1935

Bulletin de la L.C.I. (BL), n° 5, octobre 1935. Le Biulleten Oppositsii, n° 44, n'en a publié que la partie centrale, ici retraduite du russe.


Œuvres - avril 1935

Léon Trotsky

Le problème national et les tâches du parti prolétarien

20 avril 1935


Les thèses [1] ont sans doute été rédigées sur la base d'une étude sérieuse, tant des conditions économiques et politiques de l'Afrique du Sud que de la littérature du marxisme et du léninisme, celle des bolcheviks‑léninistes en particulier. Aborder de façon scientifique et sérieuse toutes les questions, c'est une des conditions les plus importantes de succès pour une organisation révolutionnaire. L'exemple de nos amis sud‑africains confirme une fois de plus qu'à l'époque actuelle, seuls les bolcheviks-léninistes, c'est‑à‑dire les révolutionnaires prolétariens conséquents, s'intéressent sérieusement à la théorie, analysent la réalité, apprennent eux-mêmes avant d'apprendre aux autres. La bureaucratie stalinienne, elle, a depuis longtemps remplacé le marxisme par une combinaison d'ignorance et d'insolence.

Dans les lignes qui suivent, je veux faire quelques remarques au sujet du projet de thèses qui doivent servir de programme à la Ligue communiste d'Afrique du Sud. Je n'oppose en aucun cas mes remarques au texte de ces thèses. Ma connaissance des conditions en Afrique du Sud est trop insuffisante pour que je puisse prétendre à une opinion pleinement achevée sur toute une série de questions pratiques. C'est seulement dans quelques cas qu'il m'arrivera d'exprimer mon désaccord avec certaines affirmations du projet. Mais, même là, et autant que j'en puisse juger de loin, il n'y a pas de désaccords principiels avec les auteurs des thèses : il s'agit plutôt de quelques formulations politiques exagérées dans la lutte contre la néfaste politique du stalinisme [2]. Mais il est de l'intérêt de notre cause de ne pas dissimuler même l'imprécision de certaines formulations, et, au contraire, de les soumettre à examen public, afin de parvenir à un texte le plus clair possible, irréprochable. Tel est le but des lignes suivantes, dictées par le désir d'apporter aux bolcheviks-­léninistes sud‑africains une coopération, même mince, dans l'immense travail, lourd de responsabilités, qu'ils ont entrepris.


Les possessions sud‑africaines de la Grande‑Bretagne ne constituent un « dominion » que du point de vue de la minorité blanche. Du point de vue de la majorité noire, l'Afrique du Sud est une colonie esclave [3].

Aucune révolution sociale ‑ et au premier chef aucune révolution agraire ‑ n'est concevable avec le maintien de la domination de l'impérialisme britannique sur le dominion sud‑africain. Le renversement de la domination britannique en Afrique du Sud est aussi nécessaire pour le triomphe du socialisme en Afrique du  Sud qu'en Grande‑Bretagne même.

Si, comme on peut le supposer, la révolution commence d'abord en Grande­-Bretagne, la bourgeoisie anglaise sera battue d'autant plus rapidement dans la métropole que moindre sera l'appui qu'elle pourra trouver dans ses colonies et dominions, y compris dans une possession aussi importante pour elle que l'Afrique du Sud. La lutte pour chasser l'impérialisme britannique, ses instruments, ses agents, s'inscrit ainsi nécessairement dans le programme du parti prolétarien de l'Afrique du Sud.

Le renversement de la domination de l'impérialisme britannique en Afrique du Sud peut être le résultat de la défaite militaire de la Grande‑Bretagne et de la désagrégation de son empire ; dans ce cas, les Blancs d'Afrique du Sud peuvent encore maintenir pendant une certaine période, sans doute pas très longtemps, leur domination sur les Noirs. Une autre variante, qui peut en fait être liée à la première, serait la révolution en Grande‑Bretagne et dans ses possessions. Les trois quarts de la population de l'Afrique du Sud ‑ presque 6 millions sur 8 ‑ sont des gens de couleur. La révolution victorieuse, inconcevable sans l'éveil des masses indigènes, leur donnera à son tour ce qui leur manque tellement aujourd'hui : la confiance dans leurs propres forces, une conscience accrue de leur personnalité, le développement de leur culture. Dans ces conditions, la République sud‑africaine deviendra avant tout une république « noire » : cela n'exclut, bien entendu, ni une complète égalité de droits pour les Blancs, ni de fraternelles relations entre les deux races (ce qui dépend surtout de la conduite des Blancs). Mais il est absolument évident que la majorité écrasante de la population, affranchie de la dépendance servile, marquera l'Etat d'une empreinte déterminante.

