1929

Trotsky

Léon Trotsky

LETTRE A LA RÉDACTION DE "LUTTE DE CLASSES"

11 Août 1929

Chers camarades,

Je réponds bien volontiers à la lettre du camarade Naville, qui touche aux questions les plus importantes pour l'Opposition Française.

Je ne m'étendrai pas sur le passé de l'Opposition française. Cela prendrait trop de temps. Pour autant que le passé nous intéresse, d'abord et surtout, du point de vue des tâches pratiques courantes à venir, je me limiterai aux conclusions les plus générales tirées à ce sujet dans la lettre du camarade Naville.

L'Opposition française ne s'est pas jusqu'à présent engagée dans le travail politique, au vrai sens du mot. En conséquence, elle est demeurée, de fait, dans un état embryonnaire. Mais il est impossible de rester dans un tel état sans danger. Les ailes droite et gauche s'y sont cristallisées presque sans relation avec la lutte du prolétariat français, et de ce fait, souvent, dans des directions hasardeuses. Le fait que l'Opposition française soit demeurée trop longtemps au premier stade du développement a conduit à la segmenter en groupes conservateurs dont chacun se soucie surtout de sa propre conservation.

Tout ceci est vrai. Mais tout ceci ne peut, en aucun cas, servir d'argument contre le besoin d'estimer la valeur de chaque groupe et de tout groupe du point de vue des trois tendances fondamentales du Komintern et de sa périphérie, savoir : la Gauche (marxiste ou léniniste) le Centre (stalinien) et la Droite (Boukharine, Brandler, etc.).

Ces critères fondamentaux ne découlent pas des particularités du développement des groupes et groupuscules séparés de l'Opposition française, mais des conditions objectives - corrélation de classes, caractère de l'époque, etc. Pour cette raison, précisément, les tendances fondamentales ont un caractère national. Si nous voulons éviter de nous embrouiller en appréciant des groupes oppositionnels isolés qui se sont ossifiés avant de pouvoir atteindre un complet développement, nous devons procéder de l'objectif au subjectif, de l'international au national, des classes aux partis et aux factions.

"Mais est-ce bien la peine d'accorder tant d'attention à Brandler ou Souvarine, quand des tâches gigantesques attendent le Communisme ? "

Voilà un argument plutôt favori, qui semble profond mais ne reflète en réalité que la superficialité et l'indifférence. Se cacher derrière de grandes perspectives afin de ne rien faire, c'est une ruse favorite des sceptiques et dilettantes. Des gens qui raisonnent ainsi montrent par là qu'ils ne se préparent pas du tout à résoudre "des tâches gigantesques" en pratique.

Il est impossible d'influencer les événements historiques les mains nues. Il faut un instrument. L'instrument fondamental est le parti et dans l'état présent, c'est la faction. La faction est unie sur une base d'idées spécifiques et de méthodes d'action. Une idéologie bâclée aujourd'hui, c'est une politique en faillite demain. Quand un aviateur se prépare à traverser un océan, il doit vérifier avec un soin décuplé les écrous, les vis, les boulons et les tirants. Pour lui rien n'est insignifiant.

Et après tout, nous commençons seulement à construire le mécanisme d'un vol futur. Bâcler est ici spécialement criminel.

Si Souvarine fut perdu si entièrement, c'est parce que précisément, il rompit avec la méthode marxiste, cherchant à la remplacer par des observations subjectives et capricieuses, des spéculations et des "études". Tout groupe qui cherche dans ces conditions, à lier son destin à celui de cette méthode est voué à la destruction.

Mais en plus de la tendance de Droite, il y a un autre danger, très aigu dans l'état actuel de notre mouvement. Je l'appellerai le danger du dilettantisme petit-bourgeois. En Russie l'Opposition combat dans des conditions telles, que seuls peuvent rester dans ses rangs d'authentiques révolutionnaires. On ne saurait en dire autant sans réserve de l'Europe occidentale, et particulièrement de la France. Non seulement chez les intellectuels, mais même dans la couche supérieure de la classe ouvrière, on trouve fréquemment des éléments qui veulent porter le titre de révolutionnaires les plus extrémistes aussi longtemps que cela ne leur impose pas d'obligations sérieuses, c'est-à-dire aussi longtemps qu'ils ne sont pas obligés de sacrifier leur temps et leur argent, de se soumettre à la discipline, de compromettre leurs habitudes et leurs conforts. La tourmente de l'après-guerre n'a pas pou créé de ces révolutionnaires par méprise, essentiellement des philistins mécontents déguisés en communistes. Certains d'entre eux tombèrent aussi dans l'opposition, car l'appartenance à l'Opposition dans les circonstances présentes impose encore moins d'obligations que l'appartenance au parti officiel (Communiste).

