1924 |
A la mort de Lénine, L. Trotsky publie ses souvenirs. Ce recueil devait servir de matériau à un livre plus fouillé qui ne sera pas publié. |
Lénine
Deuxième Partie :
AUTOUR D'OCTOBRE
Vladimir Ilitch Lénine fut, en Russie, unique !
(Poésie enfantine.)
Il vient de paraître un petit livre d'une qualité toute particulière, et vraiment délicieuse, dans lequel on a rassemblé des écrits d'enfants, consacrés à la vie et à la mort d'Ilitch. Des petits, qui ont de neuf à quatorze ans on y compte même une petite fille de cinq ans ! nous parlent du grand aîné, du grand homme.
Bien entendu, beaucoup de ces petites uvres ne font que reproduire ce qui a été raconté par les adultes... Mais il arrive que dans un texte pour ainsi dire stéréotypé apparaisse tout à coup un filet de fraîche inspiration, que des phrases toutes familières s'animent soudain à cette source, comme arrosées d'eau vive. Et l'on trouve aussi de la création spontanée, puérile, inimitable en coloris. Les vers, conformément à la règle générale, sont moins faciles que la prose. La prosodie impose une contrainte trop grande et sa loi gêne le mouvement direct de l'expression. Mais même dans les vers, on découvre des traits étonnants.
Il n'y a pas de coin écrit l'un , où l'on ne connaisse le père du prolétariat, le fort, l'audacieux, le vaillant, l'inventif, l'intelligent Lénine.
Cette liste des meilleures qualités, rangées étroitement les unes près des autres, exprime dans sa plénitude l'idée que les enfants se font d'Ilitch : il a tout ce qu'il faut pour être parfait.
Quand il était en prison avec ses camarades, il chantait toujours : Marchons au pas, camarades !
Ce détail est bien choisi pour nous convaincre : en prison, il n'est pas permis de se laisser aller au découragement ni d'y laisser tomber les autres et le vaillant, l'inventif Ilitch se met à chanter : Marchons au pas, camarades ! Les autres chantent aussi et lui, naturellement, dirige le chur : n'est-il pas né pour être chef d'orchestre ?
Dans le temps, quand il était en vie écrit le même enfant , j'étais sûr que, si la révolution allemande ne réussissait pas et si les pays bourgeois marchaient contre la Russie, Ilitch, quoique malade, se lèverait de son lit et lutterait jusqu'à la dernière goutte de son sang. Voilà comment, pensais-je, Ilitch se sacrifierait lui-même.
Voyez comment les idées politiques venues des journaux (l'écrasement de la révolution allemande, la campagne contre la Russie soviétique) se combinent ici avec l'élément personnel, d'une simplicité persuasive, avec cette image enfantine à laquelle personne n'a touché : Ilitch, âgé et malade, au moment où la révolution a des difficultés, se lève de son lit et lutte jusqu'à la dernière goutte de son sang . Seule, la mort a pu l'empêcher de se sacrifier lui-même sur la dernière barricade ! Et l'auteur conclut ainsi : Il ne faut pas avoir peur, maintenant qu'on n'a plus Ilitch.
Quand ce gaillard sera grand, il y aura encore une place pour lui sur les barricades d'Ilitch !...
Et voici la biographie. Le récit est complet : on nous parle de la famille de Lénine, de son père, de son frère Alexandre (fusillé, nous dit-on) et de sa sur Maria Ilinitchna qui est maintenant rédactrice du journal Pravda .
Déporté en Sibérie, Ilitch aimait les jeux sportifs et souvent faisait la course avec d'autres sur patins ou bien autrement, et quand il courait, il tendait toutes ses forces pour dépasser les autres et ne pas rester vaincu .
