1936

Biulleten Oppositsii, n° 50, mai 1936 ; Traduit du russe.


Œuvres – mars 1936

Léon Trotsky

25 mars 1936

Les plats les plus épicés sont encore à venir


Dans son article « La Lutte pour une issue », Biulleten Oppositsii49, le camarade Ciliga [1] raconte les tortures infligées par le G.P.U. à un marin, afin de l'obliger à avouer sa participation à un imaginaire « complot contre Staline ». Il ne le laissa que quand il « fut devenu à moitié fou ». Ce fait mérite qu'on le prenne au sérieux.

La succession de procès politiques publics en U.R.S.S. a montré combien certains inculpés sont prêts à s'accuser eux-mêmes de crimes que, de toute évidence, ils n'ont pas commis [2]. Ces accusés, qui ont l'air de jouer devant le tribunal un rôle appris par cœur, s'en tirent avec des peines légères, parfois, de toute évidence, fictives. C'est précisément en échange de cette indulgence de la justice qu'ils ont fait ces « aveux ». Mais pourquoi les autorités ont‑elles besoin de conspirations fictives ? Parfois pour impliquer une tierce personne, étrangère à l'affaire, parfois pour dissimuler leurs propres crimes, ainsi que la répression sanglante que rien ne justifie, pour créer enfin un climat favorable à la dictature bonapartiste.

Nous avons déjà démontré sur la base des documents officiels que Medved, Iagoda [3] et Staline avaient de toute évidence joué un rôle direct dans l'assassinat de Kirov [4]. Il est probable qu'aucun d'eux ne souhaitait la mort de Kirov [5]. Mais tous ont joué avec sa vie, en essayant, à travers cet acte terroriste, de préparer un amalgame avec la « participation » de Zinoviev et de Trotsky [6].

La déposition de Zinoviev à son procès avait manifestement un caractère évasif qui était le résultat de l'accord conclu au préalable entre les accusateurs et les accusés : ce n'est de toute évidence qu'à cette condition que Zinoviev s'était vu promettre la vie sauve.

Extorquer aux accusés des témoignages fantastiques contre eux‑mêmes, afin de les faire ricocher sur d'autres, c'est depuis longtemps le système du G.P.U., c'est‑à‑dire de Staline.

Mais pourquoi fallait‑il organiser en 1930 une tentative d'assassinat contre Staline ? Pourquoi avoir impliqué un marin dans cette affaire ? Nous ne disposons là‑dessus d'aucun renseignement, sauf les quelques lignes de l'article du camarade Ciliga. Nous allons prendre pourtant le risque de formuler une hypothèse.

L'auteur de ces lignes a été expulsé en Turquie en 1929. Peu après, il reçut à Constantinople la visite de Blumkine qui allait payer cela de sa vie. L'exécution de Blumkine par Staline ébranla à l'époque bien des communistes, en U.R.S.S. et ailleurs. C'est à cette époque que fut organisé à l'étranger le centre bolchevik‑léniniste [7] et que commença la publication du Biulleten et autres organes de presse. Dans ces conditions, Staline avait un besoin pressant d'une « tentative d'assassinat », surtout d'une tentative d'assassinat dont on aurait tiré les ficelles de l'étranger et dans laquelle, il aurait pu impliquer Blumkine ou tout au moins son fantôme. Un marin faisait l'affaire, sur­tout s'il avait effectué des voyages entre un port soviétique et Constantinople. Ce marin a pu être arrêté par hasard – pour des propos imprudents, pour avoir lu de la littérature illégale, ou simplement pour contrebande ‑ nous ne savons rien de lui. Peut‑être l'a‑t‑on menacé de plusieurs années de prison. Mais l'astucieux lagoda lui promit la liberté et toutes sortes d'autres avantages s'il acceptait de témoigner que Blumkine, sur ordre de Trotsky, l'avait entraîné dans un complot contre Staline. Si le coup avait réussi, l'exil de Trotsky et l'exécution de Blumkine auraient ainsi été justifiées. Mais le malheur c'est que le marin devint « à moitié fou ».

Notre hypothèse n'est qu'une hypothèse. Mais elle correspond parfaitement à la nature morale de Staline et aux méthodes de sa politique. « Ce cuisinier », disait Lénine en mettant en garde contre lui, « ne nous préparera jamais que des plats épicés ». Mais Lénine lui‑même, quand il prononça ces paroles en février 1922, ne pouvait évidemment avoir prévu qu'une cuisine aussi diabolique se dresserait sur les fondements du parti bolchevique...

