1924

A la mort de Lénine, L. Trotsky publie ses souvenirs. Ce recueil devait servir de matériau à un livre plus fouillé qui ne sera pas publié.


Lénine

Léon Trotsky

Première Partie :
Lénine et l'ancienne “ Iskra ”

“ La scission de 1903 était, pour ainsi dire, une anticipation... ”
(Propos de Lénine en 1910.)

Sans aucun doute, pour le futur grand biographe de Lénine, la période de l'ancienne Iskra (L'Etincelle) (1900-1903) présentera un intérêt psychologique exceptionnel et, en même temps, de grandes difficultés : car c'est précisément pendant ces brèves années que Lénine devient Lénine. Cela ne signifie pas qu'il cessera de grandir. Bien au contraire, il grandit – et dans quelles proportions ! – jusqu'à Octobre et encore depuis Octobre. Mais c'est désormais une croissance plus organique. Le bond était immense, de la conspiration politique au pouvoir du 25 octobre 1917 : c'était cependant, pour ainsi dire, un déplacement tout matériel, tout extérieur de l'homme qui avait déjà mesuré et pesé tout ce qui pouvait se peser et se mesurer, tandis que dans la croissance qui précéda la scission au II° Congrès du Parti, il y a un élan imperceptible de l'extérieur, mais d'autant plus décisif qu'il était tout intérieur.

Les présents souvenirs ont pour but de fournir au futur biographe quelques données sur cette période extrêmement mémorable et significative du développement spirituel de Vladimir Ilitch. Depuis ce temps là jusqu'au jour où l'on écrit ces lignes, plus de deux dizaines d'années se sont écoulées, et ce sont des cycles fort chargés pour la mémoire humaine. Aussi pourra-t-on éprouver de naturelles appréhensions : dans quelle mesure ce récit reproduira-t-il exactement ce qui s'est passé ? Je dirai n'avoir pas laissé de ressentir la même crainte, et cela pendant tout le temps de mon travail, sachant qu'il existe déjà trop de souvenirs incohérents et de témoignages inexacts. En écrivant cet essai, je n'avais sous la main absolument aucun document, aucun recueil de références, aucun dossier, etc. Je pense pourtant que cela n'en vaut que mieux. J'ai dû m'appuyer uniquement sur ma mémoire et j'espère que mon travail spontané, en de telles conditions, a été mieux protégé contre les involontaires retouches rétrospectives que l'on évite si difficilement même lorsqu'on exerce sur soi-même une critique des plus serrées. Et enfin, pour les recherches futures, cette critique n'en sera que plus facile quand on prendra en main les documents et, en général, tous les dossiers qui concernent ce temps lointain.

En certains passages, je cite des conversations et des discussions d'alors, en les présentant sous forme de dialogues. Bien entendu, il serait impossible de prétendre à une exacte reproduction des dialogues après plus de vingt ans écoulés. Mais pour le fond, ce me semble, ma plume m'est fidèle, et pour certaines expressions plus vives, la reproduction est littérale.

Comme il s'agit de matériaux pour une biographie de Lénine, et que par conséquent le fait présente une exceptionnelle importance, on me permettra, j'espère, de dire quelques mots sur certaines particularités de ma mémoire. Je me souviens très mal de la topographie des villes et même des logements. A Londres, par exemple, je me suis égaré plus d'une fois sur la distance relativement insignifiante qui séparait le logement de Lénine du mien. Pendant longtemps, j'ai eu une très mauvaise mémoire des physionomies, mais, sur ce chapitre, j'ai fait des progrès notables. En revanche, je me rappelais et je me rappelle très bien les idées, leurs combinaisons et les entretiens sur des idées. Ce jugement que je porte n'est pas subjectif, j'ai pu m'en persuader et le vérifier bien des fois : d'autres personnes, qui avaient assisté aux mêmes entretiens, les transmettaient avec moins d'exactitude que moi et acceptaient mes corrections. Il faut ajouter à cela cette circonstance, qu'en arrivant à Londres, j'étais un jeune provincial qui avait très envie de tout connaître et de tout comprendre le plus rapidement possible. Il est donc naturel que mes conversations avec Lénine et d'autres membres de la rédaction de l'Iskra se soient fortement gravées dans ma mémoire. Ce sont là des points dont le biographe devra tenir compte quand il voudra juger de la valeur historique des souvenirs qui vont suivre.

J'arrivai à Londres en 1902, en automne, en octobre je crois, un matin de bonne heure. En gesticulant, je réussis à me faire comprendre d'un cocher et le cab me conduisit à une adresse que j'avais sur un papier et qui était le lieu de ma destination. Cet endroit, c'était le logement de Vladimir Ilitch. On m'avait fait la leçon d'avance (ce devait être à Zurich), on m'avait dit de frapper un certain nombre de fois avec l'anneau de la porte. Autant que je me rappelle, ce fut Nadejda Konstantinovna qui vint m'ouvrir ; elle avait dû sauter du lit, je pense, au bruit que je faisais. L'heure était trop matinale et un homme plus expérimenté que moi, plus accoutumé aux bonnes habitudes de la civilisation, aurait attendu tranquillement une heure ou deux à la gare, au lieu de venir heurter, on pourrait dire dès l'aube, à la porte d'autrui. Mais je gardais encore l'élan de mon évasion de Verkholensk. De la même manière, ou à peu près, à Zurich, j'avais envahi l'appartement d'Axelrod, non pas à l'aube, mais en pleine nuit.

Vladimir Ilitch était encore au lit et, sur son visage, l'amabilité se nuançait d'un compréhensible étonnement. C'est dans ces conditions qu'eut lieu notre première entrevue et que nous causâmes pour la première fois. Vladimir Ilitch et Nadejda Konstantinovna me connaissaient déjà par une lettre de Clair (M. G. Krjijanovsky), lequel, à Samara, m'avait pour ainsi dire introduit officiellement dans l'organisation de l'Iskra sous le pseudonyme de “ Péro ” (la Plume). C'est ainsi que l'on m'accueillit : “ Péro ” était arrivé... On m'offrit du thé, dans la cuisine-salle à manger, je crois. Lénine, pendant ce temps, s'habillait. Je racontai mon évasion et me plaignis du mauvais état de la “ frontière ” (organisation de passage à l'étranger) de l'Iskra : elle se trouvait entre les mains d'un “ gymnasiste ” (lycéen) socialiste-révolutionnaire qui traitait les camarades de l'Iskra sans grande sympathie, en raison d'une dure polémique qui s'était déclenchée ; en outre, les contrebandiers m'avaient impitoyablement dépouillé, en exagérant tous les tarifs et les rétributions convenus. Je remis à Nadejda Konstantinovna un ensemble assez modeste d'adresses et de lieux de rendez-vous, ou plus exactement des informations sur la nécessité de supprimer certaines adresses qui ne valaient rien. Par commission du groupe de Samara (de Clair et d'autres), j'avais visité Kharkov, Poltava, Kiev, et presque partout, ou, en tout cas, à Kharkov et à Poltava, j'avais pu me rendre compte de l'état extrêmement défectueux des liaisons entre organisations.

Je ne me rappelle pas si c'est ce matin-là ou le jour suivant que je fis avec Vladimir Ilitch une grande promenade dans Londres. Il me montra Westminster (du dehors) et d'autres édifices remarquables. Je ne me rappelle pas comment il dit, mais il mit dans sa phrase cette nuance : “ C'est leur fameux Westminster. ” – “ Leur ” se rapportait, bien entendu, non aux Anglais, mais aux ennemis. Cette nuance qui n'était nullement soulignée, profondément organique, exprimée surtout par le timbre de la voix, se retrouvait toujours chez Lénine lorsqu'il parlait de valeurs culturelles, de progrès récents, de l'installation du British Museum, de la richesse des informations du Times, ou, bien des années plus tard, de l'artillerie allemande ou de l'aviation française : “ ils ” savent, “ ils ” possèdent, “ ils ” ont fait, “ ils ” ont obtenu – mais quels ennemis  ! Une ombre imperceptible, celle de la classe des exploiteurs, semblait s'étendre à ses yeux sur toute la culture humaine, et cette ombre lui était toujours sensible, aussi indubitablement apparente que la lumière du jour.

Autant qu'il m'en souvienne, cette fois-là, je marquai fort peu d'attention pour l'architecture londonienne. Brusquement jeté de Verkholensk à l'étranger, où je me trouvais d'ailleurs pour la première fois, je ne prenais alors de Vienne, de Paris et de Londres que de premières impressions très sommaires, et je n'avais que faire encore de “ détails ” tels que le Palais de Westminster. Au surplus, ce n'était pas pour cela, on le conçoit, que Vladimir Ilitch m'avait entraîné dans cette grande promenade. Son but était de faire connaissance et de me soumettre à un examen.

Et l'examen porta en effet “ sur toutes les matières du cours ”. A ses questions, je répondis en décrivant la composition du contingent exilé sur la Léna et les groupements intérieurs qui s'y dessinaient. La grande ligne de partage des tendances se définissait alors au niveau des opinions que l'on professait sur la lutte politique active, sur le centralisme d'organisation et sur la terreur.

– Bon, mais existe-t-il des dissentiments théoriques au sujet de la doctrine de Bernstein ? demanda Vladimir Ilitch.

Je racontai que nous avions lu le livre de Bernstein et la réplique de Kautsky – nous avions lu cela dans la prison de Moscou et ensuite sur les lieux de déportation. Pas un marxiste, parmi nous, n'avait élevé la voix en faveur de Bernstein. On estimait, comme allant de soi, que Kautsky avait raison. Mais entre les débats théoriques qui se poursuivaient alors sur le plan international et nos discussions d'organisation politique, nous n'établissions aucun rapport, nous ne nous arrêtions même pas à la pensée d'un rapport possible, du moins jusqu'au moment où, sur la Léna, apparurent les premiers numéros de l’Iskra et la brochure de Lénine : Que faire ?

Je racontai encore que nous avions lu avec beaucoup d'intérêt les premiers petits livres philosophiques de Bogdanov. Je me rappelle très nettement le sens d'une observation de Vladimir Ilitch à cet égard : le petit ouvrage traitant de la nature considérée d'un point de vue historique lui paraissait, à lui aussi, très appréciable, mais – voilà !  – Plékhanov ne l'approuvait pas, il disait que ce n'était pas du matérialisme. A ce moment-là, Vladimir Ilitch n'avait point d'opinion sur cette question, il se contentait de rapporter l'avis de Plékhanov, dont il respectait l'autorité philosophique, mais non sans en être quelque peu déconcerté. L'appréciation de Plékhanov me surprit aussi beaucoup.

J'interrogeai encore Vladimir Ilitch sur les questions économiques. Je lui dis comment, dans la prison de transfert des déportés, à Moscou, nous avions étudié collectivement son livre : Le développement du capitalisme en Russie, et comment, en Sibérie, nous avions travaillé sur Le Capital, mais nous nous étions arrêtés au tome II. Je rappelai l'énorme quantité de données statistiques qui avait été mise en œuvre dans Le développement du capitalisme.

– A la prison de Moscou, nous avons parlé plus d'une fois avec admiration de ce travail gigantesque.

– Dame ! cela ne s'est pas fait d'un seul coup, répondit Lénine.

Il lui était visiblement agréable de constater que de jeunes camarades étudiaient attentivement le plus important de ses ouvrages économiques.