Inutile de dire que de tels éléments sont un poids, et un poids très dangereux. Ils sont cent pour cent prêts à adopter le programme le plus révolutionnaire, mais résistent furieusement quand il est nécessaire de faire le premier pas vers sa

réalisation. Dans une situation difficile, ils abandonneront naturellement nos rangs, au premier prétexte commode. Des preuves solides et une sélection stricte sont indispensables à la base d'une œuvre révolutionnaire dans les masses.

Le devoir de l'Opposition Française est de trouver le chemin menant à cette œuvre.

Pour commencer, il est nécessaire d'avoir, au moins, un hebdomadaire, et de plus, sans délai.

Ce n'est pas un secret pour vous, que certains groupes et individus ont entamé une lutte contre l'hebdomadaire avant même qu'il n'ait paru. Les intérêts de cette lutte ont noué des alliances les plus inattendues. Hier encore X écrivait et disait "Il est impardonnable de confier un travail ordinaire à Y, car il ne peut que le démolir". A son tour Y écrivait : "X ne mérite ni la confiance politique, ni la confiance morale". Chacun d'eux écrit aujourd'hui : "La meilleure solution est X plus Y". D'autres ajoutent que toute autre décision serait "bureaucratique". Comme chacun sait, les bureaucrates malheureux de l'école de Zinoviev sont spécialement experts et prolixes dans la critique du bureaucratisme.

Les camarades Naville et Gérard ont eu l'occasion de discuter avec Rosmer et ils ont appris de sa propre bouche que ni lui ni ses amis ne considèrent le groupement actuel comme définitif. Ce qui est en question est de commencer. Il sera possible, et nécessaire de corriger, de compléter et d'améliorer au cours de l'action, attirant toujours de nouvelles forces, et, naturellement, écartant ces éléments qui se révèlent sans valeur au cours de l'épreuve. C'est la seule manière de construire une entreprise vivante.

Quelle est l'origine du groupe "Vérité" ? Il prit forma dans un laps de temps relativement bref, mais pas du tout par hasard. Sous le drapeau de "Vérité" se sont rassemblés des camarades actifs, venant de groupes variés parce que rien ne résultait de leurs tentatives pour faire paraître un hebdomadaire,avec l'appui d'un des groupes existants. Nous entendions invariablement une réponse, toujours la même : "Pas de troupes, pas d'argent pour cela". Comme si, en restant dans une chambre, on pouvait espérer, d'on ne sait où, des troupes et de l'argent. Comme si les troupes et l'argent tombaient du ciel et qu'on ne les créait pas, on travaillant avec énergie. Les gens se déclaraient satisfaits quand ils sortaient, de temps en temps, des compilations de documents oppositionnels, manquant de remarquer l'aveuglante, l'écrasante incompatibilité entre les idées qu'ils acceptaient en paroles et les méthodes dont ils se servaient dans l'action.

Le camarade Naville écrit que l'Opposition russe est elle-même responsable, parce qu'elle a soutenu les "obéissants" qui ne se trouvent pas toujours être les plus actifs et les plus révolutionnaires. Je ne parlerai pas ici des conditions extérieures qui rendaient extrêmement difficiles nos relations avec l'étranger et faisaient souvent dépendre nos liens avec l'opposition étrangère, de camarades isolés, secondaires, et pas toujours appropriés. Nombreuses furent naturellement les erreurs sur ce terrain. Néanmoins l'essentiel de la chose n'est pas là. Les représentants individuels de l'Opposition russe exerçaient une influence disproportionnée, uniquement parce que les groupes de l'Opposition française étaient eux-mêmes trop faibles, trop fragilement reliés au mouvement dans leur propre pays.

Il n'y a qu'un seul moyen d'en sortir : fortifier l'opposition sur le sol français. Dire, comme Souvarine, que nous courons le danger de transporter dans nos rangs les méthodes du Komintern, c'est dire quelque chose qui ne ressemble en rien à la réalité. Les méthodes actuelles du Komintern supposent tout d'abord l'existence d'un pouvoir d'état et de finances d'état. Sans quoi on ne peut penser à de telles méthodes. Je ne peux que répéter à ce sujet les mots de G. Gurov : "Les cadres révolutionnaires doivent se former dans chaque pays sur la base de leurs propres expériences, et ils doivent se tenir sur leurs propres pieds. L'Opposition russe n'a à sa disposition – on pourrait presque dire aujourd'hui que c'est heureux - ni instruments de répression d'état, ni ressources financières gouvernementales. C'est seulement et exclusivement une question d'influences idéologiques, d'échange d'expériences. Chaque section nationale doit rechercher les sources de son influence non pas au dessus mais au dessous, parmi ses propres ouvriers, en ralliant la jeunesse à ses côtés, par un travail infatigable, énergique et vraiment dévoué jusqu'au sacrifice".