Vous voyez que cela ne ressemble pas du tout à ce que l'on essaye trop fréquemment de nous montrer en Lénine : ce n'est pas le bon saint morose qui, à peine arrivé quelque part, cherche s'il n'y aurait pas pour lui quelque chambre bien obscure et bien humide où il puisse s'enfermer. Maigre imagination de bigote ! Non, le Lénine des enfants, qui est aussi le vrai Lénine, aime la course, et il s'y lance de toutes au forces, il ne veut pas qu'on le rattrape, il ne veut pas être vaincu.
Je ne puis me défendre ici de mentionner un souvenir. Ilitch et moi, nous avions fait édicter que les commissaires en retard de plus de dix minutes à leur poste paieraient une amende.
Un jour, au Kremlin, nous devions, à peine sortis d'une séance, courir à une autre qui se tenait à l'autre bout de la cour et l'on n'ignore pas que c'est une immense esplanade.
Après la première réunion, Ilitch crut bon de passer un moment chez lui. Je lui dis par téléphone :
Prenez garde, Vladimir Ilitch, vous risquez d'être puni en vertu de notre propre décret : il ne nous reste que deux ou trois minutes !
C'est bon, ça va répondit Ilitch avec un petit rire dont je ne compris le sens qu'un peu plus tard.
En descendant tranquillement l'escalier et en traversant la cour, je me retournais de temps à autre, me demandant si Ilitch allait me suivre. Tout à coup, à l'autre extrémité de l'esplanade, à cent pas de moi, passe, ou plutôt bondit, une forme humaine dont l'allure me semble connue : cette figure disparaît aussitôt derrière l'angle du Corps de Cavalerie.
Etait-ce lui ? Pas possible ! C'est une illusion !
Deux minutes plus tard, j'ai gagné la salle de la réunion. Le premier que j'aperçois, c'est Ilitch. Encore un peu essoufflé, il m'accueille avec une exclamation joviale :
Ah ! ah ! c'est vous qui êtes en retard d'une minute !
Et il éclate d'un rire triomphant.
Je l'avoue, dis-je aux camarades, c'est une surprise !... Il m'avait bien semblé apercevoir un homme qui avait l'air de Vladimir Ilitch et qui courait à toute vitesse vers le Corps de Cavalerie, mais je ne pouvais m'imaginer que le président du Conseil des Commissaires du Peuple, sous les yeux de tous, passerait en trombe sur l'esplanade du Kremlin.
Ilitch riait de tout son cur. Ilitch chantait victoire. Exactement l'homme dont nous parle la biographie enfantine, l'homme qui tend toutes ses forces pour ne pas se laisser dépasser...
Mais revenons à l'histoire de cet homme.
Après la déportation, c'est l'émigration ; après l'émigration, la révolution ; puis il doit se cacher pour n'être pas pris par Kérenski. Les enfants n'oublient aucun détail.
Même dans sa cachette, Lénine dirigeait et il envoyait, de la hutte où il était, des lettres sur la révolution. Et quand siégeait le Soviet des députés populaires, il le dirigeait du fond de sa hutte, comme s'il avait présidé dans l'assemblée.
Pourrait-on mieux dire ? Lénine reste tapi dans sa cachette, mais de là, comme un président, il dirige le Soviet ! C'est pourtant bien ainsi que les choses se sont passées.
Cependant, cette façon de gouverner une assemblée présentait certains inconvénients, en raison du climat.
Les pluies vinrent, dit l'auteur, et il fit froid dans la hutte.
Il fallut donc changer de tactique et inventer une autre méthode pour diriger la révolution. Ilitch, naturellement, l'inventa. Ne savions-nous pas qu'il était fort, audacieux, vaillant, inventif, intelligent ?
Il alla se fixer pour quelque temps en Finlande. Ensuite, voici ce qui arriva :
Le camarade Lénine n'eut pas la patience d'attendre davantage. Il revint à Piter (Pétrograd) et là organisa l'insurrection d'Octobre. Le pouvoir passa aux ouvriers et aux paysans.
Tout cela est vrai, comme il est vrai que Lénine n'eut pas la patience d'attendre plus longtemps.
Un des petits auteurs nous décrit sa rencontre avec Ilitch.
