1935 |
Informations‑Dienst, n° 7/8, août 1935. Traduit de l'allemand. |
Œuvres - Juin 1935
Discussion sur l’action clandestine en Allemagne nazie
Trotsky : Comment est conçu chez vous le rôle de la direction restreinte ?
K [1]. P. doit s'occuper entre autres choses de l'instruction des groupes. Sch. doit organiser la circonscription. F. doit diriger la propagande et l'agitation. Ce qu'on entend par là n'est d'ailleurs pas clair, si l'on en juge par les remarques d'O.
Trotsky : Il est inadmissible qu'un camarade de la direction interne aille à la base dans les groupes pour y accomplir le travail d'instruction. La sécurité de l'organisation en pâtit. La question est de savoir si, en ce qui concerne le groupe de X [2]., dont les membres se connaissent intimement, des exceptions sont admissibles. Le travail clandestin nécessite aussi principalement que la direction soit consciente de son caractère, c'est‑à‑dire des questions de sécurité de l'organisation et de la direction, ce pour quoi il lui faudra prendre, le cas échéant, des dispositions nouvelles.
La direction a donc pour tâche de garantir la sécurité sous tous les rapports, justement parce qu'elle assume la responsabilité d'activités bien déterminées de caractèr e clandestin qui excluent toute relation directe entre les groupes. De telles activités sont, par exemple, 1) le transport et le service du courrier, 2) l'organisation de la répartition et la transmission du matériel, 3) l'activité politique, d'agitation et de propagande, vers l'extérieur. Dans toutes ces activités, nul n'a le droit d'agir de son propre chef, il faut au contraire que la direction prenne des décisions formelles, et s'en tienne strictement à la décision prise. C'est seulement ainsi qu'on parviendra enfin à une activité régulière.
En ce qui concerne le reste de l'activité de la direction, il faut :
Pour une discussion, par exemple, il reste toujours à vérifier de quelle façon le matériel doit être réparti, la discussion menée, et le rapport transmis à la direction (naturellement, transmettre les rapports de discussion, en bonne forme, à l'étranger, en résumant le résultat de façon ordonnée).
Ensuite, il faut organiser la rédaction des rapports. La direction doit naturellement examiner quels camarades peuvent faire tel ou tel travail, mais il lui faut toujours considérer qu'on ne peut contraindre personne à quoi que ce soit, et que la patience est nécessaire. (N.B. Si l'on songe, par exemple, à quel point le travail d'organisation a jusqu'à présent incroyablement mal marché chez vous, il est d'emblée évident que les membres n'ont pas dû avoir moins de patience avec la direction du moment que cette dernière avec les membres.) Je suis convaincu que les séances de votre direction n'élaborent pas d'ordre du jour bien net, ni ne s'efforcent de faire une synthèse, même brève, des résultats. De telle choses sont cependant intolérables, et un moyen important pour parvenir au contrôle et à l'auto‑éducation, c'est de s'habituer absolument à prendre des décisions en règle et à les exécuter strictement. Lors de chaque séance, la décision prise précédemment doit être vérifiée à l'aide d'un bref procès‑verbal, et les questions négligées doivent être remises à l'ordre du jour. Les questions d'organisation s'apprennent très difficilement, c'est pourquoi nul ne doit se sentir « abaissé » ou « grandi » par de telles constatations. Mais, en règle générale, une direction doit avoir dix fois plus de patience avec les membres que les membres avec la direction.
La rédaction des rapports est naturellement l'une des tâches les plus importantes. Les camarades dirigeants doivent se chercher eux-mêmes un domaine pour la rédaction des rapports. Ils le peuvent d'autant mieux que les fils sont nombreux à passer par leurs mains, et qu'ils ont plus facilement une vision d'ensemble des choses.