Vous pourriez dire que moi aussi, je suis responsable du retard de ces affaires, en ce sens que j'ai soutenu des publications qui reflétaient hier et ne préparaient pas demain. Il est possible que ces derniers mois, j'ai attendu trop patiemment une initiative de gens qui en sont incapables, que je me suis trop longtemps contenté d'essayer de convaincre les gens par lettres, etc. Mais dans l'analyse finale impliquée ici, je ne parle que de deux ou trois mois additionnels et rien de plus. Mais je suis complètement d'accord sur ce qu'il est grand temps d'appeler les choses et les gens par leur nom et à voix haute. La diplomatie de cercle de discussion ne nous mènera pas loin. En quoi peut consister la démocratie aujourd'hui au sein de l'Opposition ? En ce que toute l'Opposition sache tout ce qui est fait, et les raisons de cela. Les vieilles méthodes de cercle ont été épuisées et se sont complètement discréditées. Au moment de violentes ruptures, il est important d'observer et de vérifier l'activité des groupes individuels et des personnes. Aujourd'hui ce n'est pas une question de répéter des formules toutes faites, mais de montrer dans l'action ce dont chaque groupe existant ou ses représentants individuels sont capables. Un bref historique de la préparation de l'hebdomadaire est très instructif. Chaque membre actif de l'Opposition devrait en prendre connaissance, par des documents et des lettres. C'est le seul moyen de former des cadres. C'est le seul moyen d'éliminer des grandeurs fictives et de détruire de fausses réputations. C'est le seul moyen pour ceux qui méritent la confiance, de la conquérir. C'est le seul moyen de passer de la diplomatie en vase clos et des querelles de cercles à la démocratie réelle au sein de l'Opposition.

Après avoir passé par un certain nombre de crises, dont chacune ressemble vaguement à une tempête dans un verre d'eau, l'Opposition - grâce à l'hebdomadaire - ne se trouvera pas seulement armée de pied en cap, mais aussi se sentira mieux amalgamée, renforcée et mûrie.

La rédaction de "Contre le Courant" propose alors un nouvel argument en faveur d'une inaction prolongée : il est d'abord nécessaire d'adopter un "programme". Il est difficile d'imaginer une démonstration plus agonisante de dogmatisme. Je suis surpris que le groupe "Contre le Courant" qui comprend des ouvriers, no saisisse pas la sottise qu'il y a à demander que le prolétariat, ou son avant-garde, ou l'Opposition qui désire être l'avant-garde de l'avant-garde attende jusqu'à ce que quelqu'un écrive pour eux, pendant ses heures de loisir, un programme de salut.

Au cours de deux mois, on nous a donné deux fragments qui ne nous ont pas avancé d'un pas, on nous promet une suite dans un mois et un mois après une conclusion, et alors seulement commencera la discussion. Les autres groupes s'accorderont-ils à accepter comme base de discussion le projet qui a jailli, tout fait, du cerveau de son autour ? Quant à moi, sur la base des deux premières livraisons, je voterai contre. Ce n'est pas un programme mais un morceau de littérature, et encore, pas du meilleur goût. J'espère démontrer ceci dans les colonnes de notre futur périodique international "L'Opposition".

COMMENT ON CONSTRUIT UN PROGRAMME POLITIQUE.

Pour commencer un travail politique, l'Opposition a une base doctrinale parfaitement adéquate, assurée par toute sa précédente lutte. Cette base doit être prise comme point de départ. Et seule une participation active à la vie politique peut préparer les conditions de création d'un programme et non seulement d'un programme politique local, mais aussi le programme marxiste de l'Internationale Communiste. Rien ne sortira de l'essai de Paz pour créer un programme comme dans un laboratoire. Espérons qu'après cette expérience, et après la preuve de son caractère inadéquat, la majorité du groupe ira à l'initiative de l'action, c'est-à-dire prendra place sous l'Égide de "La Vérité". On leur fera un accueil cordial, malgré les erreurs présentes. A ce propos il faut dire quelques mots sur le camarade Treint. Ici je dois mettre les points sur les "i". Les groupes variés de l'Opposition pouvaient différer les uns des autres, ils s'accordaient tous sur un point : aucun ne considérait comme possible de travailler avec Treint. Tous montraient son passé du doigt. Je considérais et je considère toujours, que malgré ce passé, la porte doit rester ouverte pour Treint aussi. C'est dans ce sens que je lui ai écrit. Là je lui expliquais qu'avant de montrer une telle rigueur envers tous, il devait d'abord gagner leur confiance. Le camarade Treint n'a pas compris mon conseil. Il proclame maintenant que le bureau do "Vérité" ne mérite pas sa confiance. Naturellement en politique, il n'y a pas de place pour la confiance absolue ou aveugle. Sans vérification ou contrôle, aucun travail politique sérieux n'est possible.

