1931

Trotsky

Léon Trotsky

Lettre à Montagu

31 décembre 1931

Kadiköy,
le 31 décembre 1931

Cher camarade Montagu

1) J’ai appris par le camarade Schachtman une nouvelle fort désagréable pour moi : il avait proposé mon article sur la situation internationale au « Manchester Guardian », et le journal, comme c’était à prévoir, a refusé l’article. Je considère toute cette démarche comme un faux pas politique. On ne propose pas à un journal libéral des thèses en faveur de la révolution socialiste. Si vous avez participé à cette affaire, ou même si ce n’est pas le cas, vous pourriez, si cela vous est possible, me rendre un grand service, peut-être directement ou par l’intermédiaire d’un ami : il s’agirait d’adresser au « Manchester Guardian » un communiqué indiquant de façon catégorique que je n’ai rien à voir avec toute cette affaire, que je n’ai été informé qu’après coup, que j’ai immédiatement protesté là-contre, car je pouvais bien me rendre compte qu’il était impossible au Manchester Guardian d’accepter un tel article, et que je considère comme tout à fait normal que la rédaction l’ait refusé.

2) Mais l’affaire est encore plus grave. Après avoir essuyé un échec de la part du Manchester Guardian, le camarade Schachtman a proposé le même article au « New Leader ». Si la première entreprise était déjà une grosse faute, la seconde est pour moi, quasiment, un crime politique. Il ne m’est arrivé qu’une seule fois dans ma vie quelque chose de semblable, lorsque Murphy et d’autres communistes anglais firent paraître ma brochure « Où va l’Angleterre » avec une préface de Brealsforth. J’eus alors bien du mal à leur faire comprendre – et je crains bien d’avoir échoué – que cela est absolument innaceptable du point de vue révolutionnaire car cette coalition est la répétition à petite échelle du Comité Anglo-Russe, au cours duquel les révolutionnaires, par leur collaboration, couvrirent les opportunistes et discréditèrent le marxisme. Si, en raison d’un intérêt spécifique des éditeurs ou des lecteurs, tel ou tel de mes articles paraît dans la presse réactionnaire, impérialiste, capitaliste, il n’y a là aucun danger politique car nul ne pourrait, ou ne voudrait, me confondre avec ces messieurs. Au contraire j’ai alors la possibilité d’utiliser la « curiosité spécifique » pour dire ce que je souhaite dire dans ce cas précis. Mais l’affaire prend une une toute autre tournure lorsqu’un article, traitant directement des questions de la révolution prolétarienne, paraît dans la presse social-démocrate de gauche. Ils sont hélas peu nombreux, ceux qui sont en mesure de déterminer par eux-mêmes les différents points de vue. Mais le fait que l’article paraisse dans la presse menchévique de gauche apparaît comme une sorte de fraternisation, et cela est contraire aux intérêts du communisme ainsi qu’aux intérêts de la tendance que je représente. Quoiqu’il en soit j’ai envoyé aujourd’hui à l’Independent labour Party le télégramme suivant : « Please not publish my article ». Auriez-vous la possibilité de faire savoir à la rédaction, de manière amicale mais ferme, que la chose s’est faite sans que je le sache et que j’y consente. Je vous en serais fort reconnaissant. Au cas où il vous serait impossible, en raison de votre appartenance au Parti Communiste, de me prêter votre concours amical, direct ou indirect, il vous suffit de m’envoyer une carte postale avec ces deux mots : « malheureusement impossible ». Je comprendrais très bien cela et ne vous en voudrais nullement. Peut-être pourriez-vous, dans ce cas, transmettre tout simplement cette lettre à quelqu’un qui soit en mesure de s’acquitter de cette tâche. Veuillez m’excuser de vous importuner de la sorte.