Nous parlâmes ensuite de la “ doctrine ” de Makhaïsky, de l'impression qu'elle avait pu produire sur les déportés, de ceux, plus ou moins nombreux, qu'elle avait pu séduire. Je racontai que le premier cahier polycopié de Makhaïsky nous était venu “ de haut lieu ” sur la Léna, et avait produit sur la majorité d'entre nous une forte impression par sa violente critique de l'opportunisme social-démocrate, en quoi il y avait coïncidence avec la marche de nos propres pensées, déterminée par la polémique entre Kautsky et Bernstein. Le deuxième cahier, où Makhaïsky “ arrachait le masque ” des formules marxistes sur la production, y voyant une justification théorique de l'exploitation du prolétariat par les intellectuels, nous avait indignés et déroutés. Enfin, le troisième cahier, que nous avions reçu plus tard et qui contenait un programme positif, dans lequel les survivances de “ l'économisme ” se conciliaient avec un embryon de syndicalisme, nous avait donné le sentiment d'une absolue inconsistance.

Quand nous en vînmes à parler de mon travail futur, la conversation se borna, bien entendu, à des généralités. Je voulais avant tout prendre connaissance de ce qui avait été récemment publié et je pensais rentrer ensuite illégalement en Russie. Il fut décidé que je commencerais par “ regarder autour de moi ”.

Nadejda Konstantinovna me conduisit, pour me loger, dans un autre quartier, dans une maison où habitaient Zassoulitch, Martov et Blumenfeld, qui dirigeait l'imprimerie de l'Iskra. Il se trouva là une chambre libre pour moi aussi. L'appartement, selon la disposition habituelle des logements anglais, était réparti non en largeur, mais verticalement : dans la chambre du bas demeurait la maîtresse de maison et ses locataires habitaient l'un au-dessus de l'autre. Il y avait encore une chambre libre, qui servait de salle commune, et à laquelle Plékhanov, après sa première visite, avait donné le nom de repaire. Dans ce capharnaüm, un peu par la faute de Véra Ivanovna Zassoulitch, mais aussi avec la complicité de Martov, régnait le plus grand désordre. C'est là que l'on prenait le café, que l'on se réunissait pour causer, que l'on fumait, etc. De là le surnom de cet antre.

Ainsi débuta la courte période londonienne de mon existence. Je me jetai avidement sur les numéros de l'Iskra et les brochures de Zaria. C'est également à cette époque que remonte ma collaboration à l'Iskra.

Pour le deuxième centenaire de la fondation de la forteresse de Schlüsselbourg, je rédigeai une note qui fut, je crois, mon premier travail pour l'Iskra. Cette note s'achevait sur une citation d'Homère, ou plus exactement du traducteur russe d'Homère, Gnéditch ; je parlais des “mains invincibles ” que la révolution jetterait sur le tsarisme (en route vers la Sibérie, en wagon, j'avais dévoré l'Iliade). La note plut à Lénine. Mais au sujet des “ mains invincibles ”, il tomba dans un doute légitime qu'il m'exprima avec un rire bonhomme. “ Mais c'est tiré d'un vers d'Homère ”, répondis-je pour me justifier ; cependant, j'avouai volontiers que la citation classique n'était pas indispensable. On pourra trouver cette note dans l'Iskra, mais sans les “ mains invincibles ”.

C'est alors que je fis mes premières conférences à White-Chapel, où je “ me mesurai ” avec le vieux Tchaïkovsky (déjà, celui-là était un vieux) et avec l'anarchiste Tcherkézov, qui n'était pas jeune non plus. Comme résultat, je fus sincèrement étonné de voir que de fameux émigrés à barbe grise étaient capables de débiter des bourdes de première grandeur. Notre liaison avec White-Chapel était assurée par le vieux “ londonien ” Alexéev, un émigré marxiste qui était en rapport avec la rédaction de l'Iskra. C'est lui qui m'initia à la vie anglaise et il fut en général pour moi la source de toutes sortes de notions et connaissances. Il me souvient qu'à la suite d'une conversation circonstanciée avec Alexéev sur le chemin de White-Chapel et retour, je rapportai à Vladimir Ilitch deux opinions de lui, l'une concernant la chute du régime russe, l'autre sur le dernier livre de Kautsky. Le changement de régime, disait Alexéev, devait se produire non graduellement, mais avec une extrême brusquerie, à cause de la rigidité de l'autocratie. Ce mot de rigidité se grava fortement dans ma mémoire.

– Eh bien, mais, il peut avoir raison, dit Lénine après avoir écouté mon récit.

L'autre jugement d'Alexéev se rapportait au livre de Kautsky : Le lendemain de la Révolution sociale.

Je savais que cette brochure intéressait beaucoup Lénine, que, comme il me le disait lui-même, il l'avait lue deux fois et venait de la reprendre une troisième fois ; il me semble que c'est lui qui se chargea de mettre au point la traduction russe. Quant à moi, je venais d'étudier attentivement cet ouvrage, suivant le conseil de Vladimir Ilitch. Or, Alexéev trouvait que c'était l'écrit d'un opportuniste.

– Im-bé-ci-le, dit tout à coup Lénine, et il fit une moue comme il lui arrivait quand il était mécontent.

Pour ce qui est d'Alexéev, il considérait Lénine avec le plus grand respect :

– J'estime, disait-il, que, pour la révolution, Lénine est plus important que Plékhanov.

Je ne répétai pas ce propos à Lénine, bien entendu, mais je le dis à Martov, qui ne répondit mot.

La rédaction de l'Iskra et de Zaria se composait, on le sait, de six personnes : trois “ vieux ” : Plékhanov, Zassoulitch et Axelrod, et trois jeunes : Lénine, Martov et Potressov. Plékhanov et Axelrod vivaient en Suisse. Zassoulitch résidait à Londres, avec les jeunes. Potressov, à cette époque, se trouvait quelque part sur le continent. Cette dispersion des collaborateurs présentait certains inconvénients, mais Lénine ne paraissait pas s'en ressentir, il en était même satisfait. Avant de me laisser repasser la Manche, il m'initia avec circonspection aux affaires intérieures du journal et me dit, entre autres choses, que Plékhanov insistait pour que toute la rédaction vînt s'établir en Suisse, mais que lui, Lénine, était opposé à ce transfert parce que cela ne pourrait que gêner le travail. C'est alors que je compris pour la première fois, ou plutôt devinai, à de faibles indices, que le séjour de la rédaction à Londres devait s'expliquer par des considérations où la police, sans doute, jouait son rôle, mais où l'influence des rédacteurs était aussi pour quelque chose. Lénine désirait, dans le travail courant d'organisation politique, le plus possible d'indépendance vis-à-vis des “ vieux ” et, en premier lieu, de Plékhanov, avec lequel il avait déjà eu de graves conflits, surtout en élaborant un projet de programme du Parti. Les médiateurs, dans de pareils cas, étaient Zassoulitch et Martov : Zassoulitch jouait en quelque sorte le rôle de témoin de Plékhanov, dans ces duels, et Martov était le témoin de Lénine. Les deux intermédiaires étaient tout disposés à obtenir la conciliation et, en outre, ils avaient l'un pour l'autre beaucoup d'amitié. Je n'arrivai que peu à peu à connaître les très sérieux différends qui s'étaient élevés entre Lénine et Plékhanov sur la partie théorique du programme. Je me rappelle que Vladimir Ilitch me demanda ce que je pensais du programme que l'on venait de publier (dans le n° 25 de l'Iskra, si je ne me trompe). Mais je ne m'étais assimilé ce programme que dans les grandes lignes et j'étais incapable, par conséquent, d'exprimer une opinion sur la question intérieure qui intéressait Lénine. Les dissensions portaient sur la nécessité, selon Lénine, de définir plus nettement et catégoriquement les tendances essentielles du capitalisme, la concentration de la production, la décadence des classes intermédiaires, la différenciation des classes, etc. ; sur ces questions, Plékhanov demandait plus de réserve et de circonspection. Le programme, comme on sait, est tout parsemé de “ plus ou moins ” qui viennent de Plékhanov. Autant qu'il m'en souvienne, d'après ce que nous racontèrent Martov et Zassoulitch, la première ébauche de Lénine, opposée à celle de Plékhanov, avait fait l'objet d'une très dure appréciation de ce dernier, formulée sur le ton de raillerie hautaine par quoi se distinguait, dans ces cas-là, Georges Valentinovitch. Mais ce n'était pas ainsi, bien entendu, que l'on pouvait décourager ou intimider Lénine. Le conflit prit un caractère tout à fait dramatique. Véra Ivanovna, elle-même l'a raconté, disait à Lénine :

– Georges (Plékhanov) est un lévrier : il mordille bien mais il finit toujours par lâcher ; vous êtes un bouledogue : quand vous mordez, vous ne lâchez plus.

Je me rappelle très bien cette phrase, ainsi que la conclusion de Zassoulitch :

– Lénine fut très content de cette comparaison. – “ je mords et je ne lâche plus ?... C'est ça ? ”, demanda-t-il encore, avec plaisir.

Et Véra Ivanovna imitait l'intonation avec une bonhomie railleuse.

Durant mon séjour à Londres, Plékhanov y vint pour quelques jours. C'est alors que je le vis pour la première fois. Il visita notre logement commun, passa par le “ repaire ”, mais j'étais absent.

– Georges est venu, me dit Véra Ivanovna ; il veut vous voir, allez donc chez lui.

– Quel Georges ? demandais-je intrigué, pensant en moi-même qu'il existait encore un fameux personnage que je ne connaissais pas.

– Eh bien, mais Plékhanov... Nous l'appelons Georges.

J'allai le soir chez lui. Dans une petite chambre se trouvaient, avec Plékhanov, le social-démocrate allemand Beer, écrivain assez connu, et l'Anglais Askew. Ne sachant où me mettre parce que toutes les chaises étaient occupées, Plékhanov, non sans hésitation, m'invita à m'asseoir sur le lit. J'estimai que c'était tout à fait naturel, ne devinant pas que Plékhanov, Européen jusqu'au bout des ongles, ne pouvait se résoudre à une mesure si exceptionnelle que dans un cas d'extrême nécessité. La conversation avait lieu en allemand ; Plékhanov ne possédait pas suffisamment cette langue et se bornait à des monosyllabes. Beer dit d'abord comment la bourgeoisie anglaise savait circonvenir les ouvriers remarquables ; on parla ensuite des prédécesseurs anglais du matérialisme français. Beer et Askew s'en allèrent bientôt. Georges Valentinovitch s'attendait, à juste titre, à me voir partir avec eux, car il était tard et il n'était pas permis de gêner les maîtres du logis par le bruit de la conversation. Or, tout au contraire, je pensais à ce moment-là que la conversation véritable ne faisait que commencer.

– C'était très intéressant, ce que disait Beer, observai-je.

– Oui, lorsqu'il parle de la politique anglaise, c'est intéressant ; quant à la philosophie, ce sont des fadaises, répondit Plékhanov.

Voyant que je ne me disposais pas à sortir, Georges Valentinovitch m'offrit d'aller boire de la bière dans le voisinage. Il m'adressa quelques questions sans importance, fut aimable, mais il y avait dans cette amabilité je ne sais quelle impatience cachée. Je sentais que son attention était dispersée. Peut-être était-il simplement fatigué de sa journée. Mais je sortis peu satisfait, avec un sentiment d'amertume.

Pendant cette période à Londres, comme plus tard à Genève, je rencontrai beaucoup plus souvent Zassoulitch et Martov que Lénine. A Londres dans le même logement, à Genève déjeunant et dînant ordinairement dans les mêmes petits restaurants, Martov, Zassoulitch et moi nous nous voyions plusieurs fois par jour, tandis que Lénine vivait dans son intérieur familial ; aussi, chaque rencontre avec lui, en dehors des séances officielles, prenait-elle l'importance d'un petit événement.

Zassoulitch était une personne singulière et singulièrement charmante. Elle écrivait très lentement, endurant vraiment tous les tourments de la création littéraire.

– Ce que fait Véra Ivanovna, ce n'est pas de la composition, c'est de la mosaïque, me dit un jour, à cette époque, Vladimir Ilitch.