Dans la mesure où la révolution victorieuse changera radicalement les rapports non seulement entre les classes, mais aussi entre les races, et assurera aux Noirs la place dans l'Etat qui correspond à leur nombre, la révolution sociale en Afrique du Sud aura également un caractère national. Nousn'avons pas la moindre raison de fermer les yeux sur cet aspect de la question, ou de minimiser son importance. Au contraire, le parti prolétarien doit, et en paroles et en actes, ouvertement et hardiment, prendre entre ses mains la résolution du problème national (racial).

Mais la résolution de ce problème, le parti prolétarien peut et doit la réaliser par ses propres méthodes.

L'instrument historique de l'émancipation nationale ne peut être que la lutte de classes.

L'Internationale communiste, depuis 1924 [4], a transformé le processus d'« émancipation nationale » des peuples coloniaux en une abstraction démocratique creuse, élevée au‑dessus de la réalité des rapports de classes. Pour lutter contre l'oppression nationale, les différentes classes s'affranchissent ‑ pour un temps ‑ de leurs intérêts matériels et deviennent de simples forces « anti‑impérialistes ». Pour que ces « forces » immatérielles remplissent de bon cœur la tâche que leur a confiée l'Internationale communiste, on leur promet en récompense un Etat « national-démocratique » immatériel (avec l'inévitable référence à la formule de Lénine sur la « dictature démocratique des ouvriers et des paysans ») [5].

Les thèses indiquent qu'en 1917 Lénine a ouvertement et, une fois pour toutes, liquidé la formule de la « dictature démocratique des ouvriers et des paysans », en tant que condition prétendument nécessaire pour résoudre la question agraire. C'est absolument exact. Mais, pour éviter tout malentendu, il faut ajouter : a) que Lénine parlait toujours de dictature révolutionnaire bourgeoise-démocratique, et pas d'un Etat « populaire » immatériel, b) que, dans la lutte pour la dictature bourgeoise‑démocratique, il ne proposait pas un bloc de toutes les « forces antitsaristes », mais menait une politique indépendante de classe du prolétariat. Le bloc « antitsariste » était une idée des socialistes révolutionnaires russes et des cadets [6] de gauche, c'est‑à‑dire des partis de la petite et moyenne bourgeoisie. Contre eux, le bolchevisme a toujours mené une lutte implacable.


Quand les thèses disent que le mot d'ordre de « république noire » est aussi nuisible (« equally harmful ») à la cause de la révolution que celui de « l'Afrique du Sud aux Blancs », nous ne pouvons être d'accord avec cette affirmation [7]. De la part des Blancs, il s'agit du maintien d'une domination infâme ; de la part des Noirs, des premiers pas vers leur émancipation. Le droit total et inconditionnel des Noirs à l'indépendance, il nous faut le reconnaître absolument et sans réserves. C'est seulement sur la base d'une lutte commune contre la domination des exploiteurs blancs que pourra s'élever et se renforcer la solidarité des travailleurs noirs et des travailleurs blancs. Il est possible qu'après la victoire les Noirs tiennent pour inutile la création en Afrique du Sud d'un Etat noir particulier. Naturellement, nous ne leur imposerons pas un séparatisme d'Etat. Mais qu'ils le reconnaissent librement, sur la base de leur expérience propre, pas sous les verges des oppresseurs blancs. Les révolutionnaires prolétariens ne doivent jamais oublier le droit des nationalités opprimées à disposer d'elles-mêmes, y compris leur droit à la séparation complète, et le devoir du prolétariat de la nation qui opprime à défendre ce droit, y compris, s'il le faut, les armes à la main !