L'enfant était allé avec son père au Kremlin, et ils passaient sur l'esplanade.
Tout à coup apparaît Ilitch !
Celui-ci dit bonjour au père et tend la main à l'enfant.
J'étais tellement troublé que je lâchai mon panier. Nous n'avions pas eu le temps de le ramasser que Vladimir Ilitch s'était déjà courbé, attrapait le panier et me serrait la main que je tendais pour le ravoir. Ensuite, il posa sa main sur ma tête et demanda à mon père :
C'est celui-ci ou votre aîné qui est bolchevik ?
Celui-ci. L'aîné est dans les gardes blancs ; il se bat contre les garnements du camarade Trotsky ; il est aussi paresseux à apprendre...
Allons, ce n'est rien ! Le temps viendra où votre aîné aussi deviendra bolchevik dit Vladimir Ilitch.
Il parlait vite et souriait tout le temps.
Le dialogue est reproduit avec une remarquable exactitude ; on y reconnaît les mots, la façon de dire, les gestes d'Ilitch, parlant vite et souriant tout le temps . Ces notations sont justes parce que l'attention était avide et la mémoire toute fraîche. Ecouter Ilitch, c'était aussi intéressant que de voir pour la première fois un incendie grandiose ou une cascade.
Un autre petit gars a vu Ilitch sur la place Rouge quand il disait d'une voix forte aux ouvriers qu'ils devaient s'unir pour ne former plus qu'une famille.
J'étais assis dans l'automobile à côté du chauffeur et je regardais Ilitch. Il m'a plu.
L'auteur ne se donne pas la peine de fournir des motifs : pour lui, il est assez clair que le monde se divise en gens qui plaisent et en gens qui ne plaisent pas. Ilitch est de ceux dont on dit : Il m'a plu. Un point, c'est tout.
Un autre de ces jeunes écrivains narre à son tour comment il a vu Lénine. Ce garçon a eu moins de chance. Il y avait beaucoup de monde sur la place et tous criaient : Ilitch !
J'aurais voulu grimper sur quelque chose. Mais il n'y avait rien pour ça. On me bousculait. Même je me suis mis à pleurer, parce que j'avais très envie de voir Lénine. A la fin, je me suis accroché à un ouvrier, j'ai mis un pied dans sa poche et j'ai grimpé sur ses épaules comme sur un cheval. Je pensais qu'il allait tout de suite me jeter par terre et me donner une taloche. Mais, au lieu de ça, l'ouvrier m'a appelé galopin et m'a dit de me tenir bien fort à son cou. Je me suis trouvé de deux têtes au-dessus de tout le monde, et j'ai vu Ilitch.
Voilà. Vous avouerez que ce moyen d'apercevoir Lénine n'est pas à la portée de tout le monde. Vous seriez sans doute fort intimidé à la seule idée de grimper en mettant le pied dans la poche du voisin. Mais le jeune Alexandre de Macédoine, du faubourg de Pressnia, ne s'embarrasse pas pour si peu ! Il monte à son poste d'observateur, au risque de recevoir une taloche. Fort heureusement, le voisin est un brave homme qui l'appelle galopin et le garde sur ses épaules. Tout va bien, et cela nous permet d'avoir un remarquable témoignage d'enfant sur Lénine orateur.
Lisez ceci :
Il était monté à la tribune. Il avait un costume sombre, de couleur noire, je crois, une chemise avec un col rabattu et une cravate, et sur la tête une casquette. Il avait tiré de sa poche un mouchoir blanc et il essuya son front et son crâne chauve. Je ne me rappelle pas ce que disait Ilitch. Je faisais surtout attention à voir comment il parlait. De temps en temps, il se penchait très bas sur la tribune, tendait les bras en avant, tout en tenant son mouchoir et en s'essuyant souvent le front. Il souriait souvent. J'observais tout son visage, son nez, ses lèvres, sa petite barbiche. Lénine était souvent interrompu par les applaudissements et les cris ; à ces moments-là, je criais aussi.