Et en effet, elle couchait son texte sur le papier phrase à phrase, allant et venant longtemps dans la chambre, glissant et tapotant le sol avec ses pantoufles, fumant sans arrêt des cigarettes qu'elle roulait elle-même, jetant des restes ou des moitiés de cigarettes dans tous les coins, sur les appuis des fenêtres, sur les tables, répandant de la cendre sur sa blouse, sur ses bras, sur les manuscrits, dans son verre de thé et, si l'occasion s'en présentait, sur son interlocuteur. Elle était et est restée jusqu'au bout une vieille intellectuelle radicale à laquelle le sort avait infligé l'inoculation du marxisme. Les articles de Zassoulitch prouvent qu'elle s'était admirablement assimilé les éléments théoriques de Marx. Mais, en même temps, la base morale et politique qui en faisait une radicale russe des années 1870-71 resta intacte en elle jusqu'à la fin. Dans l'intimité, elle se permettait de bouder contre certains procédés ou déductions du marxisme. Le mot “ révolutionnaire ” comportait pour elle une signification particulière, indépendante de la conscience de classe. Je me rappelle avoir eu avec elle une conversation au sujet de ses Révolutionnaires dans les milieux bourgeois. Je me servis de l'expression : les révolutionnaires bourgeois-démocrates.

– Mais non, répliqua Véra Ivanovna, avec une nuance de dépit, ou plus exactement de chagrin, ni bourgeois, ni prolétaires, mais simplement révolutionnaires. On peut dire, bien entendu, les révolutionnaires petits-bourgeois, – ajouta-t-elle – si l'on fait entrer dans la petite bourgeoisie tout ce que l'on ne peut fourrer ailleurs...

Le lieu de concentration des idées de la social-démocratie était alors l'Allemagne et nous suivions avec une extrême attention la lutte des orthodoxes contre les révisionnistes dans la social-démocratie allemande. Mais Véra Ivanovna n'en pensait que ce qu'elle voulait et vous disait tout à coup :

– C'est bon !... Ils en finiront avec le révisionnisme, ils rétabliront Marx, ils deviendront la majorité, et, pourtant, ils vivront avec leur kaiser.

– Qui “ ils ”, Véra Ivanovna ?

– Mais les social-démocrates allemands.

Sur ce point, d'ailleurs, Véra Ivanovna ne se trompait pas autant qu'elle en avait l'air en ce temps-là, bien que tout se fût passé autrement qu'elle ne le prévoyait et pour d'autres causes...

A l'égard du programme de répartition des terres, Zassoulitch se montra sceptique – non qu'elle le repoussât formellement, mais elle en riait avec bonne humeur.

Je me souviens d'un épisode. Peu de temps avant le Congrès vint à Genève Constantin Constantinovitch Bauer, un des vieux marxistes, homme peu équilibré d'ailleurs, qui avait été pendant un temps en relations amicales avec Struvé, mais qui, à cette époque, hésitait entre le groupe de l'Iskra et celui d'Osvobojdénié (L'Emancipation). A Genève, il se mit à pencher vers l'Iskra, mais il se refusait à accepter le principe de la répartition. Il alla chez Lénine, qu'il connaissait probablement déjà. Il ne revint pourtant pas de chez lui convaincu, sans doute parce que Vladimir Ilitch, connaissant sa nature d'Hamlet, ne s'était pas donné la peine de le persuader. J'avais fait la connaissance de Bauer pendant la déportation : j'eus avec lui une très longue conversation sur cette répartition de malheur. A la sueur de mon front, je lui exposai toutes les raisons que j'avais eu le temps d'amasser en six mois d'interminables discussions avec les socialistes-révolutionnaires et, en général, avec tous les partisans du programme agraire de l'Iskra. Et voici que, le soir de ce même jour, Martov (je m'en souviens, c'était lui) fit savoir à la séance de la rédaction, en ma présence, que Bauer était venu chez lui et qu'il s'était déclaré définitivement “ partisan de l'Iskra ”. Trotsky, prétendait-on, aurait dissipé tous ses doutes...

– Et au sujet de la répartition, il est aussi convaincu ? demanda Zassoulitch, presque effrayée.

– Plus particulièrement au sujet de la répartition.

– Le pau-au-au-vre !... proféra Véra Ivanovna, d'un ton tellement impayable que nous éclatâmes tous de rire.

Lénine me disait un jour :

– En Véra Ivanovna, beaucoup de choses reposent sur la morale, sur le sentiment.

Et il me raconta qu'elle et Martov avaient semblé pencher pour la terreur individuelle lorsque Val, le gouverneur de Vilna, avait fait punir de verges les manifestants ouvriers.

Des traces de cette “ déviation ” temporaire, comme nous dirions aujourd'hui, peuvent se retrouver dans un des numéros de l'Iskra.

Voici, ce me semble, ce qui s'était passé :

Martov et Zassoulitch faisaient paraître le numéro sans l'aide de Lénine, qui se trouvait sur le continent. On reçut un télégramme au sujet de l'application des verges aux détenus de Vilna. En Véra Ivanovna se réveilla l'héroïne radicale qui avait tiré sur Trépov parce que celui-ci faisait fouetter les détenus politiques. Martov la soutint en cette occasion... En recevant le dernier numéro de l'Iskra, Lénine fut indigné :

– C'est le premier pas vers la capitulation devant le socialisme-révolutionnaire ! s'écria-t-il.

En même temps l'on reçut une protestation de Plékhanov.

Cet épisode avait eu lieu avant mon arrivée à Londres et il se peut que certaines inexactitudes se soient glissées dans mon récit ; mais le fond de l'incident, je me le rappelle parfaitement.

– Certes, me disait Véra Ivanovna, par manière d'explication, il ne s'agit pas du tout ici de la terreur en tant que système ; mais je pense que par la terreur, on peut apprendre à ces gens-là à ne plus fouetter...

Zassoulitch ne se livrait jamais à de véritables discussions ; elle savait encore moins parler en public. Elle ne répliquait jamais directement aux arguments de son interlocuteur, mais quelque chose s'élaborait en elle et ensuite, brusquement, elle s'enflammait, elle jetait vite, vite à s'en étrangler, une série de phrases, s'adressant non pas à celui qui attendait sa réponse, mais à celui qui, espérait-elle, était capable de la comprendre.

Si les débats avaient lieu suivant une procédure régulière, sous la direction d'un président, Véra Ivanovna ne s'inscrivait jamais pour prendre la parole, car, pour dire quelque chose, elle avait besoin de s'enflammer. Mais dans ce cas-là, elle parlait tout de même, sans tenir aucun compte des inscriptions, formalité qu'elle méprisait absolument, et elle interrompait toujours l'orateur, comme le président, disant jusqu'au bout ce qu'elle voulait dire. Pour la comprendre, il fallait entrer par réflexion dans le cours de ses pensées. Et ses pensées – justes ou erronées – étaient toujours intéressantes et n'appartenaient qu'à elle. Il n'est pas difficile d'imaginer quel contraste présentait Véra Ivanovna, avec son radicalisme diffus et son subjectivisme, avec tout son désordre, par rapport à Vladimir Ilitch. On ne peut pas dire qu'il n'existait pas entre eux de sympathie, mais il y avait aussi là le sentiment profond d'une incompatibilité organique. Cependant, Zassoulitch, en fine psychologue, sentait la force de Lénine, non sans quelque vague déplaisir, dès cette époque ; c'est ce qu'elle exprimait par sa phrase : “ Il mord et ne lâche plus. ”

La complexité des rapports qui existaient entre les membres de la rédaction ne me devenait intelligible que peu à peu, et non sans peine. J'étais arrivé à Londres, comme je l'ai déjà dit, en parfait provincial, dans tous les sens de ce mot. Non seulement je me trouvais à l'étranger pour la première fois, mais je n'avais jamais vu Pétersbourg ! A Moscou comme à Kiev, je n'avais vécu que dans la prison de transfert. Je ne connaissais les écrivains marxistes que par leurs articles. En Sibérie, j'avais lu des numéros de l'Iskra et Que faire ? de Lénine. D'Ilitch, auteur du Développement du capitalisme, j'avais vaguement entendu parler à la prison de Moscou (par Vanovsky, il me semble), comme de l'étoile prochaine de la social-démocratie. Je savais peu de choses sur Martov et rien sur Potressov. A Londres, en étudiant avec acharnement l'Iskra, Zaria, et en général nos publications de l'étranger, je tombais sur un des numéros de Zaria où se trouvait un brillant article dirigé contre Prokopovitch, sur le rôle et la signification des syndicats.

– Qui est ce Molotov? demandai-je à Martov.

– C'est Parvus.

Mais je ne savais rien non plus sur Parvus. Je prenais l'Iskra comme un tout et, durant ces mois-là, l'idée d'y chercher, dans le journal ou dans sa rédaction, des tendances différentes, des nuances, des influences, etc., m'était encore étrangère et même, pourrais-je dire, intérieurement désagréable.

Je me souviens d'avoir remarqué alors que certains éditoriaux et feuilletons, dans l'Iskra, bien que non signés, étaient rédigés par quelqu'un qui parlait de lui-même à la première personne : “ dans tel numéro, j'ai dit ”, “ j'avais déjà écrit sur ce sujet ”, etc. Je m'informai pour connaître l'auteur de ces articles. Il se trouva que tout était de Lénine. Au cours d'un entretien, je lui fis remarquer qu'à mon avis, au point de vue littéraire, il n'était pas très à propos de s'exprimer à la première personne dans des articles non signés.

– Pourquoi trouvez-vous que cela manque d'à propos? demanda-t-il, intrigué, estimant peut-être qu'à ce moment je ne parlais pas tout à fait au hasard et que je n'exprimais pas seulement une opinion personnelle.

– Mais, cela me semble ainsi, répondis-je vaguement, car je n'avais aucune idée nette sur ce sujet.

– je ne suis pas de votre avis, dit Lénine, et il eut un rire énigmatique.

A cette époque, ce procédé littéraire pouvait sembler empreint d'un certain “ égocentrisme ”. En réalité, en donnant à ses articles, même non signés, un caractère singulier, Lénine prenait une garantie pour sa ligne doctrinale, car il n'était pas très sûr de celle de ses collaborateurs immédiats. Nous devons reconnaître ici, dans un infime détail, cette tension acharnée vers le but, persévérante, persistante, indépendante de toutes les conventions, indifférente aux formalités, qui caractérise essentiellement Lénine comme chef.

C'était lui le directeur politique de l'Iskra ; mais Martov en était la principale ressource comme rédacteur. Il écrivait facilement et interminablement, de même qu'il parlait. Quant à Lénine, il passait de longues heures à la bibliothèque du British Museum, où il travaillait sur la théorie.

Il me souvient qu'un jour Lénine, dans la salle de lecture, écrivit un article contre Nadejdine, qui avait alors, en Suisse, une petite entreprise d'édition à lui, formant une sorte de groupe intermédiaire entre les social-démocrates et les socialistes-révolutionnaires. Cependant, Martov, dans la nuit précédente (il travaillait surtout la nuit), avait eu le temps d'écrire un grand article sur Nadejdine et l'avait remis à Lénine.

– Avez-vous lu l'article de Jules ? me demanda Vladimir Ilitch au Museum.

– Oui.

– Qu'en pensez-vous ?

– Il me semble que c'est bien.

– Bien, bien, ça peut être bien, mais ce n'est pas assez net. Cela n'a pas de conclusions. Je viens de jeter ici quelques notes, mais je ne sais à présent qu'en faire : à moins de les ajouter comme des observations complémentaires à l'article de Jules ?

Il me passa un petit cahier couvert de notes au crayon. Dans le numéro suivant de l'Iskra, l'article de Martov parut avec les remarques de Lénine en bas de page. Ni l'article, ni les notes ne sont signés, je ne sais si ces remarques ont été comprises dans les Œuvres complètes de Lénine. Je garantis qu'il en est l'auteur.