La meilleure forme des rapports : chercher ce qui se passe du point de vue politique. Etudier une question (on l'étudie en rassemblant des détails), rapporter toujours de la manière la plus concrète possible. Il faut se résumer et se demander ce qu'on peut faire dans telle ou telle affaire (un excellent exemple : le conflit avec l'Eglise [3]). La liaison de la direction avec le cercle interne, et grâce à lui, avec les groupes, cela revient à une discussion politique au cours de laquelle on doit en permanence exiger de nouveaux faits concrets. Au demeurant, en agissant ainsi, sur la base d'un travail réel, on aura toujours plus de réelle satisfaction.
D'autres tâches de la direction sont les échanges écrits avec l'étranger et la transmission de toute la correspondance. Dans la circonscription, elle ne doit fréquenter que des gens de confiance. Encore une fois, la règle générale de toutes les activités clandestines : elles ne concernent que la direction, et la direction ne doit utiliser les services que de camarades compétents et sûrs.
Continuons : F. doit diriger la propagande et l'agitation. Que faut‑il entendre par là ? Pour autant qu'il s'agit de relations individuelles, chacun est un propagandiste. Examiner la question de savoir jusqu'où on peut aller dans la propagande extérieure, c'est la tâche de toute la direction ‑ après une analyse méticuleuse de tous les détails sur la base du travail de toute l'organisation ‑ et non une question de « compétence ». Il faut surtout se garder de travailler avec les vieilles conceptions et l'ancienne répartition des tâches dans le K.P.D., qui ne font que masquer l'impuissance politique. Celui qui n'entend rien à la politique invente en général des « fonctions ». On ne doit jamais s'imaginer qu'un individu puisse résoudre seul une question ‑ au contraire, il faut en délibérer soigneusement et collectivement. La classification est dans ce domaine une stupidité. Chacune des tâches évoquées est une tâche collective pour la direction ‑ au sens large aussi pour toute l'organisation ‑, et, en tant que telle, on ne peut pas se la « répartir ». Dans la direction interne, on doit, par exemple, examiner si la propagande extérieure est possible et dans quelle mesure. Prenons le cas du conflit avec l'Eglise. Pouvons‑nous éventuellement, sur cette affaire, produire un tract comportant revendications et protestations ? Et sous quelle forme ? Il est pourtant évident que nous devons nous efforcer d'utiliser toutes les occasions de l'actualité pour aggraver ce conflit. Mais, dans cette affaire de la religion, il n'est pas absolument nécessaire d'apparaître comme I.K.D [4]. (nous n'avons aucune expérience de ce genre de choses, et devons d'abord nous accoutumer aux activités clandestines qui s'y rattachent). Supposons cependant qu'il se passe quelque chose, et qu'il nous faille prendre position. Nous produirons peut‑être un tract qui dira qu'ici ou là, pour des faits sans aucune gravité (mais à analyser le mieux possible du point de vue politique), les nazis ont commis tel acte ignoble. On le voit : le national‑socialisme vit de la répression féroce de toute critique, et il ne peut accorder la moindre liberté (ni la liberté de religion, ni celle d'association professionnelle, ni encore moins aucune liberté politique). Et puis, pour commencer, on signera ce tract ‑ pourquoi pas ? ‑ « un groupe de citoyens et de travailleurs épris de liberté ». En ce qui concerne les revendications de l'Eglise, nous produirons peut‑être un tract apparemment neutre, dans lequel nous exigerons les libertés générales et nous prononcerons pour la sauvegarde des associations, de la presse, etc. Il faut utiliser chaque crime des nazis pour en faire un article de propagande et attiser l'indignation générale. Les révélations politiques et le soutien à toute opposition ‑ telle est la ligne sur laquelle nous devons nous développer et apparaître comme les pionniers de la libération.
Où sont les possibilités d'apparaître en tant qu'I.K.D. ? Que faisons‑nous avec le S.P.D., le K.P.D., etc. ? Nous avons maintenant la lettre de Trotsky aux travailleurs français [5] : une occasion extraordinaire pour la propagande. Ne peut‑on éditer une chose de ce genre ? (N.B. Les journaux ne doivent pas être donnés, mais vendus. La vente des journaux et le début de la propagande à l'extérieur doivent être déterminés par la direction, mais on ne peut pas se priver pendant des années de toute propagande.)
