1921 |
Publié en 1921 dans le Bulletin Communiste |
Œuvres – octobre 1921
La révolution bolchévique s’est accomplie à date fixe
Il n’est certes pas inopportun d’attirer à l’occasion du quatrième anniversaire de la Révolution d’octobre, l’attention des militants sur un fait dont on n’a pas jusqu’ici apprécié toute l’importance : la date de la Révolution d’octobre avait pour ainsi dire été fixée à l’avance, au 25 octobre (7 novembre nouveau style), non dans le secret, mais publiquement. Et la Révolution eut lieu à la date fixée.
L’histoire connaît un grand nombre de révolutions et d’insurrections ; mais elle ne nous offre pas d’autre exemple d’une insurrection de classe opprimée se produisant à date fixe et victorieuse. La Révolution de novembre est unique.
Le 2e congrès des soviets
Nous avions décidé de faire coïncider la prise du pouvoir à Pétrograd avec le 2e Congrès des Soviets. Ce n’était pas par un calcul habile ; mais à la suite de tous les événements antérieurs et de l’activité organisatrice et agitatrice de notre Parti, nous exigions la transmission du pouvoir aux Soviets. La majorité des Soviets les plus importants s’était ralliée autour de nous. Nous ne pouvions pas continuer à revendiquer le pouvoir, nous devions le prendre. Nous ne doutions pas d’être en majorité au 2e Congrès. Nos adversaires n’en doutaient pas non plus. Aussi s’opposaient-ils énergiquement à sa réunion. Le mencheviks Dan fit tout ce qui dépendait de lui, au sein de la commission soviétiste de la Conférence Démocratique, pour l’empêcher de réunir ou pour l’ajourner. Mencheviks et socialistes révolutionnaires motivaient leur attitude à cet égard par la crainte de voir les bolcheviks usurper le pourvoir. Nous ne cachions pas nos intentions de renverser le gouvernement Kérensky et nous insistions pour la réunion urgente du Congrès des Soviets. Dan réussit à le faire remettre du 15 au 25 octobre. C’est ainsi que la politique réaliste des mencheviks obtint de l’histoire un délai de 10 jours. Dans toutes les réunions d’ouvriers et de soldats de Pétrograd, nous posâmes la question de la façon suivante : le 25 octobre, aussitôt que se réunirait le 2e Congrès panrusse des Soviets, le prolétariat et la garnison de Pétrograd en exigeraient qu’il se déclarât seul pouvoir légal. Au cas où le cabinet Kérensky tenterait de résister, la garnison de Pétrograd dirait le dernier mot. Tel fut le sens des innombrables résolutions adoptées.
L’agitation fut poursuivie inlassablement. Nous avions fixé, au grand jour, la réunion du Congrès au 25 octobre et inscrit à son ordre du jour la réalisation pas la discussion, la réalisation ! du pouvoir des Soviets. Nous avions fixé la date de la révolution. Nous préparâmes ouvertement les forces armées à cette révolution.
La question du Congrès était étroitement liée à celle du déplacement d’une fraction considérable de la garnison de Pétrograd. Kérensky la redoutait avec raison. Il proposa au général Tchérémissov, alors commandant du front Nord, d’envoyer au front les régiments insubordonnés. Les documents trouvés après la révolution montrent que Tchérémissov chercha à éluder cette mesure : la garnison de Pétrograd, trop bolchevisée à ses yeux, ne lui paraissait pas susceptible de figurer utilement au front. Il céda pourtant.
Aussitôt que l’ordre du déplacement des régiments en question fut remis, aux fins d’exécution, au Soviet de Pétrograd, nous comprîmes, nous qui représentions l’opposition prolétarienne du Soviet, que cet incident pouvait avoir la plus grande portée. Dans l’attente anxieuse du 25 octobre, Kérensky fit une tentative pour désarmer Pétrograd. Il ne nous resta plus qu’à lui opposer les ouvriers et la garnison.
Le comité révolutionnaire militaire
Nous décidâmes tout d’abord de créer un organe le Comité Révolutionnaire Militaire chargé d’étudier les raisons militaires du déplacement des troupes. Nous eûmes ainsi, à côté de l’organisme représentatif politique de la garnison (section de soldats du Soviet), un quartier général révolutionnaire.
Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires déclarèrent aussitôt que nous créions un organe insurrectionnel. Quoiqu’ils eussent voté contre la formation du Comité Révolutionnaire Militaire, ils ne manquèrent pas d’y entrer, afin sans doute d’assister, en qualité d’officiers d’état civil, à la rédaction de l’acte de naissance d’une révolution. Après avoir obtenu de l’histoire un délai de dix jours, ils obtinrent ainsi d’assister à leur propre déchéance politique.
Ainsi, la date du 2e Congrès des Soviets était fixée au 25 octobre. Le parti bolchevik, qui s’y était assuré la majorité, lui assignait pour tâche la prise du pouvoir. La garnison, refusant de quitter Pétrograd, fut mobilisée pour protéger le Congrès. Le C.R.M., formé par opposition à l’état-major du district, devint un état-major révolutionnaire. Et tout cela au grand jour, sous les yeux de Kérensky, sous les yeux du monde entier. Le fait est vraiment unique.