Quelques mois plus tard, dans les semaines qui précédèrent le Congrès, il se produisit, à la rédaction, un vif incident entre Lénine et Martov, qui étaient en désaccord au sujet de la tactique des manifestations dans la rue, plus exactement sur la question de la lutte armée contre la police. Lénine disait qu'il fallait créer de petits groupes armés et entraîner des ouvriers militants à se battre contre les forces de police. Martov était hostile à cette idée. Le débat fut porté devant la rédaction.

– Mais n'en sortira-t-il pas quelque chose dans le genre du terrorisme de groupes ? demandai-je à ce propos.

(Je dois rappeler qu'en cette période la lutte contre la tactique terroriste des socialistes-révolutionnaires jouait un grand rôle dans notre action.)

Martov s'empara de cette observation et développa cette idée qu'il fallait apprendre à protéger contre la police les manifestations de masses, mais non pas créer des groupes de combat. Plékhanov, de qui, moi et les autres sans doute, nous attendions quelque chose, se déroba à toute réponse, invitant seulement Martov à esquisser un projet de résolution qui permettrait de débattre la question sur un texte déterminé. Cet épisode fut d'ailleurs noyé dans les événements que le Congrès nous amenait.

En dehors des réunions et des conférences, je n'eus pas beaucoup l'occasion d'observer Martov et Lénine dans leurs entretiens. Les longues discussions, les causeries chaotiques, qui dégénéraient constamment en potins d'émigration et en bavardages, genre d'occupation auquel Martov était assez porté, déplaisaient à Lénine dès cette époque. Ce machiniste prodigieux de la révolution n'avait jamais en vue qu'une seule et même chose non seulement dans la politique, mais dans ses travaux théoriques, dans ses études philosophiques, comme dans l'étude des langues étrangères et dans ses conversations : le but final. C'était peut-être le plus inflexible utilitariste qu'eût jamais produit le laboratoire du temps. Mais comme son utilitarisme se combinait avec les vues historiques les plus larges, sa personnalité n'en était point amoindrie, appauvrie : au contraire, elle se développait et s'enrichissait sans cesse, à mesure que s'élargissaient son expérience de la vie et sa sphère d'action.

A côté de Lénine, Martov, son compagnon de lutte le plus proche à cette époque, ne se sentait déjà plus à son aise. Ils se tutoyaient encore, niais on sentait déjà un petit froid dans leurs rapports. Martov vivait beaucoup plus dans le jour présent, fâcheries, travail courant de publiciste, polémiques, dernières nouvelles et papotages. Lénine, écrasant sous lui les faits du jour, pénétrait profondément par la pensée dans le lendemain. Martov avait d'innombrables et souvent brillantes intuitions, il concevait des hypothèses, il faisait des propositions que lui-même, souvent, oubliait bientôt ; mais Lénine saisissait ce dont il avait besoin et seulement au moment où il en avait besoin. La transparente fragilité des idées de Martov provoqua plus d'une fois chez Lénine des hochements de tête anxieux. Aucune différence dans leurs lignes politiques n'avait encore eu le temps de se définir, ni même d'apparaître ; on ne peut sentir les différences qu'en revenant sur le passé à la lumière de ce qui survint ensuite. Plus tard, lors de la scission au II° Congrès, les collaborateurs de l'Iskra se divisèrent en durs et tendres. Ces appellations, comme on sait, eurent cours dans les premiers temps, prouvant que s'il n'existait pas encore de ligne de partage, il y avait pourtant une différence dans la façon d'aborder les questions, dans la décision, dans l'acharnement vers le but final. En revenant sur ces rapports de Lénine et de Martov on peut dire qu'avant la scission, avant le Congrès, Lénine était déjà un “ dur ”, tandis que Martov était un “ tendre ”. Et tous deux le savaient bien. Lénine considérait Martov, qu'il estimait beaucoup, d'un œil critique et légèrement soupçonneux ; Martov, sentant ce regard sur lui, en était gêné et, par un tic nerveux, haussait ses maigres épaules. Lorsqu'ils se rencontraient et causaient, il n'y avait plus entre eux d'intonations amicales, de plaisanteries – ou du moins ne m'en apercevais-je pas. Lénine, en parlant, laissait couler son regard à côté de Martov, et les yeux de celui-ci se vitrifiaient sous son pince-nez penché en avant qu'il n'essuyait jamais. Et quand Vladimir Ilitch causait avec moi de Martov, il y avait dans sa voix une nuance particulière : “ Mais quoi, c'est Jules qui a dit cela ? ” Et alors, le nom de Jules était prononcé d'une certaine façon, légèrement souligné, comme si Lénine donnait un avertissement : “ Il est bon, sans doute, il est bon, il est même remarquable, mais malheureusement c'est un tendre. ”

Sans aucun doute, Véra Ivanovna avait aussi sur Martov une certaine influence, non politique, mais psychologique, le tenant un peu à l'écart de Lénine.

Bien entendu, ce que je dis ici est plutôt une généralisation psychologique que la constatation d'un fait matériel ; et mes propos se rapportent à des événements qui se sont passés voilà vingt-deux ans. Pendant ce temps bien d'autres choses sont venues s'inscrire dans ma mémoire et, dans la représentation que je donne de moments impondérables pour caractériser des rapports personnels, il peut y avoir des inexactitudes, ou un déplacement de perspective. Quelle est la part du souvenir et quelle est celle de l'imagination qui reconstruit involontairement à sa manière le passé ? je pense cependant que, pour l'essentiel, ma mémoire rétablit ce qui s'est passé comme il s'est passé.

Après mes conférences d'essai, pour ainsi dire, à White-Chapel (Alexéev fit un “ rapport ” là-dessus à la rédaction), on m'envoya faire des conférences sur le continent, à Bruxelles, à Liège et à Paris. Le thème de ces conférences était celui-ci : “ Du matérialisme historique et de la façon dont il est compris par les socialistes-révolutionnaires. ” Vladimir Ilitch se montra très curieux de ce sujet. Je lui soumis un résumé détaillé, accompagné de citations. Il me conseilla de travailler sur ce thème et d'en faire un article pour le prochain numéro de Zaria, mais je n'en eus pas l'audace.

De Paris, je fus bientôt rappelé par télégramme à Londres. Il s'agissait de m'envoyer illégalement en Russie, selon le dessein de Vladimir Ilitch : on se plaignait là-bas d'insuffisances, du manque de camarades, et c'est Clair, je crois, qui réclamait mon retour. Mais je n'eus pas le temps d'arriver à Londres que, déjà, le plan était modifié. L. G. Deutch, qui se trouvait alors à Londres et était très bon pour moi, me raconta plus tard comment il était “ intervenu en ma faveur ”, démontrant que “ cet adolescent ” (il ne m'appelait pas autrement) avait besoin de vivre à l'étranger pour compléter son instruction ; Lénine, après avoir un peu discuté, accepta cette idée. Il était très séduisant de travailler dans l'organisation russe de l'Iskra ; pourtant, j'acceptai bien volontiers de rester quelque temps encore à l'étranger.

Un dimanche, j'allai avec Vladimir Ilitch et Nadejda Konstantinovna à l'église socialiste de Londres, où un meeting social-démocrate se déroulait au chant de psaumes pieusement révolutionnaires. L'orateur était un compositeur-typographe, qui revenait, je crois, d'Australie. Vladimir Ilitch nous traduisait à mi-voix son discours, qui avait un sens assez révolutionnaire, du moins pour cette époque. Ensuite, tous se levèrent et chantèrent : “ Dieu tout-puissant, fais en sorte qu'il n'y ait plus sur cette terre ni rois ni riches... ” ou quelque chose dans ce genre.

– Il y a, dans le prolétariat anglais, une multitude d'éléments révolutionnaires et socialistes qui sont dispersés, disait à ce sujet Vladimir Ilitch, quand nous sortîmes de l'église ; mais tout cela se combine avec du conservatisme, de la religion, des préjugés, cela ne réussit pas à percer et à se généraliser...

Il n'est pas sans intérêt de noter ici que Zassoulitch et Martov vivaient complètement à l'écart du mouvement ouvrier anglais, étant entièrement absorbés par l'Iskra et par ce qui l'entourait ; tandis que Lénine, de temps en temps, poussait des pointes d'éclaireur dans les milieux ouvriers anglais.

Il est inutile de dire que Vladimir Ilitch, Nadejda Konstantinovna et la mère de celle-ci vivaient plus que modestement. Revenus de l'église social-démocrate, nous déjeunâmes dans la petite cuisine-salle à manger du logement qui se composait de deux pièces. Je vois encore les petits morceaux de viande grillée qui furent servis sur la poêle. On prit du thé. On plaisanta comme toujours au sujet de mon retour au logis, se demandant si j'arriverais à trouver tout seul le chemin : j'étais fort maladroit à reconnaître les rues et, par penchant pour la systématisation, j'appelais ce défaut mon “ crétinisme topographique ”.

La date fixée pour le Congrès approchait et, finalement, on décida de transférer le centre de l'Iskra à Genève : la vie y coûtait incomparablement moins cher, et la liaison avec la Russie y était plus facile. Lénine, à contre cœur, y consentit. On me dirigea sur Paris, d'où je devais, avec Martov, gagner Genève. La préparation du Congrès s'intensifia.

Peu de temps après, Lénine, lui aussi, arriva à Paris. Il devait faire trois conférences sur la question agraire à l'Ecole des Hautes Etudes sociales, fondée à Paris par des professeurs qui avaient été chassés des universités russes. Les étudiants marxistes avaient insisté pour que Lénine fût invité, étant donné que Tchernov avait précédemment pris la parole dans l'établissement. Les professeurs étaient inquiets et suppliaient le conférencier agressif de ne pas engager de polémique, autant que possible. Mais Lénine refusa d'accepter aucune condition et commença sa première conférence en disant que le marxisme était une théorie révolutionnaire qui, par conséquent, appelait nécessairement la polémique ; mais que cette combativité n'était nullement en contradiction avec son caractère scientifique.

Il me souvient qu'avant cette première conférence, Vladimir Ilitch était très ému. Mais, à la tribune, il reprit aussitôt possession de lui-même, ou, du moins, il en eut tout l'air. Le Professeur Gambarov, qui était venu pour l'écouter, exprima à Deutch son impression en deux mots : “ Un vrai professeur ! ” Cet homme aimable pensait décerner le plus grand des éloges. Les conférences furent toutes pénétrées de polémique contre les populistes et le social-réformiste agrarien David, que Lénine mettait à côté des populistes ; cependant, ces leçons restèrent dans le cadre de la théorie économique, sans toucher à la lutte politique d'alors, au programme agraire de la social-démocratie, des socialistes-révolutionnaires, etc. Le conférencier avait voulu se limiter ainsi, tenant compte du caractère académique de la chaire professorale. Mais après sa troisième leçon, Lénine fit une conférence politique sur la question agraire, dans une salle, au 110, je crois, de l'avenue de Choisy ; cette réunion était organisée non par l'Ecole des Hautes Etudes, mais par le groupe parisien de l'Iskra. La salle était comble. Tous les étudiants de l'Ecole y vinrent entendre les déductions pratiques du cours théorique qui leur avait été fait. Le discours porta sur le programme agraire de l'Iskra à cette époque et, en particulier, sur la restitution aux communes des terres partagées. Je ne me rappelle pas les noms des contradicteurs qui prirent la parole. Mais il me souvient que, dans sa conclusion, Vladimir Ilitch fut merveilleux. Un des camarades parisiens de l'Iskra me dit à la sortie : “ Lénine, aujourd'hui, s'est surpassé. ” Comme il est d'usage, les camarades se rendirent ensuite avec le conférencier au café. Tous étaient très satisfaits, et Lénine lui-même se trouvait dans un état d'agréable excitation. Le trésorier du groupe nous fit connaître avec contentement le chiffre de la recette qui revenait à la caisse de l'Iskra : quelque chose comme 75 ou 100 francs, une somme qui n'était pas à dédaigner. Cela se passait au début de 1903 – je ne puis déterminer plus exactement la date en ce moment, mais je pense que ce ne serait pas difficile à faire, si ce n'est déjà fait.