Les thèses soulignent à juste titre le fait que c'est la révolution d'Octobre qui a apporté en Russie la solution de la question nationale. Les mouvements nationaux démocratiques ont été en eux-mêmes impuissants à venir à bout de l'oppression nationale du tsarisme. C'est seulement grâce au fait que les mouvements des nationalités opprimées, ainsi que le mouvement agraire de la paysannerie, ont donné au prolétariat la possibilité de conquérir le pouvoir et d'établir sa dictature, que la question nationale, ainsi que la question agraire, ont trouvé une solution hardie et radicale. Mais la combinaison même des mouvements nationaux avec la lutte du prolétariat pour le pouvoir n'a été possible politiquement que parce que le parti bolchevique, tout au long de son histoire, avait mené une lutte implacable contre les oppresseurs grand‑russiens et soutenu toujours et sans réserves le droit des nations opprimées à leur indépendance, jusques et y compris la séparation d'avec la Russie [8].

La politique de Lénine vis‑à‑vis des nations opprimées n'avait pourtant rien de commun avec celle des épigones [9]. Le parti bolchevique défendait le droit des nations opprimées à disposer d'elles-mêmes par les méthodes de la lutte de classe prolétarienne, rejetant nettement les blocs « anti‑impérialistes » charlatanesques avec les nombreux partis « nationaux » petits‑bourgeois de la Russie tsariste (le P.P.S., le parti de Pilsudski [10] en Pologne, les « dachnaki » en Arménie [11], les nationalistes ukrainiens [12], les sionistes chez les Juifs, etc.). Le bolchevisme démasque toujours impitoyablement ces partis, de même que les « social-révolutionnaires », leur double nature et leur aventurisme, et surtout le mensonge de leur idéologie prétendument au‑dessus des classes. Il ne suspendait même pas son impitoyable critique lorsque les conditions l'obligeaient à conclure tel ou tel accord épisodique strictement pratique avec ceux. Il ne pouvait être question d'une quelconque alliance permanente avec eux sous le drapeau de l'« antitsarisme ». C'est seulement grâce à une politique de classe implacable que le bolchevisme a réussi, dans les conditions de la révolution, à écarter les mencheviks, les social‑révolutionnaires, les partis nationaux petits‑bourgeois, et à souder autour du prolétariat les masses de la paysannerie et des nationalités opprimées.

« Nous ne devons pas, disent les thèses, concurrencer le congrès national africain [13] dans le domaine des mots d'ordre nationalistes avec l'objectif de conquérir les paysans indigènes. » L'idée en elle-même est juste, mais exige d'être concrétisée. Faute de connaître de façon précise l'activité du congrès national, je ne puis esquisser notre politique à son égard que par analogie, tout en précisant d'ailleurs que je suis prêt à apporter à mes propositions toute correction nécessaire.

  1. Les bolcheviks‑léninistes sont pour la défense du congrès, tel qu'il est, dans tous les cas où il reçoit les coups des oppresseurs blancs et de leurs agents chauvins dans les rangs des organisations ouvrières.
  2. Les bolcheviks opposent, dans le programme du congrès, les tendances progressistes et les tendances réactionnaires.
  3. Les bolcheviks démasquent aux yeux des masses indigènes l'incapacité du congrès à obtenir la réalisation même de ses propres revendications, du fait de sa politique superficielle, conciliatrice, et lancent, en opposition au congrès, un programme de lutte de classe révolutionnaire.
  4. S'ils sont imposés par la situation, des accords temporaires avec le congrès ne peuvent être admis que dans le cadre de tâches pratiques strictement définies, en maintenant la complète indépendance de notre organisation et notre totale liberté de critique politique.