Comment en effet ne pas crier à ces moments-là ! Mais quelle merveilleuse précision dans la description ! Ilitch essuie son front et son crâne chauve avec un mouchoir blanc ; parfois, il s'incline très bas sur la tribune, tend les bras en avant, et s'essuie encore. Voilà le vivant Lénine ! Ce qu'il a dit, notre auteur ne se le rappelle pas. Mais cela n'a pas d'importance : les discours n'ont-ils pas été sténographiés ? En revanche, la vivante figure de Lénine reste à jamais fixée dans l'avide mémoire d'un petit homme qui s'est trouvé assis sur le dos du voisin. J'observais tout son visage, son nez, ses lèvres, sa petite barbiche... Et c'est un souvenir pour toute la vie. Quand cet enfant rentrait à la maison, il a dû se répéter tout le temps ce mot : Lénine, Lénine, Lénine. Il portait le lourd et merveilleux fardeau de ses impressions. Il s'arrêtait devant tous les portraits de Lénine qui étaient exposés dans les vitrines... Et Lénine est mort sans savoir que, parfois, pour l'apercevoir, il fallait mettre le pied dans la poche du voisin. De quel rire retentissant il aurait éclaté s'il avait connu cette solution donnée selon le véritable esprit bolchevique à un difficile problème de tactique !...
Voici encore un petit détail de la biographie du chef. Lénine aimait à pêcher. Par une journée chaude, il prenait sa ligne et s'asseyait sur le bord de l'eau, et il pensait tout le temps à la manière dont on pourrait améliorer la vie des ouvriers et des paysans.
N'est-ce pas remarquablement imaginé : l'homme jette sa ligne et en attendant que le poisson morde (ce qui n'arrive pas si souvent), il est assis sur le bord, il regarde l'eau et toute sa pensée s'applique à trouver le moyen d'améliorer l'existence des ouvriers et des paysans. Voilà comment faisait Lénine ! Et c'est pourquoi la pêche s'éclaire ici d'une lumière significative.
Vladimir Ilitch Lénine
Fut, en Russie, unique...
Il courait très vite à la course, il n'aimait pas le tsar, ni les bourgeois, il pêchait et s'appliquait à penser à la façon d'aider les travailleurs, il chantait en prison Marchons au pas, camarades ! , il dirigeait la révolution du fond d'une hutte, il enseignait d'une voix forte, exhortant les ouvriers à s'unir, et, en faisant cela, il s'essuyait le front avec un mouchoir ; il savait tout, il pouvait tout, il enseignait tout. Mais il est mort. Le fort, l'audacieux, le père du prolétariat est mort. Et cette nouvelle extraordinaire, mystérieuse et terrible qui venait d'en haut, de la bouche des grands, a bouleversé le monde des petites âmes.
Le 22 janvier, dans une école, le maître a raconté la mort d'Ilitch :
Et ainsi, le maître, tout ému, en s'arrêtant parfois, nous a raconté, et nous écoutions tous attentivement, et à la fin des fins, on ne s'est plus retenu, et des larmes brûlantes se sont mises à couler sur ma joue. Les gars ne pouvaient plus écouter, tous pleuraient. Alors, on s'est tous mis debout et on a chanté la Marche des Funérailles.
Les petits garçons et les fillettes qui, le 22 janvier 1924, ont pleuré la mort d'Ilitch à chaudes larmes et ont chanté l'hymne de deuil raconteront cela à leurs enfants et à leurs petits-enfants. Et le récit passera de génération en génération.
La nouvelle de la mort d'Ilitch arrive dans les familles ouvrières.
Ma maman était assise à table et tenait à la main un couteau. Quand elle a entendu la nouvelle de la mort d'Ilitch, le couteau lui est tombé des mains et elle s'est mise à pleurer, bien qu'elle ne connaissait pas son grand chef.
Ce couteau qui tombe des mains, voilà le trait juste et significatif ! Et comme l'enfant parle bien de la mère : elle ne connaissait pas son grand chef.
