1924 |
A la mort de Lénine, L. Trotsky publie ses souvenirs. Ce recueil devait servir de matériau à un livre plus fouillé qui ne sera pas publié. |
Lénine
Discours et message
Article de la à propos de son cinquantenanire.
Pravda n°86, 23 avril 1920.
L'internationalisme de Lénine n'a pas besoin d'être démontré. Il se manifeste admirablement dans l'intransigeante rupture que Lénine accomplit, dès les premiers jours de la guerre mondiale, avec cette contrefaçon d'internationalisme qui dominait dans la II° Internationale. Les leaders officiels du socialisme conciliaient, du haut de la tribune parlementaire, les intérêts de la patrie avec ceux de l'humanité par des arguments abstraits dans le goût des cosmopolites d'autrefois. En pratique, cela menait, comme nous savons, à soutenir une patrie de pillards en utilisant pour cela les forces du prolétariat.
L'internationalisme de Lénine, loin d'être une conciliation purement verbale entre l'esprit national et l'esprit international, est une formule d'action révolutionnaire étendue à tous les peuples. Le territoire mondial occupé par ce que l'on appelle l'humanité civilisée est considéré comme un immense et unique champ de bataille sur lequel manuvrent les peuples et les classes. Pas une seule des grandes questions humaines ne doit se resserrer dans un cadre national. Des fils visibles ou invisibles établissent un lien efficace entre le fait qui peut sembler national et des dizaines d'autres faits qui se produisent sur tous les points du globe. Dans les appréciations qu'il donne sur les forces et les facteurs de la vie internationale, Lénine est plus exempt que quiconque de toute partialité nationale.
Marx estimait que les philosophes avaient suffisamment interprété le monde ; pour lui, le problème consistait à le transformer. Mais, génial précurseur, il ne vécut pas assez longtemps pour assister à cette transformation. Le vieux monde est à présent en plein remaniement, et Lénine en est le premier ouvrier. Son internationalisme consiste à juger pratiquement de toutes choses et à intervenir pratiquement dans l'histoire, sur un plan mondial, en poursuivant des fins mondiales. La Russie et ses destinées ne constituent qu'un des éléments de ce grandiose procès historique dont l'issue fixera le sort de l'humanité.
Non, l'internationalisme de Lénine n'a pas besoin d'être démontré. Mais en même temps, Lénine lui-même est profondément national. Il a ses racines dans la nouvelle histoire de la Russie ; il concentre cette histoire en lui-même ; il lui donne sa plus haute pression et c'est précisément par là qu'il atteint les sommets de l'action internationale et de l'influence mondiale.
A première vue, il peut sembler bien surprenant que l'on caractérise Lénine par son côté national , mais en somme, cela devrait aller de soi. Pour diriger une révolution inouïe dans l'histoire des peuples, le bouleversement par lequel passe la Russie, il faut évidemment qu'il existe entre le chef et les forces profondes de la vie populaire un lien indissoluble, organique, touchant aux racines les plus profondes.
En Lénine s'incarne le prolétariat russe une classe toute jeune qui, politiquement parlant, n'est guère plus âgée que Lénine lui même ; mais une classe profondément nationale, car en elle se résume toute l'évolution précédente de la Russie, en elle est tout l'avenir du pays, avec elle vit et se transforme la nation russe. L'indépendance à l'égard de toute routine, de l'hypocrisie et des formules conventionnelles, la hardiesse de la pensée, l'audace dans l'action audace qui ne devient jamais téméraire voilà ce qui caractérise le prolétariat russe et Lénine en même temps.
Cette nature du prolétariat russe qui fait de lui, actuellement, la plus importante des forces de la révolution internationale est le fruit de toute l'histoire nationale de la Russie : la cruauté barbare de l'autocratie, la nullité des classes privilégiées, le développement fiévreux du capitalisme, activé par l'influence de la haute banque mondiale, la déchéance de la bourgeoisie russe, la décadence de son idéologie et la médiocrité de sa politique. Notre Tiers Etat n'a pas eu et ne pouvait avoir sa Réforme, ni sa Grande Révolution. La tâche révolutionnaire du prolétariat russe n'en était que plus étendue, plus universelle. Notre passé ne nous a donné ni un Luther, ni un Thomas Muntzer, ni un Mirabeau, ni un Danton, ni un Robespierre. C'est pour cela précisément que le prolétariat russe a son Lénine. Ce qui a été perdu en tradition est regagné par l'envergure de la révolution.
Lénine est le reflet, l'image de la classe ouvrière non seulement dans son présent prolétarien, mais aussi dans son passé paysan encore tout récent. Le plus indiscutable des chefs du prolétariat n'a pas seulement l'aspect extérieur d'un moujik, il en a la forte nature intérieure.