Les thèses lancent comme mot d'ordre politique central non pas l'« Etat national­-démocratique », mais l'« Octobre » sud-africain. Elles montrent ‑ et ce, avec une évidence parfaite

  1. que les questions nationale et agraire en Afrique du Sud coïncident quant au fond,
  2. que ces deux questions ne peuvent être résolues que par la voie révolutionnaire,
  3. que la résolution révolutionnaire de ces tâches conduit à la dictature du prolétariat dirigeant les masses paysannes indigènes,
  4. que la dictature du prolétariat ouvre l'ère du régime soviétique et de l'édification socialiste. Cette conclusion constitue la pierre angulaire de tout l'édifice du programme.

Là‑dessus, notre solidarité est totale.

Mais il faut amener les masses à cette formule « stratégique » en général par une série de mots d'ordre « tactiques ». On ne peut les élaborer à chaque étape que sur la base d'une analyse des conditions concrètes de la vie et de la lutte du prolétariat et de la paysannerie, ainsi que de toute la situation nationale et internationale. Sans entrer dans ce domaine, je veux seulement m'arrêter brièvement sur la question de la corrélation entre les mots d'ordre nationaux et les mots d'ordre agraires.

Les thèses soulignent à plusieurs reprises qu'il faut d'abord lancer, non des revendications nationales, mais des revendications agraires. C'est une question très importante, qui mérite une sérieuse attention. Rejeter à l'arrière‑plan les mots d'ordre nationaux ou les atténuer pour ne pas repousser les chauvins blancs au sein de la classe ouvrière serait, bien entendu, un opportunisme criminel, absolument étranger aux auteurs et partisans des thèses : cela découle très clairement de ces thèses, imprégnées d'internationalisme révolutionnaire. De ces socialistes qui luttent pour les privilèges des Blancs, les thèses disent fort justement : « Il faut voir que ces "socialistes" sont les pires ennemis de la révolution. » Reste une autre explication, indiquée au passage dans le texte lui-même : les masses paysannes arriérées ressentent de façon beaucoup plus immédiate l'oppression agraire que l'oppression nationale. C'est tout à fait possible : la majorité des Noirs sont des paysans [14], et la plus grande partie des terres est entre les mains de la minorité blanche. Dans leur lutte pour la terre, les paysans russes ont longtemps placé leurs espoirs dans le tsar, et ils se tenaient soigneusement à l'écart de toutes conclusions politiques. Du mot d'ordre traditionnel de l'intelligentsia révolutionnaire « Terre et Liberté ! », le moujik n'a longtemps retenu que la première partie. Il a fallu des dizaines d'années d'agitation agraire et d'influence des ouvriers des villes pour que le paysan en vienne à lier ces deux mots d'ordre.

Le Bantou pauvre et esclave nourrit à peine plus d'espoirs dans le roi d'Angleterre ou en MacDonald. Mais son extrême arriération politique s'exprime aussi par son manque de conscience nationale. Et en même temps, il ressent très vivement la servitude agraire et fiscale. Dans ces conditions, notre propagande peut et doit avant tout partir des mots d'ordre de la révolution agraire, afin d'amener pas à pas, sur la base de leur expérience de la lutte, les paysans aux conclusions politiques et nationales nécessaires. Si ces considérations politiques sont exactes, il ne s'agit pas de la question du programme en lui-même, mais de celle de savoir par quelle voie faire pénétrer ce programme dans la conscience des masses indigènes.

Compte tenu de la faiblesse numérique des forces révolutionnaires et de l'extrême dispersion de la paysannerie, il ne sera pas possible, au moins dans la prochaine période, d'agir sur ces derniers autrement qu'avant tout, sinon exclusivement, par l'intermédiaire de l'avant‑garde ouvrière. Il est d'autant plus important d'éduquer cette dernière dans l'esprit d'une claire compréhension de l'importance de la révolution agraire pour la destinée de l'Afrique du Sud.

Le prolétariat du pays comprend des parias noirs arriérés et une caste privilégiée arrogante de Blancs. C'est là que réside la plus grande difficulté dans toute cette situation. Les secousses économiques de l'époque du capitalisme pourrissant, comme l'indiquent justement les thèses, doivent profondément ébranler les vieilles cloisons et faciliter le travail de rassemblement révolutionnaire. Le pire des crimes serait en tout cas pour les révolutionnaires de faire la moindre concession aux privilèges et aux préjugés des Blancs. Celui qui donne le petit doigt au démon du chauvinisme est perdu. A tout ouvrier blanc, le parti révolutionnaire doit poser l'alternative : ou bien avec l'impérialisme britannique et avec la bourgeoisie blanche d'Afrique du Sud, ou bien avec les ouvriers  et paysans noirs contre les féodaux et esclavagistes blancs et leurs agents au sein de la classe ouvrière même.