C'est lors de ce séjour de Lénine à Paris qu'on décida de lui montrer un opéra. Ce fut N. I. Sédova, membre de l'Iskra, qui en fut chargée. Vladimir Ilitch se rendit à l'Opéra-comique et en revint avec la serviette qui ne le quittait pas lorsqu'il allait faire son cours à l'Ecole des Hautes Etudes. On donnait Louise, drame lyrique de Gustave Charpentier dont le sujet est très démocratique. Nous formions un groupe à la galerie supérieure. Outre Lénine, Sédova et moi, il y avait, ce me semble, Martov. Je ne me souviens pas des autres. Cette visite à l'Opéra Comique comporta un petit incident fort étranger à la musique mais qui, pourtant, s'est fortement marqué dans ma mémoire. Lénine avait acheté des chaussures à Paris. Elles se trouvèrent trop étroites. Il en souffrit pendant quelques heures et, finalement, décida de s'en défaire. Comme par hasard, mes chaussures à moi demandaient à être remplacées. Lénine me donna les siennes et, tout au commencement, il me sembla qu'elles étaient juste à ma pointure, tant j'en étais content. Je décidai de les étrenner en allant à l'Opéra-comique. A l'aller, cela marcha parfaitement. Mais au théâtre, je commençai à sentir que l'affaire se gâtait. C'est peut-être la raison pour laquelle je ne me rappelle pas l'impression qu'a pu produire l'opéra sur Lénine et sur moi-même. Je vois seulement qu'il était alors très disposé à plaisanter et qu'il riait beaucoup. Au retour, je souffrais déjà cruellement et Vladimir Ilitch, sans aucune pitié, me narguait tout le long du chemin. Il y avait pourtant une certaine commisération dans ses railleries : lui-même n'avait-il pas enduré le supplice de ces chaussures pendant quelques heures ?

J'ai parlé ci-dessus de l'agitation que ressentit Vladimir Ilitch avant de commencer ses conférences. Il convient de revenir sur ce point. Des émotions de ce genre se manifestèrent chez Lénine en d'autres circonstances et beaucoup plus tard, quand il devait paraître en public ; et elles étaient d'autant plus fortes que l'auditoire lui était plus “ étranger ” et que l'occasion du discours était plus accidentelle. La façon de parler de Lénine était toujours pleine d'assurance, de véhémence. Il disait vite ce qu'il avait à dire, de sorte que ses discours étaient une assez dure épreuve pour les sténographes. Mais quand il ne se sentait pas à l'aise, sa voix prenait un son qui n'était pas à lui, qui ressemblait à une sorte d'écho renvoyé et impersonnel. Au contraire, lorsque Lénine sentait que son auditoire était précisément celui qui avait grand besoin de l'entendre, sa voix acquérait une extrême vivacité, elle devenait souple et persuasive ; ce n'était plus la voix d'un “orateur ” dans le sens ordinaire du mot, c'était celle d'un causeur, mais élevée au ton que nécessitait la tribune. Ce n'était plus de l'art oratoire, cela dépassait l'éloquence ordinaire. On pourra objecter, il est vrai, que n'importe quel orateur parle beaucoup mieux quand il se sent parmi les siens. En général, c'est juste. Mais toute la question est de savoir dans quel auditoire et dans quelles circonstances l'orateur se sent comme chez lui. Les Européens du type de Vandervelde, formés aux habitudes parlementaires, ont besoin d'un certain entourage solennel et de tout ce qui appelle l'éloquence. Dans les réunions où l'on fête des anniversaires, ou bien des personnages officiels, ils sont tout à fait dans leur assiette. Mais pour Lénine des réunions de ce genre étaient de véritables petits malheurs personnels. Il parlait avec beaucoup d'éclat et d'une façon persuasive surtout quand il avait à analyser des questions de politique combative. Ses meilleurs morceaux oratoires doivent être les discours qu'il prononça au Comité Central à la veille d'Octobre.

Avant les conférences de Paris, je n'avais entendu Lénine qu'une fois, je crois, à Londres, tout à la fin de décembre 1902 Chose bizarre, il ne me reste aucun souvenir du caractère de cette manifestation, ni du thème qui fut traité. Je serais presque prêt à douter de la réalité de ce souvenir. Pourtant, il est certain qu'il y eut alors une réunion de Russes, fort importante pour Londres, à laquelle assista Lénine ; s'il n'était venu pour faire une conférence, on ne l'aurait probablement pas vu. Je m'explique cette lacune de ma mémoire de la façon suivante : la conférence fut probablement consacrée, comme cela se faisait habituellement, à un thème que l'on venait de traiter dans le dernier numéro de l'Iskra ; j'avais donc eu la possibilité de lire l'article de Lénine sur ce sujet et, par conséquent, la conférence n'offrait pas pour moi l'attrait de la nouveauté ; en outre, il n'y eut pas de débats ; les faibles adversaires qui se trouvaient à Londres n'eurent pas l'audace de prendre la parole contre Lénine ; l'auditoire, qui se composait en partie de “ bundistes ”, en partie d'anarchistes, formait un milieu plutôt ingrat ; aussi, cette conférence laissa-t-elle peu de traces. Je me rappelle seulement qu'à la fin de la réunion, les B.... mari et femme, de l'ancien groupe pétersbourgeois “ La Pensée ouvrière ” (Rabotchaïa Mysl), qui vivaient depuis assez longtemps à Londres, s'approchèrent de moi et m'invitèrent :

– Venez donc chez nous, pour la veille du Nouvel An. (C'est pour cela que je place la date de la réunion à la fin de décembre.)

– Pourquoi ? demandai-je surpris, en véritable barbare.

– Nous passerons le temps en camarades. Oulianov en sera, Kroupskaïa aussi.

Je me rappelle bien qu'ils dirent Oulianov et non Lénine ; je ne compris même pas du premier coup de qui il s'agissait. Zassoulitch et Martov furent également invités. Le lendemain, dans “ le repaire ”, on tint conseil pour savoir ce que l'on devait faire ; on demanda à Lénine s'il se rendrait à cette invitation. Il me semble que personne n'y alla. Et c'est regrettable : c'eût été une occasion exceptionnelle, unique en son genre, de voir Lénine, avec Zassoulitch et Martov, dans une soirée de Nouvel An.

Quand j'arrivai de Paris à Genève, je fus invité chez Plékhanov, avec Martov et Zassoulitch ; je crois que Vladimir Ilitch y vint aussi. Mais il ne me reste de cette soirée qu'un souvenir extrêmement confus. En tout cas, cette réunion n'eut pas un caractère politique ; on pourrait dire qu'elle fut “ mondaine ”, ou encore des plus banales. Je restais, il m'en souvient, assez découragé et maussade sur ma chaise et, lorsque le maître ou la maîtresse de maison me laissaient sans un signe d'attention, je ne savais absolument que faire de moi. Les filles de Plékhanov servaient du thé et des petits fours. Il y avait dans toutes les paroles, dans tous les gestes, quelque chose de tendu, une sorte de gêne que je n'étais probablement pas seul à percevoir. Peut-être, à cause de ma jeunesse, ressentais-je ce petit froid plus vivement que les autres. Cette visite à Plékhanov fut la première et la dernière. Bien entendu, les impressions qui m'en restèrent furent des plus fugitives et, très vraisemblablement fortuites, comme ont été fugitives et fortuites toutes mes rencontres avec Plékhanov. J'ai essayé de caractériser ailleurs, brièvement, la brillante figure du premier maître en marxisme qu'ait eu la Russie. Je me borne ici aux impressions des premières rencontres, dans lesquelles, hélas ! je n'eus vraiment pas de chance. Zassoulitch, que tout cela chagrinait beaucoup, me disait :

– Je sais que Georges est quelquefois insupportable, mais, dans le fond, c'est un animal tout ce qu'il y a de plus gentil. (C'était sa façon à elle de faire un éloge.)

je ne puis me dispenser de noter ici que, dans la famille d'Axelrod, dominait une atmosphère de simplicité et de sincère camaraderie. A présent encore, je me rappelle avec gratitude les heures que je passai à la table hospitalière des Axelrod, lors de mes fréquentes venues à Zurich. Vladimir Ilitch y vint aussi plus d'une fois et, autant que je le sache d'après les récits de cette famille, il s'y sentait au chaud et à l'aise. Je n'eus d'ailleurs pas l'occasion de le rencontrer chez les Axelrod.

En ce qui concerne Zassoulitch, sa simplicité et son affabilité à l'égard des jeunes camarades étaient vraiment incomparables. Si l'on ne peut parler de son hospitalité dans le sens habituel de ce mot, c'est qu'elle avait plutôt besoin d'en bénéficier elle-même que d'en accorder aux autres. Elle vivait, s'habillait et s'alimentait comme la plus modeste des étudiantes. Dans le domaine des valeurs matérielles, ses plus grandes joies étaient le tabac et la moutarde. Elle consommait de l'un et de l'autre en énorme quantité. Quand elle étendait sur une très mince tranche de jambon une épaisse couche de moutarde, nous disions : “ Véra Ivanovna fait la noce. ”

Pour la bonté et les attentions envers la jeunesse, L. G. Deutch, quatrième membre du Groupe de l'Emancipation du travail, se distinguait aussi. Je n'ai pas mentionné jusqu'à présent qu'en qualité d'administrateur de l'Iskra, il assistait aux séances de la rédaction avec voix consultative. Deutch marchait ordinairement avec Plékhanov, ayant des opinions plus que modérées sur la tactique révolutionnaire. Un jour, il me jeta dans la stupéfaction en me déclarant :

– Il n'y aura jamais aucun soulèvement armé, jeune homme, et cela n'est pas nécessaire. Au bagne, il y avait parmi nous des “ coqs ” qui, au premier prétexte, cherchaient à se battre et se faisaient assommer. J'observais une autre conduite : être ferme, faire entendre à l'administration que l'on pourrait arriver à une grande bataille, mais ne jamais en venir aux mains. Par ce moyen, j'obtenais un certain respect du côté de l'administration et des adoucissements au régime. C'est la tactique que nous devons employer à l'égard du tsarisme ; autrement, on nous démolira, on nous anéantira sans aucune utilité pour la cause...

je fus tellement frappé de ce sermon sur la tactique que j'en parlai tour à tour à Martov, à Zassoulitch et à Lénine. Je ne me rappelle pas quelle fut la réaction de Martov. Véra Ivanovna me dit :

– Eugène (c'était le vieux pseudonyme de Deutch), a toujours été comme ça : personnellement, c'est un homme d'un courage exceptionnel ; mais en politique, il est extrêmement prudent et mesuré.

Lénine, après m'avoir écouté, prononça quelque chose dans le genre de : “ Heu... heu... oui-i... ”, et nous éclatâmes de rire tous deux, sans autres commentaires.

Les premiers délégués du prochain II° Congrès commençaient à se réunir à Genève, et l'on tenait conseil avec eux d'une manière ininterrompue. Dans ce travail préparatoire, Lénine avait indiscutablement la haute main, bien que son rôle ne fût pas toujours perceptible. Il y avait des séances de la rédaction de l'Iskra, des séances de l'organisation de l'Iskra, des conseils tenus séparément avec des groupes de délégués et des réunions plénières. Une partie des délégués étaient venus avec des doutes, des objections ou des réclamations de groupes. Ce travail préparatoire prenait beaucoup de temps.