Ensuite, il faut tenter de fixer par écrit les questions politiques et de rédiger des articles. Nous avons besoin de collaborateurs pour notre presse.
Et enfin, il faut faire des rapports périodiques sur l'activité organisationnelle et politique du groupe et de la circonscription. Il est dans ce domaine d'une importante vitale que les expériences, les décisions de la direction, les résultats du travail, les événements politiques et leur exploitation, etc., fassent l'objet de synthèses, soient adressés à la direction nationale (et par elle à tout le pays et à l'étranger), afin qu'on puisse parvenir à une véritable organisation nationale, à des échanges d'expériences permanents, et à un travail homogène à l'échelle nationale.
Il est formé des camarades les plus capables et les plus actifs, et doit, en particulier, organiser les liaisons et les échanges avec les groupes. Mais qu'on évite certaines choses, comme de considérer quelqu'un comme appartenant au cercle interne parce qu'il fait des rapports spéciaux. Non, l'essentiel, c'est qu'il soit assez capable et suffisamment sûr pour maintenir la liaison avec les groupes et exécuter les missions politiques. Le cercle interne s'occupe spécialement d'organiser les rendez‑vous, de transmettre le matériel, de recueillir les rapports. (Avant que je n'oublie : je ne crois pas que chez vous ‑ et pas seulement chez vous ‑ on fasse circuler les rapports et les lettres dans les groupes.)
K. C'est exact. Nous nous en sommes déjà inquiétés et nous en avons souffert.
Trotsky : A juste titre ! C'est sans nul doute l'une des plus grandes lacunes. Les secrets d'organisation, les écrits qui s'y rapportent, et les lettres avec des adresses ne concernent naturellement pas les membres, mais les rapports et les lettres politiques adressés à la direction comme à des membres individuels doivent être portés à la connaissance de tous. Sans cela, il n'y a ni contrôle, ni information suffisante. Et, sans l'un et l'autre, il n'y a ni vision d'ensemble, ni éducation politique, ni développement organisationnel [6]. On ne doit jamais l'oublier : toute éducation repose sur la réciprocité et le contrôle. Quiconque n'est pas capable d'apprendre quelque chose de l'esprit le plus borné et le plus niais, ne tirera que des phrases creuses de l'esprit le plus intelligent. Je pourrais vous en donner des exemples prodigieux. En toutes circonstances, on doit donc communiquer aux groupes tout rapport, toute ligne qui n'a pas un caractère secret, afin que les camarades a) aient un exemple de la manière dont on rédige généralement des rapports (de nombreux camarades redoutent d'écrire un rapport ou une lettre, parce qu'ils croient toujours que cela doit être quelque chose de « supérieur », mais la lecture d'un document quelconque les convaincra que ce n'est pas une prouesse d'acrobate), b) puissent ajouter des compléments et apporter des faits nouveaux, c) aient une vue d'ensemble de ce qui s'est passé déjà ou de ce qui ne s'est pas passé.
K. Le cercle interne se charge aussi de contrôler le travail des camarades et de le critiquer.
Trotsky : Comment travaillent les camarades ? Travaillent‑ils dans les groupes ou comme isolés ?