Mais il est nécessaire de déclarer que de tous les candidats possibles au poste de rédacteur en chef de l'hebdomadaire, Rosmer a le plus de droit à la confiance, et Treint le moins. Par là je ne veux pas dire du tout que Rosmer n'a pas fait d'erreurs. D'une façon générale, il n'y a pas, en ce monde, de gens sans péché. J'entends la conduite politique sur une large échelle. Rosmer fut un de ceux parmi les quelques douzaines de révolutionnaires d'avant-guerre, qui restèrent loyaux à l'internationalisme pendant la guerre. Rosmer fut le premier à répondre à l'appel de la Révolution d'Octobre et vint à Moscou y poser les premières pierres de l'Internationale Communiste. Quand vers la fin de 1923 les épigones commencèrent à réviser le marxisme, Rosmer éleva la voix pour protester, au mépris des abominations qui furent utilisées contre lui par les agents zinoviévistes, parmi lesquels il y avait une grande proportion de professionnels. Des faits de ce genre sont comme des bornes milliaires dans une biographie politique, et par ces bornes, il est possible de déterminer la route d'un révolutionnaire.

Dans la biographie du camarade Treint il n'y a pas de tels faits. Il devint révolutionnaire après la guerre. Sa nouvelle vision du monde n'a pas encore subi une seule fois l'éprouve d'événements majeurs. En 1923, Treint devint l'instrument d'une fausse politique et d'un régime fatal dont le parti français aussi bien, que le Komintern entier ne sont pas délivrés aujourd'hui. Presque jusqu'au milieu de 1927, Treint soutint la ligne officielle du Komintern et la lutte contre l'Opposition. En mai 1927 à l'assemblée agrandie du ECCI, Treint, bien qu'il eût proféré des critiques isolées, n'en vota pas moins les résolutions de Staline-Boukharine sur la question chinoise, sur le Comité Anglo-Russe et sur la question de l'Opposition. Pourtant Treint avait passé auparavant une aimée et demie à Moscou et il avait eu pleinement l'occasion de suivre et d'étudier la lutte de l'Opposition contre Staline. Rejoignant l'Opposition pondant l'automne 1927, Treint demeura zinoviéviste, ce qui signifie une combinaison de centrisme et d'extrême-gauchisme. Finalement, même actuellement, la facilité avec laquelle Treint révise ses jugements et sa promptitude à entrer dans toute combinaison, de façon à gêner notre cause chaque fois que lui, Treint, n'est pas à la tête, témoignent de ceci, que Treint a l'intention d'appliquer les méthodes zinoviévistes au sein de l'Opposition. Ceci est inadmissible. Si Treint veut prendre place dans nos rangs communs et prouver dans l'action qu'il s'intéresse aux succès de l'Opposition et non seulement au poste occupé par Treint dans l'Opposition, alors nous nous réjouirons tous également. Seul ce moyen permet de gagner la confiance morale aces laquelle il est absolument inconcevable de prétendre à aucun rôle de dirigeant dans la lutte révolutionnaire.

Mais il faut amener cette lettre à une conclusion.

Il me semble qu'un programme de l'Opposition française dans le futur immédiat pourrait se formuler, très brièvement et approximativement, comme suit

1°) Bien comprendre et expliquer aux autres que le devoir aujourd'hui le plus important et le plus pressé est la création d'un hebdomadaire de l'Opposition Communiste de Gauche.

2°) Comprendre et expliquer aux autres que le groupe "Vérité", étant donné notre soutien commun présente le maximum de garanties, que le journal soit libre de préjugés et d'intrigues personnelles, et soit un organe authentique de la Gauche Communiste dans sa totalité.

3°) Soutenir ouvertement, fortement, fermement et énergiquement l'initiative de "Vérité" - par la collaboration littéraire, en créant un réseau de correspondants ouvriers, en collectant des fonds, etc.

4°) Condamner ouvertement et fermement les efforts pour établir un organe concurrent, comme un acte dicté par des machinations de cercle et non par les intérêts de l'Opposition.

Ce programme pèche par de nombreuses lacunes. Mais il touche à la question la plus vitale et la plus aiguë, sans la solution de laquelle tous les grands plans, projets et "programmes" resteront dans le royaume des phrases.

Comme je le déduis de la lettre du camarade Naville, de ma discussion avec le camarade Gérard, vous êtes également d'avis que le groupe formé maintenant autour de "Vérité", a dans les conditions actuelles les meilleures chances d'établir l'hebdomadaire demandé. Voilà un deuxième pas, qui n'est pas moins important que le premier. J'aimerais espérer que bientôt vous ferez aussi le troisième pas, c'est-à-dire : déclarer la cause de "Vérité" comme la vôtre propre.

Salut communiste,

L. Trotsky