Trois ouvriers seulement vinrent pour le Congrès. Lénine s'entretint d'une façon très détaillée avec chacun d'eux et les conquit tous les trois. L'un d'eux était Schotmann, de Pétersbourg. Il était encore tout jeune mais avisé et réfléchi. Il me souvient que, revenant d'une conversation avec Lénine (Schotmann était descendu dans le même logement que moi), il ne faisait que répéter :

– Mais comme ses petits yeux brillent ! On dirait qu'ils voient à travers vous !...

Le délégué de Nicolaiev était Kalafati. Vladimir Ilitch m'interrogea longuement sur lui, parce que je l'avais connu là-bas, à Nicolaiev, et ensuite, souriant d'un air malin, ajouta :

– Il dit que, quand il vous a connu, vous étiez quelque chose dans le genre d'un tolstoïen.

– Eh bien ! en voilà une bêtise ! m'écriai-je, presque indigné.

– Bah ! il n'y a pas grand mal ! répliqua Lénine, soit pour me consoler, soit pour me taquiner ; vous aviez alors, je crois, dix-huit ans, et vous savez que les gens ne naissent pas marxistes.

– Cela se peut, répondis-je, mais pour ce qui est du tolstoïsme, je n'ai jamais rien eu de commun avec ça.

Dans les réunions préparatoires, on donna beaucoup de soins à l'élaboration des statuts ; un des moments les plus importants dans les débats sur le schéma d'organisation fut celui où l'on discuta les rapports mutuels du journal central et du Comité Central. J'étais venu à l'étranger avec cette pensée que le journal central devait se “ subordonner ” au Comité Central. Telle était la disposition d'esprit de la majorité des “ Russes ” de l'Iskra, sans que toutefois cette opinion fût bien nette et tenace.

– Ça ne marchera pas, me répliquait Vladimir Ilitch. La répartition des forces ne se présente pas ainsi. Voyons, comment feront-ils pour nous diriger du fond de la Russie ? Ça ne marchera pas... Nous formons un centre stable et c'est nous qui dirigerons d'ici.

Il était dit , dans un des projets, que l'organe central serait tenu de publier les articles des membres du Comité Central.

– Même contre le journal central ? demandait Lénine.

– Bien entendu.

– A quoi bon ? Cela n'a pas de raison d'être. Une polémique entre deux membres de l'organe central pourrait être utile dans certaines conditions ; mais une polémique des “ Russes ” du Comité Central (c'est-à-dire de ceux des membres qui résidaient en Russie) contre l'organe central serait inacceptable.

– Alors, c'est la complète dictature du journal central ? demandai-je.

– Et qu'y voyez-vous de mal ? répliqua Lénine. C'est ainsi qu'il en doit être dans la présente situation.

Il y eut à cette époque beaucoup de remue-ménage autour de la question du “ droit de cooptation ”. Dans une des réunions, nous autres, les jeunes, nous en vînmes à décider le droit de cooptation positive et négative.

– Mais, ce que vous appelez cooptation négative, signifie tout simplement ce qu'on appelle en bon russe “ flanquer à la porte ”, me dit le lendemain Vladimir Ilitch qui se mit à rire. Ce n'est pas si simple que ça en a l'air. Essayez donc un peu de faire – ha ! ha ! ha ! – une cooptation négative dans la rédaction de l'Iskra !

La plus grave des questions, pour Lénine, consistait à savoir comment on organiserait par la suite l'organe central qui devait jouer, en somme, simultanément, le rôle de Comité Central. Lénine estimait impossible de maintenir l'ancien conseil des six.

Zassoulitch et Axelrod, dans toutes les questions litigieuses, prenaient presque infailliblement le parti de Plékhanov, en suite de quoi, dans le meilleur des cas, on se trouvait trois contre trois. Ni l'un ni l'autre de ces deux groupes n'aurait consenti à éliminer l'un des membres du Conseil. Il ne restait donc qu'à suivre la voie opposée, à élargir le Conseil. Lénine voulait me prendre comme septième, de telle façon que, le Conseil des Sept étant considéré comme une rédaction élargie, on formerait un groupe rédactionnel plus restreint, composé de Lénine, de Plékhanov et de Martov. Vladimir Ilitch me mettait au courant de ce plan peu à peu, sans prononcer, d'ailleurs, un seul mot sur la proposition qu'il avait faite de me prendre, moi, comme septième membre de la rédaction, sans me dire que cette proposition avait été acceptée par tous, sauf Plékhanov, en qui le plan trouva un adversaire résolu. L'introduction d'un septième signifiait déjà, par elle-même, aux yeux de Plékhanov, un accroissement du groupe de l'Emancipation du travail : quatre “ jeunes ” contre trois “vieux ” !

Je pense que ce plan fut la cause principale de l'attitude d'extrême antipathie qu'eut à mon égard Georges Valentinovitch. En outre, pour comble de malheur, de petits malentendus entre nous se manifestèrent ouvertement sous les yeux des délégués. Cela commença, il me semble, à propos d'un projet de journal populaire. Certains délégués insistaient sur la nécessité de créer, à côté de l'Iskra, un organe qui paraîtrait, si possible, en Russie. Telle était, en particulier, la pensée du groupe “ Le jeune Ouvrier ”. Lénine était un adversaire déterminé, de ce projet. Les motifs qu'il en donnait étaient d'ordre divers, mais le principal résidait dans la crainte de la formation d'un groupe particulier qui aurait pu se constituer sur la base d'une “ popularisation ” simplifiée des idées de la social-démocratie, avant que le noyau du parti n'eût eu le temps de s'affermir comme il le devait. Plékhanov se déclarait résolument favorable à la création de l'organe populaire, s'opposant par là à Lénine et cherchant évidemment l'appui des délégués régionaux. Je soutenais Lénine. Dans une des réunions, je développai cette pensée – juste ou fausse, maintenant cela n'a plus d'importance –, que nous avions besoin non d'un organe populaire, mais d'une série de brochures et de tracts de propagande qui aideraient les ouvriers avancés à s'élever au niveau de l'Iskra ; mais qu'un journal populaire réduirait la place de l'Iskra et effacerait la physionomie politique du parti, en l'abaissant à “ l'économisme ” et au socialisme-révolutionnaire. Plékhanov me répliqua :

– Pourquoi le journal effacerait-il la physionomie du parti ? Bien entendu, dans un organe populaire, nous ne pourrons pas dire tout ce que nous aurons à dire. Nous y présenterons des revendications, des mots d'ordre, sans nous occuper des questions de tactique. Nous dirons à l'ouvrier qu'il faut lutter contre le capitalisme, mais, cela va de soi, nous ne ferons pas de théories sur la façon dont il faut lutter contre le capitalisme.

Je m'emparai de, cette argumentation :

– Mais, dis-je, les “ économistes ” et les socialistes-révolutionnaires disent également qu'il faut lutter contre le capitalisme. La dissension commence justement là où il faut déterminer la manière de lutter. Si, dans un organe populaire, nous ne répondons pas à cette question, nous effaçons, par là même, la différence entre nous et les socialistes-révolutionnaires...

Ma réplique sembla victorieuse. Plékhanov ne trouva rien à lui opposer. Il est clair que cet épisode ne put améliorer nos relations.

Bientôt se produisit un deuxième conflit, dans une séance de la rédaction qui décida, en attendant que le Congrès eût réglé la question de l'effectif rédactionnel, de m'admettre aux séances avec voix consultative. Plékhanov s'y opposait catégoriquement. Mais Véra Ivanovna lui dit :

– Eh bien, je l'amènerai, moi.

Et en effet, elle m'amena à la séance. Ce secret de coulisses ne me fut connu que beaucoup plus tard ; je me présentai à la rédaction sans rien savoir, sans avoir rien deviné. Georges Valentinovitch me salua avec la politesse raffinée dans laquelle il était passé maître.

Par malheur, la rédaction devait, dans cette séance même, examiner un conflit qui s'était élevé entre Deutch et Blumenfeld, dont j'ai parlé plus haut. Deutch était administrateur de l'Iskra. Blumenfeld dirigeait l'imprimerie. Sur ce terrain, il se produisit une contestation au sujet des compétences. Blumenfeld se plaignait de l'intrusion de Deutch dans les affaires intérieures de l'imprimerie. Plékhanov, par ancienne amitié, soutenait Deutch et proposait de limiter le droit de regard de Blumenfeld sur la technique typographique.

Je répliquai qu'il était impossible de diriger une imprimerie en se bornant simplement au domaine de l'exécution technique ; qu'il existait encore des problèmes d'organisation et d'administration, et que Blumenfeld devait avoir son autonomie dans toutes ces questions.

Je me rappelle la réplique envenimée de Plékhanov :

– Sans doute, le camarade Trotsky a raison de dire qu'à la technique se superposent divers éléments administratifs et autres, comme nous l'enseigne la théorie du matérialisme historique ; cependant..., etc.

Lénine et Martov me soutinrent pourtant, avec circonspection, et firent adopter une décision dans le sens que j'avais indiqué. Ce fut la goutte qui fit déborder le vase.

Dans ces deux circonstances, Vladimir Ilitch s'était rangé, comme nous l'avons vu, de mon côté. Mais, en même temps, il observait avec inquiétude la façon dont mes rapports avec Plékhanov se gâtaient, menaçant de compromettre définitivement le plan de réorganisation de la rédaction qu'il avait esquissé. Dans une des réunions suivantes, où se trouvèrent des délégués nouvellement arrivés, Lénine, me prenant à part, me dit :

– Dans la question du journal populaire, laissez plutôt Martov répliquer à Plékhanov. Martov fera glisser de côté l'affaire, au lieu que vous, vous aimeriez mieux trancher. Il vaut mieux faire glisser.

Ces expressions de “ trancher ” et “ faire glisser ” sont restées nettement dans ma mémoire.

Après une des séances de la rédaction au café “ Landolt ”, peut-être après la séance dont je viens de parler, Zassoulitch, du ton particulier qu'elle prenait dam de pareilles circonstances, d'une voix timidement insistante, se plaignit de nous voir “ trop ” attaquer les libéraux. C'était, chez elle, le point faible.

– Regardez, disait-elle, comme ils font des efforts.

Son regard évitait Lénine, mais c'était surtout à lui qu'elle s'adressait. – Dans le dernier numéro de l'Emancipation, Struvé donne l'exemple de Jaurès, il exige que les libéraux russes ne rompent pas avec le socialisme, sans quoi ils seraient menacés de subir le misérable sort du libéralisme allemand ; il veut qu'ils s'inspirent de l'exemple des radicaux-socialistes français.

Lénine se tenait debout près de la table, coiffé d'un faux “ panama ”, qu'il avait ramené sur son front (la séance était terminée et il se préparait à sortir).

– Il faut cogner sur eux d'autant plus fort, dit-il, souriant gaiement, et comme pour taquiner Véra Ivanovna.

– Eh bien, voilà ! voilà ! s'écria-t-elle tout à fait désolée : ils font un pas vers nous, et nous devrions cogner sur eux !

– Précisément. Struvé dit à ses libéraux : au lieu de prendre contre notre socialisme les grossiers procédés allemands, il faut employer les moyens plus fins des Français ; il faut attirer, choyer, duper, dévoyer à la manière des radicaux de gauche français qui sont en coquetterie avec le jauressisme.