K. : L. est par exemple spécialiste d'économie. Nous examinons ce que chaque camarade est capable défaire, et nous lui confions ensuite des tâches particulières. Nous nous demandons : «Les camarades sont‑ils en mesure défaire un travail et le font‑ils seulement ? » Nous avons maintenant établi de nouveau un projet concret pour le travail du groupe qui comprend pour l'essentiel les points suivants :
Trotsky : Pour commencer par les liaisons : jusqu'où peut donc aller une nouvelle liaison ? J'observe les choses depuis longtemps, et je trouve qu'on est bien rigide. Il faut examiner la question des sympathisants. On peut chercher
Dans le premier cas, on n'obtiendra naturellement pas grand’chose, mais, dans les autres, tout peut être atteint. Il me semble qu'on ne cherche plus à faire des sympathisants des membres de l'organisation, mais qu'on leur demande des garanties absolues qui ne peuvent exister. Bien des choses dépendent de la perspective choisie : les éduquer pour en faire des sympathisants durables ou des révolutionnaires. Dans bien des cas, un sympathisant éprouvé peut aussi devenir un membre efficace de l'organisation.
Et puis, que veut dire chez vous un « sympathisant » ? La « sympathie » se rapporte‑t‑elle à une personne ou à la cause ? L'une comme l'autre doit être utilisée pour aplanir certaines difficultés techniques. Un ami assez isolé du mouvement, mais dévoué de sa personne, pourrait par exemple abriter les archives. Vous avez des amis de ce genre ‑ pour les adresses aussi ‑ et vous devriez vous efforcer de décentraliser les archives selon leurs diverses rubriques.
Dans l'exécution de ces tâches, la direction et le cercle interne ont priorité. Il faut contrôler soi‑même le cercle interne ; la direction et le cercle interne doivent d'abord se prononcer eux‑mêmes sur Unser Wort et le reste du matériel. De nombreux documents et numéros d'Unser Wort ont déjà été soumis à critique à X., mais je n'ai pas connaissance d'une critique de fond émanant de la direction, jusqu'à présent. Et cela jette une lumière caractéristique sur l'absurdité de la plainte d'O. selon laquelle il y aurait à X., trop de matériel « non traité ». Peut‑être n'y a‑t‑il même pas tellement matière à critiquer ; en général, on est satisfait, on regrette tel ou tel défaut, on souhaiterait seulement en avoir davantage, et, pour le reste, on est d'accord. Je ne suis pas moi‑même de cet avis, je pense même qu'il y a beaucoup de critiques à faire. Mais la «critique » qui a été faite jusqu'à présent suit absolument cette ligne. Nous avons des camarades qui ont de hautes fonctions, mais qui confondent critique et chicane, qui laissent passer des absurdités et des contradictions manifestes et qui chantent au contraire les louanges de travaux de mauvaise qualité. Il existe aussi de tels camarades à X. Nous ne sommes naturellement pas « fâchés » contre ces camarades, mais aussi longtemps qu'ils ne découvriront pas eux‑mêmes où sont les véritables défauts, ils ne devront certainement pas se sentir supérieurs aux autres, ni rien exiger d'eux, dont ils ne sont pas eux‑mêmes encore capables. Voilà qui rend sans doute l'« argument » de ce « matériel non traité » (par «d'autres » !) encore plus stupide.
Des rapports, nous en avons eu qui venaient de X. X. a été pendant un temps en tête sur ce chapitre ; plus de la moitié de tous les rapports provenaient de cette circonscription. Malheureusement, on n'a pas tellement progressé par la suite dans ce domaine, il y a même eu un net relâchement. Il faut espérer qu'en liaison avec les tâches nouvelles il y aura ici aussi un renouveau. Et naturellement, il faut que la direction donne à nouveau l'exemple, qu'elle prenne l'initiative et qu'elle ne s'en tire pas en parlant de ce que d'autres « n'ont pas fait ».
Si possible, on doit organiser des cours et des groupes d'études. On doit même s'y exercer tout spécialement et accumuler une grande expérience : les cercles sont aujourd'hui encore l'une des principales formes d'activité et ils sont bien trop peu développés.