Le renversement de la domination britannique sur la population noire de l'Afrique du Sud ne signifiera pas, bien entendu, la rupture économique et culturelle avec l'ancienne métropole, si cette dernière s'est elle-même affranchie des pillards impérialistes qui l'oppriment. Par l'intermédiaire des Blancs qui lieront dans les faits, dans une lutte commune, leur sort à celui des esclaves coloniaux actuels, l'Angleterre soviétique pourra exercer sur l'Afrique du Sud une puissante influence économique et culturelle, cette fois, non plus sur la base d'une domination, mais sur celle des principes de l'entraide prolétarienne.

Mais l'influence que l'Afrique du Sud soviétique exercera sur tout le continent noir sera peut-être plus importante encore. Aider les nègres à rattraper la race blanche, afin de s'élever, la main dans la main, à de nouvelles hauteurs de la culture, telle sera l'une des tâches les plus grandioses et les plus nobles du socialisme.


Je veux, pour conclure, dire quelques mots de l'organisation légale et illégale (« Concerning the Constitution of the Party »).

Les thèses soulignent à juste titre le lien indispensable entre l'organisation, le programme et la tactique du parti. L'organisation doit assurer l'accomplissement de toutes les tâches révolutionnaires en complétant l'appareil légal par un appareil illégal. Personne ne propose, bien entendu, de créer un appareil illégal pour des fonctions qui, dans les conditions actuelles, peuvent être remplies par l’appareil légal. Mais dès qu'approche une crise politique, il faut créer des cellules de réserve, illégales, de l'appareil, lesquelles pourront, en cas de besoin, s'étendre. Une certaine partie du travail, d'ailleurs très importante, ne peut en outre, sous aucune condition, être faite ouvertement, c'est‑à‑dire sous les yeux de l'ennemi de classe.

Pourtant, la forme la plus importante ‑ pour la période actuelle ‑ du travail illégal ou semi‑légal pour des révolutionnaires est le travail dans les organisations de masse, avant tout les syndicats [15]. Les chefs des trade‑unions constituent une police officieuse du capital ; ils mènent contre les révolutionnaires lutte impitoyable. il faut savoir travailler au sein des organisations de masse sans tomber sous les coups de l'appareil réactionnaire Le groupe révolutionnaire à l'intérieur des syndicats qui apprend par son expérience toutes les règles élémentaires de la conspiration saura poursuivre son travail dans une situation d'illégalité quand les circonstances l'exigeront [16].


Notes

[1] Les « thèses » en question avaient été résumées dans le Bulletin de la L.C.I., n° 2, avec un premier commentaire de Ruth Fischer. Les militants d'Afrique du Sud proches de l'Opposition de gauche qui avaient été exclus à partir de 1930 du Communist Party of South Africa (C.P.S.A.) s'étaient regroupés en 1933 dans le Lenin Club fondé au Cap. Deux tendances s'y affrontaient qui avaient l'une et l'autre rédigé des thèses en vue de l'élaboration d'un programme pour l'Afrique du Sud et les avaient envoyées à Trotsky. Trotsky répond ici aux thèses de la majorité (qui va devenir le Spartacus Club et le Workers Club, avec comme organe Umlilo Mollo ‑ la Flamme ‑), et il est vraisemblable qu'il ne reçut pas les thèses de la minorité (qui allait devenir le 4th International Club avec comme organe Workers Voice ‑ Izwi Bazebenzi). Cette dernière, dans son texte fondamental (manifeste du Lenin Club du 1° mai 1934), opposait l'unité entre travailleurs blancs et travailleurs noirs au mot d'ordre avancé par le C.P.S.A. depuis le début de la « 3° période », celui d'une « République noire », en expliquant qu'il aboutissait à faire des paysans arriérés l'avant­garde de la révolution. Elle soulignait l'opposition d'intérêts entre les colons d'origine hollandaise, la « bourgeoisie des Boers », et l'impérialisme britannique, et insistait pour le développement d'activités légales de l'organisation révolutionnaire. La majorité ‑ dont Trotsky avait les thèses en main ‑ affirmait au contraire que la révolution agraire était en Afrique du Sud le problème n° 1, auquel la question nationale était subordonnée. Elle considérait la bourgeoisie boer comme une fraction de l'impérialisme britannique dominant, affirmait en outre que les conditions spécifiques de la société sud-africaine condamnaient les révolutionnaires à l'action clandestine. Une note dans le Bulletin n° 5 précisait que les thèses auxquelles Trotsky répondait était celles de la Communist League : il n'y avait pourtant pas d'organisation portant ce nom en Afrique du Sud, mais seulement le projet de la fonder.