Une petite fille est rentrée à la maison après la causerie qu'on avait faite sur Ilitch et elle a raconté à ses parents tout en détail : qu'Ilitch n'aimait pas les choses de luxe, qu'il aimait les petits enfants et qu'il aimait beaucoup à travailler . Tout est à sa place : le travail à la fin, la question du luxe au début, les enfants au milieu. Un adulte aurait probablement arrangé cela d'une autre manière. Ce n'est qu'après ce récit que la mère a cru à la nouvelle et elle a été très alarmée . Et la petite narratrice, avec sa sur des Jeunesses Communistes, s'est mise à coudre des cravates d'étoffe noire.
Un garçonnet qui appartient à une Maison d'Enfants raconte comment Oscar Andréévitch (lauteur connaît bien ce camarade, dont nous n'avons pas entendu parler) a placé des drapeaux de deuil sur le mur de la maison, à l'occasion du 21 janvier.
Une grosse bonne femme passe dans la rue et elle nous dit : Allons, écartez-vous ! Est-ce que vous n'avez jamais vu pendre des chiffons ? Et moi, j'ai dit tout bas : Elle est bête, elle ne comprend pas ce que c'est.
Jean Huss disait aussi d'une vieille femme ignorante : O sainte simplicité ! La forme était autre, l'époque différente et c'était un homme d'âge qui parlait ; mais l'esprit était le même.
A la nouvelle de la mort de Lénine, ce jour-là, d'abord nous étions gais, mais, quand nous avons su, nous sommes devenus tristes .
C'est bref, et quelle expression !
Les enfants vont voir le mort :
Voilà le cercueil, un oreiller rouge, il était couché tout pâle. Je le regardais tout le temps.
Le lendemain, en se réveillant, le petit Jean Huss a absolument besoin de voir le portrait de Lénine. Ainsi dit-il lui-même : je me suis réveillé et j'avais très besoin du portrait de Lénine.
Il s'est aussitôt mis à le dessiner et, pour exprimer ses sentiments profonds, il a tracé sur le front d'Ilitch une petite étoile et les lettres : S.S.S.R. et R.S.F.S.R. Comme ça, tout le monde verra de qui il s'agit.
Notre cher grand chef écrit une petite fille à Lénine mort , je pensais que tu guérirais, mais il est arrivé ta mort inattendue. Je regrette beaucoup et j'ai bien du chagrin de ce que je ne te verrai plus. Ainsi s'achève cette lettre si brève que tout le monde lira sauf le destinataire.
Un jeune pionnier chante ceci :
Un écho retentit sur les monts :
Plus
d'Ilitch !
Mais en réponse on
entend :
Ne jamais se décourager !
Ce n'est sans doute pas très fort comme versification, mais quelle impressionnante expression de l'essentiel ! La mort d'Ilitch a ébranlé même les montagnes, et le jeune poète en perçoit de Moscou les échos. Cependant, à la triste nouvelle répond un chant qui exhorte au courage ! Lénine lui-même ne chantait-il pas et n'enseignait-il pas à chanter : Marchons au pas, camarades ! dans sa prison !
Lénine est mort. On l'apporte, à bras, à la Maison des Syndicats et on l'y dépose.
On
le regardait, jeunes et vieux,
Paysans et ouvriers... Mais lui
ne savait pas !
Lui qui nous a donné les
soviets,
Immobile à présent gisait dans son
cercueil !
Mais lui ne savait pas ! C'est ce qu'il y a de meilleur dans ce quatrain. C'est une réflexion de l'auteur : Lénine, qui savait tout, ne savait pas, à présent, que l'on était venu pour le voir. C'est cela, la mort !
Et voici ce que l'on nous dit en prose sur les funérailles :
Près de la Maison des Syndicats, beaucoup de monde l'attendait. Ce n'est pas comme ça que les bourgeois de la ville s'attendaient à le voir. Ils pensaient : on va voir venir le principal gouvernant sur un char doré, tout sera brillant. Mais les ouvriers ont encore mieux reconnu leur bien-aimé, leur cher Ilitch.