En ce qui concerne les cours donnés à X., on a commis de nombreuses fautes, et on s'est mis à dos les camarades. Il faut en toutes circonstances être loyal, ne pas faire d'un cours un mystère, ou l'affaire de quelques « élus », faire savoir par des gens de confiance quand un cours doit avoir lieu. C'était une erreur, la manière dont on a procédé chez vous et réparti les cours. On s'est assis, et on a dit d'avance : un tel et un tel ne valent rien pour ce cours. C'est au contraire un esprit ouvert qu'il faut avoir devant les camarades. Si on fait un cours, on doit le dire à tout le monde. Le nombre de participants doit être libre, le cours doit souvent être aménagé en conséquence. Puis on parle de la répartition et on dit : « Entendez‑vous librement pour savoir qui participera d'abord. » On doit aussi se renseigner, rechercher dans les groupes les sujets convenables ; on doit demander aux camarades ce qui les intéresse, et peut‑être les laisser eux‑mêmes choisir les sujets.
Il règne une tendance à juger les camarades à l'étalon de ce qu'ils ont lu ou pas lu. Cela ressortait très clairement du plan d'organisation établi par O. l'année dernière. Il y était carrément dit en substance que seul pouvait « compter » pleinement celui qui avait lu un nombre déterminé d'ouvrages marxistes. Le cas échéant, il faudra vous résigner à l'existence de camarades qui n'auraient pas lu [7], et qui ne participeront pas non plus au cours. Dans ce domaine comme dans les autres, il s'agit de faire preuve de souplesse ! Chacun veut être pris pour ce qu'il est ‑ un « programme » strict, que tous devraient suivre, ne vaut rien en la matière. Comme individus, tous les camarades ont un comportement différent, mais il y a un minimum commun :
Mais il me faut le redire : on doit toujours donner l'exemple aux camarades, ne pas les mépriser parce qu'ils n'ont pas lu l'Anti‑Dühring. Pour juger les camarades, il faut se placer du point de vue essentiel : le mouvement. Cela signifie que, si un mouvement politique fait des progrès dans le pays, il y aura tout d'un coup des camarades, dont on considérait jusque‑là qu'ils ne valaient pas grand‑chose, qui apparaîtront comme tout à fait nécessaires, parce qu'alors se sera subitement ouvert à eux un domaine d'activité dans lequel ils pourront se mouvoir. Il faut savoir attendre ce moment et considérer les camarades selon leurs aptitudes. Surtout, avant d'en arriver au point où tous donneront le maximum d'eux‑mêmes, il faudra attendre longtemps. Dans l'avenir, on aura besoin, pour chaque poste, de gens dévoués et parfaitement formés. Une véritable relation de confiance sur la base d'un travail solide, une véritable confiance dans la direction, chacune est impensable sans l'autre.
Ainsi, pas de rigidité dans les questions de travail. N'exiger d'abord des résultats en toutes circonstances que de la direction et du cercle interne, et donner ainsi aux camarades un exemple. Avant tout, se débarrasser dans sa propre conscience de tout sentiment de supériorité. Car des camarades, qui n'ont pas grande valeur aujourd'hui, peuvent demain accéder à une position importante, devenir par exemple des commandants de l'Armée rouge, ce qui est au moins aussi important que d'être, comme O., commissaire à l'instruction du peuple.
Pour quiconque veut devenir un homme dur, il est indispensable d'être souple. Sans quoi, on n'est que raide. En général, les intellectuels ont beaucoup plus de mal dans ce domaine que les ouvriers, parce qu'ils ont habituellement un savoir plus grand, une éducation formelle qui les rend présomptueux. Les intellectuels ont dans la tête de grands projets, ils comprennent parfaitement tout ce qui se passe dans la sphère bourgeoise, mais il n'en va pas de même avec le marxisme. Ils ne comprennent pas, par exemple, comment les masses se mettent en mouvement. Avant eux, il y a toujours un magister qui a tout pensé pour eux.