Je ne rapporte pas littéralement, bien entendu, cette mémorable conversation. Mais le sens et l'esprit s'en sont gravés dans ma mémoire avec la plus grande netteté. Je n'ai pas en ce moment sous la main de matériaux qui me permettent de vérifier mes propos ; mais il n'est pas difficile de faire cette vérification : il suffit de feuilleter les numéros de l'Emancipation du printemps 1903, et l'on trouvera un article de Struvé, consacré à la question de l'attitude des libéraux vis-à-vis du socialisme démocratique en général, ainsi que du jauressisme en particulier. Je me rappelle cet article d'après ce que m'en dit Véra Ivanovna dans la scène que je viens de rapporter. Si l'on ajoute à la date marquée sur le numéro de l'Emancipation dont je parle le laps de temps nécessaire pour que cette publication arrive à Genève, se trouve entre les mains de Véra Ivanovna et soit lue, c'est-à-dire trois ou quatre jours, on pourra établir d'une façon assez exacte la date de la discussion que je viens de raconter, au café “ Landolt ”. C'était, je m'en souviens, par une journée printanière (peut-être au début de l'été), le soleil luisait gaiement et le petit rire de gorge de Lénine était jovial. Je me rappelle son air tranquillement railleur, assuré de lui-même et “ ferme ” – précisément ferme, bien que Vladimir Ilitch fût alors assez maigre et non tel qu'on l'a connu dans la dernière période de sa vie. Véra Ivanovna, comme toujours, rebondissait, se tournant tantôt vers l'un, tantôt vers l'autre. Mais personne, me semble-t-il, ne se mêla à la discussion, qui, d'ailleurs, ne dura pas longtemps, juste le temps de prendre les chapeaux.

Nous rentrâmes, Zassoulitch et moi, ensemble. Elle était abattue, sentant que le jeu de Struvé était tout à fait gâté. Je ne pouvais lui donner aucune consolation. Personne d'entre nous, cependant, ne pressentait alors dans quelle mesure, de quelle admirable façon étaient battus les atouts du libéralisme russe dans ce petit dialogue qui eut lieu près de la porte du café “ Landolt ”.

Je vois toute l'insuffisance de ce que je viens de montrer : mon récit a été plus pauvre que je ne me le figurais lorsque j'entrepris ce travail. Mais j'ai recueilli soigneusement tout ce que ma mémoire avait conservé, même ce qui est le moins significatif, car il n'y a plus personne, actuellement, qui puisse parler en détail de cette période. Plékhanov est mort. Zassoulitch est morte. Martov est mort. Et Lénine est mort. Il est douteux que l'un d'entre eux ait laissé des mémoires. Véra Ivanovna peut-être ? Mais nous n'en entendons point parler. De toute la rédaction de l'Iskra à cette époque, il ne reste qu'Axelrod et Potressov. Mais l'un et l'autre, mis à part tous autres motifs, ont pris peu de part au travail de la rédaction et assistèrent peu souvent à nos réunions. L. G. Deutch pourrait raconter quelque chose, mais lui aussi arriva à l'étranger plutôt vers la fin de l'époque ci-dessus décrite, peu de temps avant moi et, en outre, il ne participa pas directement aux travaux de la rédaction. Des renseignements inappréciables peuvent être donnés et le seront, espérons-le, par Nadejda Konstantinovna. Elle se trouvait alors au centre de tout le travail d'organisation ; c'était elle qui recevait les camarades venus de loin, c'était elle qui faisait les recommandations et qui conduisait au chemin de fer les partants ; elle qui établissait les liaisons, qui fixait les rendez-vous, qui écrivait les lettres, qui chiffrait, qui déchiffrait. Dans sa chambre, on sentait presque toujours l'odeur du papier chauffé à la lampe. Et fréquemment elle se plaignait, avec sa douce insistance, de ne pas recevoir assez de lettres, ou de ce que l'on s'était trompé de chiffre, ou de ce que l'on avait écrit à l'encre chimique de telle façon qu'une ligne grimpait sur l'autre, etc. Ce qui est encore plus important, bien entendu, c'est que, dans ce travail d'organisation, à côté de Lénine, Nadejda Konstantinovna pouvait, de jour en jour, observer tout ce qui se passait en lui et autour de lui. Cependant, ces lignes, je l'espère, ne seront pas superflues, en partie parce que Nadejda Konstantinovna assistait peu souvent aux réunions de la rédaction, du moins à celles où je me trouvai. Et enfin, surtout, parce que l'observateur du dehors remarque plus facilement ce qui ne se voit pas dans une constante fréquentation. Quoi qu'il en soit, j'ai raconté ce que je pouvais dire. Maintenant, je voudrais formuler quelques réflexions générales, je voudrais dire pourquoi, à mon avis, à l'époque de l'ancienne Iskra, devait se produire une crise décisive dans le sentiment politique que Lénine devait avoir de lui-même, dans la façon dont, pour ainsi dire, il s'appréciait lui-même ; pourquoi cette crise était inévitable et pourquoi elle devint indispensable.

Lénine arriva à l'étranger dans sa maturité, à l'âge de trente ans. En Russie, dans les cercles d'étudiants, les premiers groupes de la social-démocratie, les colonies de déportés, il avait occupé la première place. Il ne pouvait pas ne pas sentir sa force, déjà pour cette simple raison que tous ceux qu'il rencontrait, et avec qui il travaillait, la reconnaissaient. Il partit pour l'étranger déjà en possession d'un très important bagage théorique, avec une sérieuse provision d'expérience politique et tout animé de cette tension vers le but qui constituait sa véritable nature spirituelle. A l'étranger, il devait d'abord collaborer avec le Groupe de l'Emancipation du travail et, avant tout, avec Plékhanov, le profond et brillant commentateur de Marx, le maître de plusieurs générations, théoricien, penseur politique, publiciste, orateur qui s'était fait un nom européen et des liaisons dans toute l'Europe. A côté de Plékhanov se trouvaient deux grandes autorités : Zassoulitch et Axelrod. Non seulement son héroïque passé mettait en avant Véra Ivanovna, mais c'était un esprit des plus pénétrants, d'une large culture, principalement historique, et d'une rare intuition psychologique. Par l'intermédiaire de Zassoulitch s'était faite, en son temps, la liaison du “ Groupe ” avec le vieil Engels. A la différence de Plékhanov et de Zassoulitch, qui étaient plus étroitement liés avec le socialisme latin, Axelrod représentait dans le “ Groupe ” les idées et l'expérience de la social-démocratie allemande. Cette différence des “ sphères d'influence ” s'exprimait même par les lieux de résidence. Plékhanov et Zassoulitch habitaient surtout à Genève, Axelrod à Zurich. Axelrod s'était concentré sur les questions de tactique. Il n'a pas donné, on le sait, une seule étude de théorie ou d'histoire. En général, il écrivait peu. Mais ce qu'il écrivait traitait presque toujours des questions de tactique du socialisme. Dans ce domaine, Axelrod montrait de l'originalité et de la pénétration. D'après les nombreuses conversations que j'eus avec lui (pendant un temps, nous fûmes très liés, lui et moi, comme nous le fûmes avec Zassoulitch), je me figure nettement que bien des choses écrites par Plékhanov sur des questions de tactique furent le résultat d'un travail collectif et que, dans ce travail, la part d'Axelrod est beaucoup plus importante qu'il n'apparaît d'après les documents imprimés. Axelrod lui-même avait dit plus d'une fois à Plékhanov, chef indiscutable et affectionné du “ Groupe ” (jusqu'à la rupture en 1903) :

– Toi, Georges, tu as la trompe longue, tu arrives à décrocher tout ce dont tu as besoin...

Axelrod, on le sait, avait écrit la préface d'un manuscrit envoyé de Russie par Lénine : Les tâches des social-démocrates de Russie.

Par cet acte, le “ Groupe ” adoptait en quelque sorte le jeune et brillant travailleur russe, mais en même temps, faisait la preuve qu'on le considérait comme un disciple. C'est précisément en qualité de disciple que Lénine arriva à l'étranger, avec deux autres élèves.

Je n'ai point assisté aux premières rencontres des élèves avec les maîtres, à ces entretiens où fut élaborée la ligne essentielle de l'Iskra. Il n'est pourtant pas difficile de comprendre, à la lumière des observations sur le semestre que je viens de décrire, et particulièrement à la lumière du II° Congrès du parti, que la gravité du conflit, en dehors des questions de principe qui commençaient à peine de se poser, avait pour cause l'inexactitude du jugement porté par les anciens sur le développement et la signification du léninisme.

Durant le II° Congrès et immédiatement après, l'indignation d'Axelrod et des autres membres de la rédaction contre Lénine s'accompagnait d'un certain étonnement :

– Comment avait-il osé aller si loin ?

La surprise grandit encore quand, après la rupture de Plékhanov avec Lénine, qui suivit de près le Congrès, Lénine continua néanmoins à mener la bataille.

L'ébat d'esprit d'Axelrod et des autres pourrait peut-être s'exprimer en ces termes : “ Quelle mouche l'a donc piqué? ”

“ Il n'y a pourtant pas si longtemps qu'il est arrivé à l'étranger, disaient les anciens ; il est arrivé en qualité de disciple et c'est ainsi qu'il s'est présenté (Axelrod insistait particulièrement sur ce point dans ce qu'il raconta sur les premiers mois de l'Iskra). D'où vient donc tout à coup cette belle assurance ? Quelle est cette audace ? ”, etc.

Ensuite, on cherchait à deviner ses desseins : il s'était préparé un terrain en Russie, il n'était pas étonnant que tous les moyens de liaison fussent entre les mains de Nadejda Konstantinovna ; c'était là-bas que tout doucement l'on travaillait l'opinion des camarades russes contre le Groupe de l'Emancipation du travail. Zassoulitch n'était pas moins indignée que les autres, mais peut-être comprenait-elle un peu mieux. Ce n'était pas en vain qu'elle avait dit à Lénine que, quand il mordait, “ il ne lâchait plus ”, en quoi il se distinguait de Plékhanov. Et qui sait l'impression qu'avait pu produire cette parole en son temps ? Lénine ne s'était-il pas répété : “ Oui, c'est vrai : qui connaîtrait mieux Plékhanov que Zassoulitch ? Il mordille, il tire, et il abandonne sa proie ; or, il ne s'agit pas du tout de mordiller pour lâcher ensuite... Il faut mordre et tenir bon. ”

Dans quelle mesure et en quel sens il pourrait être vrai que Lénine eût préalablement “ travaillé ” l'opinion des camarades en Russie, c'est Nadejda Konstantinovna qui nous le raconterait mieux que personne. Mais en voyant les choses de plus haut, et sans invoquer des faits précis, on peut dire que cette préparation des esprits eut lieu. Lénine songeait toujours au lendemain quand il établissait et affermissait les bases de l'aujourd'hui. Sa pensée créatrice ne se refroidissait jamais et sa vigilance ne s'endormait pas. Et quand il fut convaincu que le Groupe de l'Emancipation du travail n'était pas capable de prendre entre ses mains la direction immédiate de l'avant-garde prolétarienne pour organiser le combat, devant la révolution qui approchait, il en tira toutes les conclusions qui s'imposaient à lui. Les anciens s'y trompèrent, et pas seulement les anciens : celui qu'ils trouvaient devant eux n'était plus simplement un jeune travailleur d'un esprit remarquable, à qui Axelrod accordait la distinction d'une préface amicalement protectrice ; c'était un chef, tout entier tendu vers son but et qui, ce me semble, se sentait définitivement devenu chef, lorsque, dans son travail, il se trouvait coude à coude avec les anciens, avec les maîtres. Il avait constaté qu'il était plus fort et plus indispensable qu'eux. Il est vrai qu'en Russie aussi, Lénine, selon l'expression de Martov, était le premier entre ses pairs. Mais il s'agissait alors uniquement des premiers cercles social-démocrates, des jeunes organisations. Les réputations en Russie avaient encore un caractère provincial : combien l'on comptait alors de Lassalle russes, de Bebel ! Le Groupe de 1'Emancipation du travail, c'était autre chose : Plékhanov, Axelrod et Zassoulitch se trouvaient au même rang que Kautsky, Lafargue, Guesde et Bebel, le véritable Bebel allemand. En mesurant dans le travail ses forces aux leurs, Lénine prit sa mesure européenne. C'est précisément dans ses différends avec Plékhanov, lorsque la rédaction se groupait sur deux axes, c'est alors que Lénine dut acquérir cet endurcissement dans l'assurance sans lequel, plus tard, il n'aurait pas été Lénine.