L'enfant commence par distinguer les classes de la société, d'une part la petite bourgeoisie de la ville, d'autre part les ouvriers. Il s'exprime richement, avec saveur dans son langage d'enfant ; il dit : Le principal gouvernant, un char doré, tout sera brillant...
Et voici encore des vers :
Un
orateur, un autre, un troisième, un quatrième,
De
divers pays, de divers Etats ont parlé...
Et un orateur
finit de dire le dernier mot :
Et Lénine sans
crainte alla dans la tombe.
Le petit cur se serre à cette idée qu'Ilitch Lénine lui-même doit aller dans la tombe ; mais aussitôt surgit cette claire et consolante pensée : Lénine n'a pas peur ! Et pouvait-il en être autrement ? Celui qui n'a jamais rien redouté durant sa vie pouvait-il craindre la mort ? Il n'y a en ceci aucun mysticisme. Un jeune artiste crée la figure du grand chef, tout simplement.
Les gens défilent et défilent devant le cercueil rouge. Dans les rangs sont les enfants, les futurs auteurs de souvenirs.
Et
derrière nous éclataient des sanglots
Le cri sonore,
perçant de quelqu'un.
Et nous passons, attachant nos
regards
Au visage jauni qu'on ne peut assez voir !
C'est la simplicité de la perfection, surtout ce dernier vers !
Voici encore un récit où l'élément descriptif l'emporte sur la réflexion politique et le lyrisme :
Nous nous sommes mis dans une des files sur la Mokhovaïa, et nous regardons devant nous. On ne voit que des têtes et au-dessus d'elles des drapeaux. La foule se tait. Un marchand passe, qui vend des pâtés et qui crie : Chauds ! chauds ! Une femme devant nous lui dit : Va-t'en ! Ce n'est pas le moment de penser aux pâtés. La file avance lentement et, derrière nous, il y a déjà beaucoup de gens. Tout le monde est gelé. Le froid vous pince les jambes, les bras, la figure...
Shakespeare aurait-il appris d'un enfant à mêler le tragique aux choses sans importance, ce qui est grand aux banalités ? Des millions d'hommes, sous un ciel rigoureux, font les obsèques de leur chef. Chauds ! chauds, les pâtés ! Et cette simple réplique qui en dit assez : Va-t'en ! Ce n'est pas le moment de penser aux pâtés !
Enfin, notre auteur se trouve dans la salle :
Le voilà : sur une élévation, le cercueil rouge, et lui dans le cercueil. On voudrait donner sa vie pour le sauver. Mais donc c'est impossible, la maladie a pris ce qui lui appartient. Il a la figure jaunâtre, comme de cire. Le nez s'est effilé, l'expression du visage est sérieuse. La barbiche est telle que sur les portraits, et les mains sont étendues comme sur un vivant. Il est habillé d'un french [1] vert et il a sur la poitrine l'ordre du Drapeau Rouge.
C'est toujours la même sûreté de coup d'il la même précision dans les termes. Et que de fraîcheur de sentiment dans ces mots qui éclatent au milieu de la description : On voudrait donner sa vie pour le sauver. Un peu plus loin, le texte est encore interrompu par cette exclamation : Ah ! c'était trop tôt, Ilitch, trop tôt ! Cela sonne presque comme un reproche, mais qui part du fond de l'âme ! Ce qui est le mieux, comme observation, c'est, je crois, la fin du morceau :
Tout le monde descend et sort. Mais les figures ne sont plus comme elles étaient à l'entrée : en arrivant, les gens avaient un air d'attente et d'impatience ; maintenant, tous fixent des yeux le sol chacun s'efforce de se rappeler pour toujours le visage de Vladimir Ilitch.
C'est si bien dit, si bien observé que l'on en arrive à soupçonner qu'un adulte a bien pu l'écrire ! Mais non, un adulte n'écrirait pas ainsi ; du moins n'ai-je jamais rien lu de tel.