Il faut que les intellectuels s'appliquent bien davantage à se discipliner eux‑mêmes. Ils n'apprennent la plupart du temps l'ordre et la rigueur que lentement et à travers de graves crises. A un certain stade, même la meilleure volonté ne suffit plus. On doit pouvoir renoncer à soi en tant que personne : on devient alors plus tolérant à l'égard d'autrui. L'intolérance est toujours la preuve d'un déséquilibre intérieur. A X., presque tout le groupe souffre de ce défaut. Mais le marxisme produit un sentiment déterminé de l'existence, parce qu'on peut observer son exactitude dans la rue, dans la vie de tous les jours. Il doit être pour nous une forme d'existence, et ne peut être traité comme une question académique. Voici donc ce qu'il faut apprendre : faire en sorte que la vie quotidienne déteigne sur la position intellectuelle (ou théorique) du marxiste. Ce n'est pas une question de manières, et de bonne ou mauvaise apparence ‑ peut‑être vous souvenez vous de quelle façon impitoyable je me suis moqué de Bauer et d'autres qui avaient confondu l'essence du bolchevisme avec l'esprit philistin, provincial et insipide qui était le leur.
On fait d'ailleurs la révolution avec relativement peu de marxistes, même à l'intérieur du parti. Dans ce cas, c'est le collectif qui supplée à ce que l'individuel ne peut atteindre. Déjà un domaine partiel constitue une chose qu'un individu peut à peine maîtriser : il faut des spécialistes, qui se complètent mutuellement. De tels spécialistes sont souvent des « marxistes » tout à fait passables, sans être vraiment des marxistes, parce qu'ils travaillent sous le contrôle de véritables marxistes. Le parti bolchevique dans son ensemble en constitue un exemple éclatant. Sous le contrôle de Lénine et de Trotsky, Boukharine, Molotov, Tomsky et des centaines d'autres ont été de bons marxistes, capables de grandes réalisations. Mais dès que ce contrôle a disparu, ils ont honteusement décliné. Cela ne provient pas de ce que le marxisme est une science secrète : il est simplement difficile d'échapper à la pression colossale de l'entourage bourgeois et de toutes ses influences.
il me semble que le groupe n'est nullement dans une situation désespérée : il y a même des preuves politiques. Je n'ai pas pu contrôler avec plus de précision la façon dont s'est déroulée la discussion sur le tournant dans la Ligue française [8], mais il est certain que c'est justement au moment de ce tournant que le groupe a connu la vie politique la plus intense. Ce n'est certainement pas l'effet du hasard. En m'appuyant plutôt sur les lettres que j'ai reçues (que je lis toujours avec beaucoup de soin, en les comparant entre elles), je pense que cette discussion, qui a entraîné une crise dans tous les autres groupes, prouve que votre groupe est suffisamment développé du point de vue politique, et que tous les faits concommittants permettent de penser que, sur la base des questions politiques, il peut redevenir un groupe normal. Il n'y avait à l'époque pas moins de matière qu'aujourd'hui à des conflits et frictions personnels. Comme il est « normal », ces conflits sont apparus immédiatement à l'occasion du tournant dans les autres groupes. Chez vous, ils sont passés à l'arrière-plan, et le danger politique vous a fait serrer les rangs : il n'y a pas eu de crise, et la vie politique et organisationnelle est restée intacte.