[2] Trotsky fait allusion ici au fait que le mot d'ordre stalinien de « république noire » proposé par Boukharine et le militant de couleur du C.P.S.A. La Guma et adopté en 1928, avait amené, en réaction, les bolcheviks ‑léninistes sud‑africains auteurs des thèses à affirmer que c'était la question agraire qui constituait l'alpha et l'oméga de la révolution en Afrique du Sud, en sous‑estimant du coup la question nationale.

[3] Le terme de dominion était alors employé pour ceux des territoires du Commonwealth britannique qui étaient dotés d'un gouvernement « autonome » et à qui le droit de sécession avait été expressément reconnu en 1931. Mais, dans le dominion d'Afrique du Sud, la majorité de la population, les Noirs, expropriés et privés de tout droit, se trouvaient soumis à un perpétuel va‑et‑vient entre le travail véritablement servile dans les plantations, les ports, les mines, les usines des villes, d'un côté, et les conditions de famine qui leur étaient faites dans les « réserves » par un Etat représentant l'impérialisme et les capitalistes Sud‑Africains. Selon le témoignage de M. Hosea Jaffe, l'historien du mouvement de libération d'Afrique du Sud, cette définition de Trotsky est entrée à cette date dans le langage du mouvement de libération.

[4] Le 5° congrès de I'I.C., tenu au lendemain de la mort de Lénine et de la victoire dans le parti de la troïka ZinovievKamenev‑Staline sur l'opposition de gauche de 1923, avait marqué, selon Trotsky, le début de l'abandon des positions théoriques et programmatiques élaborées par les quatre premiers congrès.

[5] La « dictature démocratique des ouvriers et des paysans » était la formule proposée par Lénine, avant avril 1917, pour les pays coloniaux et semi‑coloniaux, y compris la Russie. Elle avait servi et servait encore de cheval de bataille à la direction stalinienne de l'Internationale communiste, qui l'opposait à celle de la « dictature du prolétariat » qui découlait de la théorie de la révolution permanente.

[6] Les constitutionnels démocrates ‑ K.D. ou cadets ‑ étaient en Russie tsariste le parti démocrate bourgeois.

[7] Adressée formellement à la majorité dont il connaissait les thèses, cette critique valait également pour la minorité du Lenin Club. Les deux groupes étaient en effet animés par des militants d'origine européenne dont la majorité avaient tendance à maintenir la balance égale entre travailleurs noirs opprimés et travailleurs blancs privilégiés. La prise de position très ferme de Trotsky sur ce point levait toute ambiguïté.

[8] Les bolcheviks‑léninistes d'Afrique du Sud, qui refusaient le mot d’ordre de « république noire » n'acceptaient pas pour autant ce « droit à la séparation », lequel pouvait en effet impliquer une partition de l'Afrique du Sud sur une base raciale, rejetant les Noirs dans les parties les plus pauvres. Hosea Jaffe, huit ans plus tard, soulignait que la situation en Afrique du Sud était à l'opposé de celle de la Russie tsariste. Le régime tsariste avait opprimé les nationalités en tant que telles et leur avait appliqué une rigoureuse russification alors que le système sud‑africain favorisait un tribalisme artificiel : le peuple noir aspirait, selon eux, non à l'« autodétermination », mais à l'unité. Majorité et minorité étaient d'accord là-dessus.