Or, les différends avec les anciens étaient inévitables. Ce n'est pas parce que l'on se trouvait, de prime abord, en présence de deux conceptions différentes du mouvement révolutionnaire. Non, dans cette période, on n'en était pas encore là. Mais le côté même par lequel on abordait les événements politiques, les tâches d'organisation et, en général, toutes les besognes pratiques, et par lequel, en conséquence, on abordait la révolution prochaine, était profondément distinct pour l'un et pour l'autre camp. Les anciens, à cette époque-là, avaient déjà passé dans l'émigration une vingtaine d'années. Pour eux, l'Iskra et Zaria étaient avant tout des entreprises de presse. Mais pour Lénine, c'était l'instrument direct de l'action révolutionnaire. Dans Plékhanov, comme cela apparut quelques années plus tard, en 1905-1906, et encore plus tragiquement à l'époque de la guerre impérialiste, au fond de Plékhanov, il y avait un sceptique de la révolution ; il considérait de haut cette tension vers le but qui caractérisait Lénine, et il avait à ce sujet dans son sac plus d'une plaisanterie condescendante et venimeuse. Axelrod, comme je l'ai déjà dit, se tenait plus proche des problèmes de la tactique, mais sa pensée s'obstinait à ne pas sortir du cercle des questions de préparation à la préparation. Assez souvent, il analysait avec un très grand art les tendances et les nuances à l'intérieur des divers groupes socialistes d'intellectuels révolutionnaires. C'était un homéopathe de la politique pré-révolutionnaire. Ses méthodes et ses procédés avaient un caractère de laboratoire, de pharmacie. Les quantités sur lesquelles il opère sont toujours infiniment petites : les groupes qu'il étudie, il est obligé de les mettre sur une balance de précision, en regard des poids les plus minuscules. Ce n'est pas en vain que L. G. Deutch rapprochait Axelrod du type de Spinoza ; et ce n'est pas en vain que Spinoza était tailleur de diamants : ce travail se fait, on le sait, à la loupe. Or, Lénine prenait les événements et les rapports sociaux en gros, il habituait sa pensée à saisir des masses sociales et par là il reflétait l'image de la révolution en marche qui prit à l'improviste et Plékhanov et Axelrod.

L'approche de la révolution était sentie plus directement, semble-t-il, par Véra Ivanovna Zassoulitch que par les autres anciens. Sa vivante connaissance de l'histoire, libre de tout pédantisme, saturée d'intuition, l'aida beaucoup dans cette affaire. Mais elle sentait la révolution comme une vieille radicale. Jusqu'au fond de l'âme, elle était convaincue que nous possédions tous les éléments de la révolution, à l'exception d'un “ véritable ” libéralisme, sûr de lui-même, qui devrait prendre la direction du mouvement ; elle croyait que nous autres, marxistes, par notre critique prématurée et par notre façon de “ traquer ” les libéraux, nous ne pouvions que les effrayer, et que par là même, nous jouions, en fait, un rôle contre-révolutionnaire. Dans la presse, il est vrai, Véra Ivamovna n'en disait rien. Et dans des entretiens personnels, elle n'exprimait pas toujours sa pensée jusqu'au bout. Mais néanmoins, c'était là sa conviction la plus intime. Et de là venait son antagonisme avec Paul (Axelrod), qu'elle considérait comme un doctrinaire. Effectivement, dans les limites de l'homéopathie tactique, Axelrod, immanquablement, défendait l'hégémonie révolutionnaire de la social-démocratie. Il refusait seulement de transporter ce point de vue, d'abandonner le langage des groupes et des petits cercles pour adopter celui des classes, à un moment où les classes se mirent en mouvement. C'est là que s'ouvrait l'abîme entre lui et Lénine.

Lénine arriva à l'étranger non point comme un marxiste “ en général ”, non point pour accomplir une tâche de littérature révolutionnaire “ en général ”, non pas simplement pour continuer le travail de vingt ans du Groupe de l'Emancipation du travail. Non, il arriva comme un chef virtuel ; non comme un chef “ en général ”, mais comme le chef de cette révolution qui montait, qu'il sentait, qu'il palpait déjà. Il arriva pour préparer, dans le laps de temps le plus court possible, les idées et l'appareil d'organisation de cette révolution. Et quand je parle de sa tension vers le but, tout à la fois acharnée et disciplinée, je ne l'entends pas dans le sens que lui, Lénine, se serait efforcé de concourir au triomphe “ final ” ; non, ce serait une phrase trop générale, trop creuse – mais je l'entends dans ce sens concret, direct, immédiat qu'il se donna un but pratique : accélérer l'arrivée de la révolution et en assurer la victoire. Quand Lénine, dans son travail à l'étranger, se trouva au coude à coude avec Plékhanov, lorsque disparut entre eux ce que les Allemands appellent gravement “ la distance ”, il ne pouvait pas ne pas être lumineux pour “ le disciple ” que, dans la question selon lui essentielle de son temps, il n'avait presque rien à apprendre de son maître et que, même, ce maître temporisateur par scepticisme était capable d'entraver par son autorité le travail salutaire et de lui arracher à lui, Lénine, de plus jeunes collaborateurs. De là le soin vigilant que mit Lénine à s'occuper de la composition de la rédaction, de là cette combinaison des “ sept ” et des “ trois ”, de là son effort pour détacher Plékhanov du Groupe de l'Emancipation du travail pour créer une triple direction, dans laquelle Lénine “ aurait ” toujours Plékhanov, sur les questions de théorie révolutionnaire, et Martov, sur les questions de politique. Les combinaisons personnelles pouvaient changer ; mais “ l'anticipation ” restait immuable dans l'essentiel et, finalement, elle prit forme en chair, en os et en sang.

Au II° Congrès, Lénine conquit Plékhanov, mais sans espoir de le garder longtemps ; en même temps, il perdit Martov, et ce fut pour toujours. Plékhanov avait évidemment senti quelque chose au II° Congrès ; du moins, dit-il alors à Axelrod, en réponse aux amers reproches de celui-ci et à l'étonnement que lui inspirait l'alliance de Plékhanov avec Lénine : “ C'est de cette pâte que l'on fait les Robespierre ! ” Je ne sais si cette phrase remarquable a jamais été citée dans la presse et si elle est même connue dans le parti ; mais j'en garantis l'authenticité. “ C'est de cette pâte que l'on fait les Robespierre ! ” Et même quelque chose de plus, Georges Valentinovitch ! a répondu l'histoire. Mais évidemment, cette révélation de l'histoire pâlit bientôt dans la conscience de Plékhanov lui-même. Il rompit avec Lénine, il revint au scepticisme et aux plaisanteries venimeuses, qui, d'ailleurs, avec le temps, perdirent de leur venin.

Mais dans l'anticipation “ scissionniste ”, il ne s'agissait pas seulement de Plékhanov, pas seulement des anciens. Par le Second Congrès s'achevait en quelque sorte le stade primaire de la période préparatoire. Ce fait que l'organisation de l'Iskra se scinda d'une façon tout à fait inattendue au Congrès, qu'elle fut divisée en deux parts presque égales, ce fait en lui-même prouve que, dans le stade primaire, il y avait eu encore bien des réticences. Le parti de classe en était encore tout juste à percer la coquille du radicalisme intellectuel. Le courant qui amenait les intellectuels au marxisme ne s'était pas encore interrompu. Le mouvement des étudiants, par son flanc gauche, touchait à l'Iskra. Dans les milieux de la jeunesse intellectuelle, surtout à l'étranger, les groupes qui prêtaient leur concours à l'Iskra étaient très nombreux. Tout cela était encore bien vert, peu mûr, et, dans la majorité des cas, instable. Les étudiantes attachées à l'Iskra posaient alors à un conférencier cette question : “ Une camarade de l'Iskra a-t-elle le droit d'épouser un officier de marine ? ” Au II° Congrès, il n'y eut que trois ouvriers ; encore ne les avait-on pas fait venir sans peine. peine. L'Iskra, d'une part, réunissait et éduquait un cadre de révolutionnaires professionnels et attirait sous son drapeau de jeunes ouvriers animés d'un esprit héroïque. D'autre part, des groupes considérables d'intellectuels ne faisaient que passer à travers l'Iskra, pour muer bientôt et se transformer en “ émancipateurs ”. l'Iskra avait du succès non seulement comme organe marxiste du parti prolétarien en construction, mais aussi, simplement, comme publication de combat politique, d'extrême-gauche, qui n'était pas embarrassée pour trouver des mots violents. Les éléments les plus radicaux de l'intelligentsia acceptaient, dans leur premier élan, de lutter pour la liberté, sous le drapeau de l'Iskra. Et cependant, l'esprit progressiste-pédagogique des intellectuels, qui les maintenait dans la méfiance à l'égard des forces du prolétariat, esprit qui avait trouvé auparavant son expression dans “ l'économisme ”, était arrivé maintenant, et cela d'une façon assez sincère, à prendre la couleur de l'Iskra, sans rien changer à sa propre essence. A la fin des fins, la brillante victoire de l'Iskra était beaucoup plus large que ne l'étaient ses conquêtes réelles. Je ne me charge pas de juger pour l'instant dans quelle mesure Lénine s'en rendait compte clairement et complètement avant le II° Congrès, mais en tout cas, il y voyait plus clair et plus complètement que personne. Dans ces tendances assez variées qui se groupaient sous le drapeau de l'Iskra, trouvant leur reflet dans la rédaction même, Lénine était le seul à représenter le lendemain, avec toutes ses rudes tâches, ses cruels conflits et ses innombrables victimes. De là sa vigilance et ses suspicions de combattant. De là cette façon de poser nettement les questions d'organisation, qui a trouvé son expression symbolique dans la question des adhésions de membres au parti (§ 1° des statuts).

Il est tout à fait naturel qu'au II° Congrès, qui se préparait à récolter les fruits des victoires spirituelles de l'Iskra, ce soit Lénine qui ait commencé le travail d'une nouvelle distribution, d'une nouvelle sélection, plus exigeante, plus sévère, pour se décider à une telle démarche, avec contre soi la moitié du Congrès (Plékhanov n'étant qu'un demi allié, et peu sûr, tous les autres membres de la rédaction étant des adversaires déclarés et décidés) ; pour se résoudre, en de telles conditions, à une nouvelle sélection, il fallait avoir déjà une foi toute exceptionnelle non seulement en sa cause, mais en ses forces.

Cette foi, Lénine la dut au jugement sur lui-même, vérifié par l'expérience, qui résulta de sa collaboration avec les “ maîtres ” et des premiers éclairs qui annoncèrent les prochains orages du conflit et le fracas de la scission.

Il fallait toute la puissante tension de Lénine vers le but pour entreprendre une telle œuvre et la mener jusqu'au bout. Lénine, infatigablement, tendait la corde de l'arc jusqu'à la limite, jusqu'à l'impossible, et, en même temps, tâtait prudemment du doigt : n'y avait-il pas fléchissement, menace d'éclatement ? – Impossible de tendre à ce point, l'arc va se briser ! criait-on de divers côtés. – Il n'éclatera pas, répondait le maître archer. Notre arc est fait de cette matière prolétarienne qui ne rompt pas ; quant à la corde du parti, il faut la tendre encore et encore, car nous devrons envoyer très loin la lourde flèche !

5 mars 1924.


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