C'est sur cela qu'il faut s'appuyer, en le considérant comme une preuve de maturité politique. Pour le groupe de X., ce fut même une occasion excellente de vérifier dans la pratique et d'appliquer certaines idées politiques et organisationnelles dont il s'était occupé bien plus tôt et bien plus à fond que d'autres. On peut dire sans détour que, consciemment ou non, tout le groupe a fait alors la preuve de son savoir théorique. L'expérience a pleinement réussi : je n'ai pas hésité un instant à vous donner en modèle [9]. N'allez pas croire en effet que votre comportement ait été insignifiant. Il nous a facilité la victoire à l'échelle nationale comme à l'échelle internationale, en renforçant d'emblée notre position. Ce n'est pas peu, c'est même tout. A présent, il faudrait se mettre à travailler systématiquement les questions qui se posent, afin d'utiliser l'expérience de ces deux années pour pouvoir reprendre le travail politique. Je prétends même que c'est dans les moments où l'on est contraint de se soucier des problèmes politiques, où arrivent les nouvelles politiques, que se manifeste le véritable caractère d'un groupe. Et de ce point de vue, je suis optimiste à votre sujet : 90 % de vos difficultés résultent de défauts techniques. On pourrait même dire que ce sont justement vos acquis politiques et théoriques qui ont produit une certaine gêne et une certaine absence de frictions politiques. A l'inverse de tous les autres, vous avez si bien compris le tournant français que vous avez cessé de l'appliquer, ou que vous l'avez appliqué de façon moins mécanique au S.A.P. Et dans la question du conflit avec l'Eglise, par exemple, nos camarades sont des pionniers. C'est‑à‑dire qu'on trouve une tradition homogène : de ce que nous avons appris en quelques années de travail commun jusqu'au tournant français, il y a une ligne droite. La difficulté, maintenant, après toutes ces erreurs d'organisation et de méthode, c'est de trouver la voie qui conduise à un travail pratique ordonné et régulier, chose qui est d'autant plus nécessaire que s'annoncent de nouvelles tâches politiques. J'en suis certain : avec quelque chose comme une « amnistie » générale et de la générosité, nous allons bientôt reprendre notre marche en avant. Et dans quelque temps, on ne fera que rire avec indulgence de la « tragédie » actuelle ‑ sans toutefois en oublier les enseignements. Comme je l'ai dit, j'en doute d'autant moins qu'il va bientôt y avoir du travail politique. Premier principe : la direction ne doit pas se soucier des ragots, et tous les bons camarades doivent en faire autant.
Sur l'opinion qui s'exprime parfois et selon laquelle on piétinerait et on aurait perdu pour rien deux ans
En réalité, aucun travail vraiment effectué n'est vain, aussi négatif qu'il puisse apparaître. Concrètement, les choses sont ainsi faites qu'on s'éduque et qu'on se développe soi‑même dans son travail. Et même si, après deux années, il n'y avait pour tout résultat que de devoir faire un bilan de cette tranche de sa vie et de reconnaître telle ou telle erreur, c'est déjà un résultat dont on ne saura jamais assez apprécier la valeur pour le développement individuel et collectif. Nous cherchons toujours des exemples de dialectique. Eh bien, en voici un. Un tailleur serait‑il devenu un bon tailleur si, du temps qu'il était apprenti, il n'avait tout à fait massacré une douzaine de costumes ? On doit, de toute son énergie pour autant qu'il soit vrai que ces deux années aient été inutiles aller rechercher ce qui était positif dans les choses négatives et s'efforcer d'éliminer définitivement, sur la base de l'expérience, les défauts et les faiblesses qui sont apparus au cours de ces deux années. En général, l'homme n'apprend que de ses erreurs ‑ surtout dans le mouvement prolétarien. Tous les camarades qui sont passés par l'ancien mouvement pourraient, d'un certain point de vue, considérer aussi cette époque comme du « temps perdu ». En réalité, c'est précisément cette activité, aussi vaine qu'elle semble avoir été, qui a fait de nous ce que nous sommes aujourd'hui malgré tout, au moins des marxistes.
On aura toujours l'impression de marquer le pas tant que, sur la base des expériences faites, on ne franchira pas le seuil qui sépare de la réalisation concrète du travail effectivement nécessaire. Quiconque fait aujourd'hui un bilan doit se dire : si le travail proposé ici avait été accompli par la direction et dans la direction, on serait déjà bien plus avancé et on pourrait consigner des progrès dans le domaine organisationnel.