Devant l'Institut Smolny s'élève le monument d'un autre grand homme du prolétariat mondial : Marx sur un socle de pierre, en redingote noire. Ce n'est qu'un détail, bien entendu : mais il est impossible de me représenter Lénine en redingote. Certains portraits de Marx nous le montrent portant un large plastron empesé sur lequel se dessine une sorte de monocle. Marx n'était pourtant guère disposé à la coquetterie : c'est assez clair pour celui qui le connaît un peu. Mais il est né et il a grandi sur un autre terrain de culture nationale, il a respiré une autre atmosphère : l'élite de la classe ouvrière allemande ne se rattache pas au village, à la paysannerie, mais à l'artisanat, aux corporations et à cette complexe culture urbaine qui procède du moyen-âge.
Le style même de Marx, qui a de la richesse et de la beauté, qui combine la vigueur et la souplesse, la colère et l'ironie, l'austérité et le raffinement, porte en lui l'héritage littéraire et esthétique de toute la littérature allemande, sociale et politique, qui date de la Réforme et d'avant. Le style écrit et oratoire de Lénine est extrêmement simple, utilitaire, ascétique, comme sa nature même. Mais dans ce puissant ascétisme, il n'y a pas l'ombre d'un préjugé de moraliste. Ce n'est pas un principe, ce n'est pas un système préconçu et, naturellement, ce n'est pas de la pose : simplement l'expression d'une concentration intérieure des forces destinées à l'action. C'est l'esprit pratique, c'est l'économie intérieure du moujik - mais sur un plan grandiose.
Marx se retrouve tout entier dans le Manifeste communiste, dans la préface à sa Critique, dans Le Capital. Même s'il n'avait pas fondé la Première Internationale, il serait resté à jamais tel qu'il nous apparaît aujourd'hui. Au contraire, Lénine est tout entier dans l'action révolutionnaire. Ses travaux scientifiques ne sont qu'une préparation à l'action. Même s'il n'avait publié aucun livre, il serait entré dans l'histoire tel qu'il y entre à présent, comme chef de la révolution prolétarienne et fondateur de la III° Internationale.
Un système scientifique clair, une dialectique matérialiste, voilà l'indispensable pour l'action élargie au plan historique sur lequel devait travailler Lénine ; voilà l'indispensable, mais cela ne suffit pas encore. Il faut encore ajouter la force créatrice profonde et secrète que nous appelons l'intuition : la capacité d'apprécier en un clin d'il, et comme au vol, les événements, de discerner l'essentiel et l'important, en rejetant les broutilles et les détails, de compléter par l'imagination les lacunes du tableau, d'achever la pensée des autres et, notamment et surtout, de prévoir jusqu'au bout la pensée des adversaires ; la capacité d'unifier tous ces éléments et de porter des coups au moment même où se constitue dans l'esprit la formule du coup nécessaire. C'est l'intuition de l'action. C'est la capacité d'un esprit pratiquement inventif.
Lorsque Lénine, fermant à demi l'il gauche, écoute la lecture d'une dépêche radio qui lui apporte le discours parlementaire d'un des dominateurs de l'impérialisme ou une note diplomatique d'un intérêt immédiat document dans lequel il retrouve la perfidie sanguinaire combinée avec l'hypocrisie la plus exquise , il ressemble à un moujik des plus matois qui ne se laisse pas prendre aux phrases, qui n'est la dupe des grands mots. Il est alors le moujik inventif et adroit, mais à la plus haute puissance, au niveau du génie, muni des armes les plus perfectionnées de la science.
Le jeune prolétariat de Russie n'a pu accomplir un uvre actuelle qu'en entraînant avec lui la lourde masse de la paysannerie, comme on arrache une motte de terre avec les racines. Tout notre passé national a préparé cet événement. Mais c'est justement parce que l'histoire a porté le prolétariat au pouvoir, c'est pour cela que notre révolution a surmonté d'un seul coup et radicalement l'esprit national borné, l'esprit provincial si limité de l'ancienne histoire de Russie. La Russie soviétique n'est pas seulement devenue l'asile de l'Internationale Communiste ; elle est la vivante expression de son programme et de ses méthodes.
Par les voies inconnues, encore ignorées de la science, que suit la personnalité humaine pour se former, Lénine a absorbé du milieu national tout ce dont il avait besoin pour accomplir la plus grande action révolutionnaire dans l'histoire universelle. C'est précisément pour cela qu'à travers Lénine la révolution socialiste qui possédait depuis longtemps son expression théorique internationale a trouvé sa première incarnation nationale. Lénine est devenu ainsi, dans le sens le plus direct, le plus immédiat, le conducteur révolutionnaire du prolétariat mondial. Voilà ce que l'on peut dire de lui, voilà ce que l'on reconnaît en lui au jour de son cinquantenaire.