérieur de la R.S.F.S.R. jusqu’à son exclusion du parti avec les autres membres de l’Opposition dont il était depuis 1923 un dirigeant. Il avait capitulé en 1929, avec I.N. Smirnov. Son nom avait été prononcé au deuxième procès, à un moment où il avait déjà été arrêté : il semble qu’il eut la « chance » de se suicider en prison peu après. Sur Mratchkovsky, dans l'opposition depuis 1923, avait capitulé en 1929. Timotei S. Sapronov (1887-1941), ouvrier, bolchevik en 1912, avait organisé l’insurrection d’Octobre à Moscou. Membre de l’opposition dite « centralisme démocratique » (déciste), il avait été exclu et déporté en 1928. Vladimir M. Smirnov (1887-1938), bolchevik en 1906, très lié à Sapronov, avait également joué un grand rôle à Moscou en 1917, puis à la tête du groupe déciste. Plusieurs fois condamné après sa déportation en 1928, il était devenu aveugle. Varvara N. Iakovleva (1885-1944) avait milité depuis son adolescence et passé de nombreuses années en prison ou déportation ; dirigeante du parti à Moscou en 1917, elle avait fait partie du collège de la Tchéka à partir de juillet 1918, puis, en 1920, du bureau sibérien du parti. « Communiste de gauche » en 1918, elle avait soutenu Trotsky dans la discussion syndicale en 1920-1921, signé en 1923 la « déclaration des 46 » et milité dans l’Opposition jusqu’en 1926 où elle rompit avec elle. Cela ne l’empêcha pas de disparaître ensuite après avoir été arrêtée. Aleksandr G. Ichtchenko était devenu bolchevik en 1917. Au moment de son exclusion du parti en 1927, il était suppléant, à Moscou, du bureau exécutif de l'internationale syndicale rouge. En 1929, il joua un rôle important en entraînant Radek, Préobrajensky et Smilga sur la voie de la capitulation.

[2] Nikolai A. Ouglanov (1886-1940), fils de paysans, avait commencé en 1921 une carrière d'apparatchik. C’est lui qui avait chassé les zinoviévistes de l'appareil du parti à Moscou en 1926, mais il avait été écarté comme « droitier » en 1929.

[3] Franz Pfemfert, lettre à Trotsky du 25 août 1936. L'écrivain et ancien directeur de Die Aktion avait quitté la Tchécoslovaquie sous la pression des autorités et s’était réfugié en France.

[4] Julius Streicher (1885-1946), ancien instituteur devenu l'un des dirigeants du parti nazi, se distinguait par la violence et la grossièreté de ses attaques antisémites.

[5] Radomylsky était le nom de Zinoviev et Rosenfeld celui de Kamenev, ce que la Pravda avait rappelé lors de leur procès...

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