En outre ‑ ce qui est le plus important ‑ un certain piétinement sur place, au sens politique, est inévitable aussi longtemps que la vie politique elle‑même est à ce point restreinte et étouffée que seuls peuvent exister des cercles, de petits groupes et d'autres choses semblables. Le fait que le fascisme laisse peu de place à la vie politique ‑ nous n'avons pas pour le moment de mouvement ouvrier, mais seulement une vie de cercle ‑ va fatiguer les camarades qui sont dans l'illégalité, leur fera apparaître la situation comme sans issue, et accroîtra leur insatisfaction à l'égard de l'organisation. Mais par ailleurs ce processus a aussi son bon côté : en aucune circonstance on ne peut former, si on travaille opiniâtrement, de cadres plus stables, plus éduqués et plus disciplinés que précisément dans l'illégalité [10].
Notes
[1] Les règles de la clandestinité, au moins en ce qui concerne ce texte, ont été efficaces et les secrets qu'elles voulaient dissimuler n'ont pas été percés. A l'exception de « J » qui est incontestablement Trotsky, nous n'avons pu découvrir l'identité réelle d'aucun des militants mentionnés dans ce texte et notamment des présents. On peut également relever que la distinction opérée dans l'organisation clandestine entre « direction restreinte » et « cercle interne » ‑ qui semble pour tous une donnée évidente ‑ n'est pas parfaitement claire pour le lecteur d'aujourd'hui.
[2] Selon l'opinion de Wolfgang Alles, l'un des meilleurs spécialistes de l'histoire du mouvement trotskyste allemand, « X » désignerait l'agglomération berlinoise qui était l'un des bastions de la section allemande.
[3] il s'agit du conflit avec les Eglises (Kirchenkampf), particulièrement vif depuis le début de 1935, le régime nazi ne négligeant aucun effort (propagande, procès fabriqués, etc.) pour contraindre les différentes Eglises à s'aligner et les transformer en courroies de transmission de son autorité.
[4] Internationale Kommunisten Deutschlands (I.K.D.) était le titre de la section allemande de la L.C.I.
[5] Cf. Le Mouvement communiste en France, pp 501‑512. Trotsky avait daté ce texte du 10 juin 1935, date de son départ de Domène.
[6] Il vaut la peine de relever ici que Trotsky juge l'information si importante pour la formation des militants qu'il la préconise la plus large possible, y compris dans les rigoureuses conditions de clandestinité imposées à ses camarades.
[7] Il s'agit de l'ouvrage de Friedrich Engels, M. Dühring bouleverse la Science (1878).
[8] La section allemande avait été plus que toute autre secouée par la crise ouverte au sein de la L.C.I. par le « tournant français » et le débat sur l'« entrisme ». La majorité de sa direction à l'étranger, conduite par Bauer avait condamné l'entrisme dans son principe même, et dénoncé dans le tournant une entreprise de « liquidation ». Berlin avait envoyé à la conférence de Dietikon, à Noël 1934, deux délégués, Walter NETTELBECK, dit Jan BUR (1901‑1976), partisan du « tournant français » et Walter HERZ (né en 1915), qui le critiquait.
[9] Il n'y avait pas eu de scission formelle avant la conférence de Dietikon. Il semble cependant que l'unité de l'I.K.D. à Berlin avait été sérieusement menacée au cours des mois suivants, car les anciens adversaires de l'entrisme dans la social‑démocratie avaient tenté une opération (quelque peu « entriste » !) de conquête du S.A.P. dans la capitale. Mais ils avaient été « découverts » par les dirigeants du S.A.P. et l'unité de l'l.K.D avait été ainsi maintenue ou rétablie.
[10] Le cercle de la Gestapo était en train en réalité de se refermer sur les clandestins allemands. A l'automne, Jan Bur, traqué, recevait du S.I., l'ordre de quitter l'Allemagne et de rejoindre la direction à l'étranger. Quelques semaines plus tard, l'organisation berlinoise était décapitée par l'arrestation de ses principaux dirigeants, dont Hans BERGER, dit FREDDY (né en 1916). Des procès et condamnations de trotskystes en Allemagne allaient pourtant être connus à l'étranger jusqu'en 1939.