Il était couché dans son cercueil rouge raconte un tout jeune auteur (plus exactement, une auteuresse , pour faire pendant à la rédactrice ) , la musique jouait et sa barbiche était comme celle du vivant sur son portrait. Quand j'ai vu ça, je me suis mise à pleurer.
Impossible de ne pas pleurer quand on aperçoit la barbiche tout comme sur le portrait. La petite barbe d'Ilitch occupe, en général, une place importante dans les souvenirs des enfants. C'est à la barbe que les enfants reconnaissent la maturité, la virilité, l'esprit combatif ; celle d'Ilitch était toute petite, mais elle avait une grande importance parce qu'elle était à lui. En outre, tout à fait comme sur le portrait. Donc, les portraits disent la vérité. Donc, tout le reste est aussi vrai. Telle est la valeur du témoignage de la barbiche de Lénine. Ensuite, la petite fille écrivain raconte d'une manière inimitable comment elle s'est fait, de ses propres moyens, un insigne à porter sur la poitrine. Mais la citation nous entraînerait trop loin. Celui qui voudrait sérieusement savoir comment on peut se fabriquer l'insigne de Lénine, quand on n'a pas de quoi en acheter un, n'aurait qu'à lire le petit livre des enfants sur Ilitch. Il y trouverait tous les renseignements indispensables...
Voici encore des vers, d'un ton pathétique, sur la mort du grand maître :
Quand
on te portait pour t'enterrer,
Derrière toi marchaient des
millions d'hommes,
Marchaient et portaient des drapeaux ;
Les
gens sanglotaient, les canons tonnaient,
Dans les usines et les
fabriques grondaient les sirènes ;
Le monde entier
savait que tu es mort.
C'est ainsi que nous enterrions le chef. Les usines et les fabriques étaient ébranlées d'un grondement, les drapeaux et les canons proclamaient la grandeur du trépassé, des millions d'hommes sanglotaient derrière le cercueil. Le monde entier savait que tu es mort. C'est ainsi que nous t'avons enterré, Ilitch, c'est ainsi que nous t'avons quitté.
Mais le plus beau de tout, c'est peut-être cette chanson funèbre que chantait, dans un jardin d'enfants , une fillette de cinq ans :
Tu
es mort, Ilitch !
Un petit oiseau est venu, volant,
Et le
soleil le réchauffait.
Tu es mort, Ilitch !
Et l'on
t'a enterré,
Et tes habits sont morts.
Tu es mort,
Ilitch !
Et tu es resté tout seul,
Pauvre, pauvre
Ilitch !
Tu étais bon,
Je te donnerai ma chambre
Et
je t'aime.
Tu reviendras encore à la lumière,
Et
nous te toucherons.
Les idées se dispersent encore un peu, d'elles-mêmes, chez la petite fille de cinq ans : il est si difficile de les rassembler et de les retenir. C'est un oiseau qui arrive et le soleil qui le réchauffe, mais la chose est grave, c'est qu'Ilitch est mort : on l'a enterré, et ses vêtements sont morts, parce que les vêtements vivent et meurent avec l'homme. Et tu es resté tout seul, pauvre, pauvre Ilitch ! Mais est-ce si certain que cela : peut-être pourrais-je te donner ma chambre, Ilitch, et tu serais encore à la lumière, et nous pourrions te toucher ? La vie ne consiste-t-elle pas à toucher et à être touché ? Voilà ce que chantait la fillette sur Ilitch. Jusqu'à présent, personne n'a mieux chanté qu'elle. De grands poètes viendront plus tard, qui reliront le petit livre des enfants, qui y réfléchiront profondément et chanteront au sujet d'Ilitch :
Vladimir
Ilitch Lénine
Fut, en Russie, unique...
Kislovodsk, le 30 septembre 1924.
Notes
[1]. French : sorte de veste d'officier, en usage en Russie depuis la guerre. [N.du Trad.]