Nous sommes en 1936. Les méthodes de Staline sont toujours les mêmes. Les dangers politiques qui le menacent se sont aggravés. La technique de Staline et de Iagoda s'est enrichie de l'expérience née de plusieurs erreurs. Nous n'avons donc aucune illusion à nous faire : les plats les plus épicés sont encore à venir.


Notes

[1] Ante Ciliga (né en 1896), communiste croate de nationalité italienne, dirigeant du P.C.Y. réfugié à Moscou y avait été emprisonné en 1930. Libéré en 1935, il avait donné plusieurs articles au Biulleten Oppositsii.

[2] Trotsky fait ici allusion à la série de procès qui avaient suivi l'assassinat de Kirov à Leningrad le 1‑ décembre 1934. Au procès des quatorze, des 28 et 29 décembre 1934, quatre accusés reconnurent leur participation à cet assassinat. Les 15 et 16 janvier, Zinoviev et Kamenev reconnaissaient leur « responsabilité politique et morale » dans l'assassinat... et le 23, les dirigeants du G.P.U. de Leningrad reconnaissaient n'avoir pas pris les mesures nécessaires, bien qu'ayant été informés de ses préparatifs.

[3] Filip D. Medved, vieux communiste et tchékiste était au moment de l'assassinat de Kirov le chef du G.P.U. à Leningrad. Henrikh G. Iagoda (1891‑1938), ancien préparateur en pharmacie, bolchevik en 1907, avait été l'un des dirigeants de la tchéka en 1920 et était alors le chef du N.K.V.D. (G.P.U.).

[4] Sergei M. Kostrikov dit Kirov (1886‑1934), bolchevik de 1905, avait été secrétaire du parti en Azerbaïdjan de 1921 à 1926 et avait été placé à Leningrad en 1926, après la défaite de Zinoviev. Devenu le premier lieutenant, mais aussi sans doute le rival de Staline, il semble avoir préconisé un apaisement dans les luttes internes et une certaine «libéralisation ». C'est sur son nom que se regroupaient les oppositions d'appareil. Il est infiniment probable que son assassinat, le I° décembre 1934, avait été préparé par Staline lui‑même. En ce qui concerne les affirmations ci‑dessus, Trotsky les avait démontrées dans des articles écrits au lendemain de l'affaire Kirov et qui furent regroupés dans une brochure intitulée La Bureaucratie stalinienne et l'Assassinat de Kirov.

[5] En fait, il est infiniment probable que Staline cherchait l'assassinat de Kirov dont il avait intérêt à se débarrasser. Et il est vraisemblable que Trotsky savait sur cette affaire ‑ l'attitude de Kirov ‑ plus qu'il ne voulait le dire en public. Il faudra cependant attendre le XX° congrès du P.C.U.S. en 1956 et le discours de Khrouchtchev et surtout les révélations de ce dernier au XXII° congrès pour qu'il soit dit, de source soviétique, que les fils de l'enquête conduisaient à Staline. L'historien Roy Medvedev est également de cet avis ; il précise cependant que, sur la base de témoignages sûrs, il est certain que Medved n'était pas du complot dont l'homme, à Leningrad, était son propre adjoint, Zaporojets.

[6] Dans un premier temps on avait parlé d'une correspondance entre l'assassin, Nikolaiev, et Trotsky, par l'intermédiaire d'un consul étranger. Quant à Zinoviev, il fut accusé de porter la « responsabilité morale et politique ». Grigori Y. Radomylski dit G. Zinoviev (1883‑1936), vieux‑bolchevik, compagnon et bras droit de Lénine en exil, président de l'I.C., à sa naissance, avait été allié à Staline contre Trotsky, puis à Trotsky contre Staline et Boukharine. Exclu en 1927, il avait capitulé et renié ses positions antérieures. Des velléités d'opposition l'avaient conduit en 1932 à une nouvelle exclusion et à un reniement plus grave encore en 1933.

[7] C'est en avril 1930 qu'une conférence internationale des différents groupes nationaux s'était réunie à Paris sous la présidence de Rosmer et avait fondé formellement l'Opposition de gauche internationale en la dotant d'un bureau international.


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