[9] Le terme d'« épigones » ‑ équivalent péjoratif de « successeurs » - est utilisé couramment par Trotsky pour désigner la direction après Lénine.

[10] Le parti socialiste polonais (P.P.S.) que dirigeait le vieux conspirateur Jozef Pilsudski (1867‑1935), futur maréchal et dictateur, constituait dans les régions polonaises de l'empire tsariste l'une des principales organisations politiques nationalistes, bien qu'il fût par ailleurs membre de la II° Internationale.

[11] Le Dachnaktsoutioun était le parti révolutionnaire arménien, fondé à Tiflis en 1890 avec comme objectif l'indépendance de l'Arménie turque. Il était devenu le parti de l'indépendance arménienne.

[12] Dans une Ukraine où les traditions nationales étaient très vivaces, les mouvements nationalistes unis avaient occupé le pouvoir pendant quelque temps en 1917‑1918. Mais une partie des nationalistes s'était ralliée au pouvoir soviétique, avec l'ancien chef du gouvernement Vinnichenko, tandis que le chef de l'armée, Petljura, s'alliait à la Pologne blanche.

[13] Le Congrès national indigène d'Afrique du Sud avait été fondé en janvier 1912 par diverses personnalités originaires d'Afrique du Sud exerçant des professions libérales ou intellectuelles en Grande‑Bretagne et aux Etats‑Unis. Il était devenu en 1925 le Congrès national africain (A.N.C.) Première organisation politique d'Afrique du Sud à présenter un programme qui reposait sur l'unité bantou, l'égalité politique, économique et sociale entre Noirs et Blancs dans l'Eglise et l'Etat, la suppression de toute forme d'apartheid, etc. Il était le principal parti nationaliste dans le pays.

[14] Commentant dix ans plus tard cette lettre de Trotsky, un dirigeant trotskyste d'Afrique du Sud jusqu'en 1946, M. Awerbuch, dit A. Mon, relevait le manque d'information de Trotsky qui avait l'impression qu'il « existait réellement, économiquement et matériellement, une paysannerie parmi les Africains, vivant avant tout de la terre et qui ne faisait que vouloir plus de terre ». Il soulignait au contraire que la vérité était que des millions d'Africains avaient faim de terre et aspiraient à devenir paysans, mais qu'ils n'étaient en fait « paysans que dans leurs aspirations. » Il soulignait néanmoins que le fait qu'il n'existe pas en Afrique du Sud de paysannerie africaine ne faisait que donner plus de poids au mot d'ordre de la terre. (A. Mon, « A Comment on Trotsky's Letter to South Africa », Worker's Voice, organe de la Fourth International Organisation of South Africa (F.I.O.S.A.) , juillet 1945, vol. 1, n°2).

[15] Les thèses ne mentionnaient pas la « question syndicale » car une thèse spéciale sur cette question avait au préalable était adoptée unanimement.

[16] Selon M. Hosea Jaffe (Lettre à P. Broué du 2 octobre 1978), ce texte de Trotsky constitua le point de départ d'une longue et riche discussion à l'intérieur de toutes les organisations antiracistes et anti‑impérialistes sud‑africaines, à laquelle prirent part des hommes et des femmes qui allaient figurer parmi les fondateurs et animateurs d'organisations comme la All‑African Convention (1936) la National Liberation League (1938), le Non European United Front (1939), le Non European Unity Movement (1943), etc. M. Jaffe considère en effet que le programme du mouvement de libération d'Afrique du Sud a été élaboré à partir des idées fondamentales exprimées par Trotsky dans ce texte, à ses yeux historique. Dans l'immédiat, les idées développées par Trotsky : importance de la question agraire, refus de la différenciation entre « impérialisme britannique » et « bourgeoisie boer », accent mis sur l'unité des opprimés « non européens » l'emportèrent dans le mouvement.


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