Dans l’intervalle, on discutait ouvertement, dans les réunions et la presse du parti, de l’insurrection armée. La discussion s’écarta souvent au cours des événements. On ne sut pas toujours rattacher l’insurrection ni au Congrès, ni au déplacement de la garnison. On s’obstinait à la considérer comme une entreprise secrète, conspiratrice, alors que nous en connaissions ouvertement le principe et que nous la préparions pour une heure fixée à l’avance. Qui plus est, pour Pétrograd tout au moins, le caractère même du mouvement était déterminé à l’avance par l’attitude de la garnison.
Des camarades considéraient pourtant avec scepticisme cette façon de fixer la date d’une révolution. Ils croyaient préférable d’agir par surprise. Kérensky leur semblait, en effet pouvoir appeler des troupes fidèles et faire épurer celles de Pétrograd.
Ces camarades perdaient de vue une chose capitale. La question du déplacement des troupes était désormais celle autour de laquelle gravitaient les événements. A l’avance, la tentative de Kérensky de changer la garnison de Pétrograd fut dénoncée, fort justement, comme une récidive de l’aventure Korniloff.
Puis l’insurrection «légaliste» eut même le don d’hypnotiser l’ennemi. L’inexécution des ordres de Kérensky augmenta l’assurance révolutionnaire et contribua ainsi au succès du mouvement.
Simple déformation
Celui-ci victorieux, Martov et les mencheviks ne manquèrent pas de flétrir la prise du pouvoir par une minorité de factieux, agissant à l’insu des soviets et de la classe ouvrière. Il est difficile d’imaginer plus méchante déformation des faits. Lorsque, à la séance de la Section des Soviets de la Conférence Démocratique, nous avions fixé la date de la réunion du 2e Congrès au 25 octobre, les mencheviks s’étaient écrié : «Mais vous fixez la date de la révolution !» Et quand, avec l’imposante majorité du Soviet de Pétrograd, nous avions refusé d’éloigner de la capitale les régiments révolutionnaires, ils avaient repris encore : «Mais vous créez l’appareil de l’insurrection !» Cela ne devait pas les empêcher, l’insurrection tant prédite ayant vaincu à l’heure fixée, de se lamenter «qu’un groupe de factieux faisait la révolution à l’insu de la classe ouvrière» ! Notre seul péché réel était d’avoir laissé ignorer aux mencheviks, au sein du C.R.M., certains détails techniques des mesures prises.
On ne peut douter qu’une conspiration militaire, ourdie en dehors du 2eCongrès des Soviets et du C.R.M., n’eût pu que jeter la confusion dans les événements, voire même provoquer l’avortement de la révolution. La garnison, dans laquelle il y avait aussi des régiments dépourvus d’organisations politiques, eût certainement considéré la prise du pouvoir par le parti bolchevik, à l’issue d’une conspiration, comme une chose effectuée en dehors d’elle. Quelques régiments y eussent même été hostiles. Par contre, le refus de quitter Pétrograd, la nécessité d’y rester pour assurer la protection du Congrès des Soviets, qui devait prendre le pourvoir, leur parurent dans l’ordre naturel des choses. Les camarades qui considéraient comme utopique la fixation de la date de la révolution du 25 octobre tenaient trop peu de la supériorité de notre influence morale à Pétrograd, par opposition a la nullité du cabinet Kérensky.
La victoire
Le C.R.M. légal ne manqua pas d’envoyer des émissaires dans tous les régiments de la garnison de Pétrograd. Il fut bientôt, au sens le plus étendu de ce mot, le maître de la situation. Nous étions en mesure d’occuper, l’instant voulu, tous les points stratégiques de Pétrograd. Il ne nous restait plus qu’à éliminer les causes de conflit avec les éléments retardataires des troupes et celles d’une action en sens contraire de leur part et surtout de la part des régiments de cavalerie. Nous y réussîmes au delà de nos espérances. Dans toutes les casernes de Pétrograd, notre mot d’ordre : Ne pas quitter Pétrograd avant la réunion du Congrès des Soviets et y assurer, les armes à la main, la transmission du pouvoir aux Soviets, fut voté par acclamation. Même dans les régiments conservateurs, tels que celui de Semenov, Skobeleff et Gotz, qui vinrent y annoncer l’envoi d’une mission diplomatique chargée de faire l’éducation de MM. Lloyd George et Clémenceau, ne trouvèrent que l’accueil le plus décevant. La majorité se rallia à notre résolution. Au Cirque Moderne, où siégeaient les chauffeurs d’automobiles, connus pour leur attachement à Kérensky, nous l’emportâmes haut la main, bien que le général commandant en chef, Paradelov, y eût dépensé l’éloquence la plus conciliante. La majorité repoussa tous les amendements qu’il voulut faire à notre proposition.
Le dernier coup fut porté à l’ennemi au coeur de Pétrograd, à la forteresse de Pierre-et-Paul. L’adjoint au commandant de la région militaire vint aimablement y proposer, connaissant la mentalité des prisonniers enfermés à Pierre-et-Paul, «d’ouvrir des conversations afin de dissiper le malentendu». Nous lui permîmes d’écarter définitivement tous les malentendus. Le fait est que peu de jours après, le gouvernement Kérensky, ce déplorable malentendu, était définitivement écarté.
L’histoire tournait la page et ouvrait le chapître des Soviets.