1919 |
Paru dans la traduction française du n°1 de l'"Internationale Communiste", pour le premier congrès. |
Œuvres - mars 1919
Grande époque
Les tsars et les popes anciens maîtres du Kremlin de Moscou ne se sont sans doute jamais doutés que se réuniraient dans ses vieux murs les représentants de la partie la plus révolutionnaire de l'humanité contemporaine. C'est pourtant ce qui est arrivé. Dans une des salles de la maison de justice où flottent encore les ombres mornes des lois pénales, du régime tsariste, voici que siègent les délégués de la Troisième Internationale.
Cette installation matérielle du congrès communiste n'exprime et ne fait ressortir que d'une façon tout extérieure les immenses changements qui se sont produits dans le monde au cours des derniers vingt ans.
A l'époque non seulement de la première, mais aussi de la seconde Internationale, la Russie tsariste était le dernier rempart de la réaction mondiale. Aux congrès socialistes internationaux la révolution russe était représentée par des émigrants, à l'égard desquels la majorité des chefs opportunistes du socialisme européen n'avait qu'une condescendance ironique. Les fonctionnaires du parlementarisme et du trade-unionisme étaient pleins d'une invincible assurance, considérant que les malheurs de la révolution n'étaient possibles que dans la Russie à demi asiatique, tandis qu'en Europe le développement progressif, indolore, paisible du capitalisme vers le socialisme était certain.
Mais, en août 1914, les contradictions capitalistes mirent en pièce l'écorce paisible du capitalisme, de son parlementarisme, de ses " libertés ", de sa prostitution légalisée, politique et autre. L'humanité fut jetée des hauteurs de la civilisation dans un abîme d'affreuse barbarie et de sanguinaire sauvagerie.
Bien que la théorie du marxisme ait annoncé et prévu cette sanglante catastrophe, les partis socialistes réformistes furent pris au dépourvu. Les perspectives de l'évolution pacifique s'évanouirent en cendre et en fumée. Les chefs opportunistes ne se trouvèrent pas de meilleure besogne que d'appeler les masses ouvrières à la défense de l'état national bourgeois.
Le 4 août 1914, la seconde Internationale périssait sans gloire.
Dès ce moment, tous les vrais révolutionnaires, héritiers de l'esprit marxiste, se donnèrent pour tâche de créer une nouvelle Internationale - celle de l'irréductible bataille contre la société capitaliste. La guerre déchaînée par l'impérialisme avait rompu l'équilibre du monde capitaliste. Toutes les questions se posèrent comme des problèmes révolutionnaires. Les vieux raccommodeurs du social-patriotisme déployèrent tout leur art pour conserver visibles les anciennes espérances, les anciens mensonges et les anciennes organisations. Rien n'y fit. La guerre, pour la première fois dans l'histoire se révélait la mère de la révolution. La guerre impérialiste se révélait la mère de la révolution prolétarienne.
L'honneur en revient à la classe ouvrière russe et à son parti communiste endurci à toutes les luttes. Par sa révolution d'octobre le prolétariat russe n'a pas seulement ouvert les portes du Kremlin aux représentants du prolétariat international, mais il a posé la pierre angulaire de l'édifice de la Troisième Internationale.
La révolution en Allemagne, en Autriche, en Hongrie, la provocation du mouvement des soviets, et de la guerre civile, marquée par la mort de martyrs, de Karl Liebknecht, de Rosa Luxembourg et de milliers de héros inconnus, prouvent que l'Europe n'a pas d'autre chemin que la Russie. L'unité des méthodes de lutte pour le socialisme manifestée en fait a rendu théoriquement certaine la création de l'Internationale communiste, et rendu nécessaire par la même occasion la réunion sans délai d'un congrès communiste.
Ce congrès siège maintenant dans les murs de Kremlin. Et nous sommes les témoins, les acteurs de l'un des plus grands événements de l'histoire mondiale.
La classe ouvrière du monde entier a conquis sur ses ennemis la plus imprenable des forteresses : l'ancienne Russie des tsars. Y trouvant un appui, elle réunit ses forces pour la lutte finale.
Que le bonheur est grand de vivre et de lutter à une telle époque !
L. TROTSKY