1919 |
Texte édité en français dans le recueil «La guerre et la révolution» (édition La tête de feuilles). Ce texte se compose d'un article paru en mars 1919, qui fut complété d'un post-scriptum en 1922. |
Œuvres - mars 1919
Karl Kautsky
Le journal Naché Slovo dût en arriver à régler ses comptes avec Kautsky. L'autorité internationale de ce dernier était encore très forte, à la veille de la guerre impérialiste, bien que n atteignant plus de loin ce niveau acquis au début du siècle et particulièrement pendant la première Révolution russe. Kautsky était, sans le moindre doute, le théoricien le plus talentueux de la IIe Internationale et, pendant la plus grande moitié de sa vie, il représenta et «incarna» les meilleures tendances de cette Internationale. Propagandiste et vulgarisateur du Marxisme, Kautsky y voyait sa mission de théoricien comme devant aboutir à la Réforme et à la Révolution; mais il ne considérait que la Réforme comme une réalité. Il tenait la Révolution pour une vue théorique, une perspective historique.
La théorie darwiniste de l'origine des espèces embrasse le règne végétal et le règne animal en toutes leurs dimensions. La lutte pour la vie, la sélection naturelle se poursuivent de façon constante. S'il pouvait exister un observateur disposant de mille années de vie temps indispensable aux observations cosmiques , il établirait, sans le moindre doute, qu'à certaines époques, le processus de la sélection naturelle est à peu près imperceptible, que les espèces conservent les caractères propres et semblent être des incarnations des idées-types platoniciennes; des époques de rupture existent entre le milieu géographique et le monde végétal et le monde animal, des périodes de crise géo-biologique, quand les lois de la sélection naturelle se répandent dans toute leur cruauté et trouvent leur accomplissement sur les cadavres de la faune et de la flore. Dans le cadre de cette gigantesque perspective, la théorie de Darwin demeurera avant tout comme la théorie des époques critiques dans le développement de tout ce qui vit.
La théorie de Marx du processus de l'Histoire embrasse toute l'histoire de l'homme organisé collectivement. Mais aux époques d'équilibre dans la société, la soumission des idées aux intérêts de classe et au système de la propriété reste masquée. Les périodes de révolution sont la meilleure école du Marxisme, quand la lutte des classes prend le caractère d'une guerre civile et que les systèmes de gouvernement, les droits et la philosophie se découvrent comme des organes au service des classes. La théorie marxiste elle-même fut formulée en une époque pré-révolutionnaire alors que les classes cherchaient une nouvelle orientation et fut établie définitivement après les expériences de la Révolution et de la Contre-révolution de 1848 et des années suivantes.
Kautsky ne possédait pas cette irremplaçable expérience révolutionnaire. il s'imprégna du Marxisme et le vulgarisa comme un bon maître d'école du Socialisme scientifique. Le maximum de son activité se manifesta pendant la période de dégradation qui suivit l'écrasement de la Commune jusqu'à la première Révolution russe. Le Capitalisme se redressait de toute sa puissance. Les organisations ouvrières croissaient presque automatiquement, mais «le but à atteindre à tout prix» à savoir : la Révolution sociale et prolétarienne se différenciait du mouvement et ne conservait plus qu'une existence purement académique. De là l'aphorisme de Bernstein : «Le mouvement est tout... le but à atteindre n'est rien...». En tant que philosophie d'un mouvement ouvrier, cette affirmation est un non-sens et une trivialité! Mais en tant que caractéristique de la mentalité de la Social-démocratie allemande au cours du quart de siècle précédant la guerre, cette opinion de Bernstein est tout à fait significative la lutte réformatrice journalière prit un tour tout à fait régulier, «le but à atteindre à tout prix» stagnait sous la direction de Kautsky.
Il défendait inlassablement le caractère révolutionnaire de la doctrine de Marx et d´Engels, bien que, sur ce point, l'initiative de la résistance aux tendances révisionnistes appartenait aux éléments décidés tels que Rosa Luxembourg, Plékhanov et Parvus. Mais politiquement il se réconcilia avec la Social-démocratie, ne voyant pas son profond opportunisme et ne put donner un caractère décisif à la tactique du parti. De son côté, la bureaucratie dirigeante se réconcilia avec le radicalisme théorique de Kautsky. Cette combinaison de l'opportunisme pratique et des principes révolutionnaires trouva son suprême épanouissement en la personne de l'ouvrier tourneur Auguste Bebel, chef indiscuté pendant près de cinquante ans. Bebel soutenait Kautsky dans le domaine de la théorie, se révélant pour ce dernier une autorité sans appel dans les questions politiques. Seule, R. Luxembourg bousculait parfois Kautsky avec plus d'ardeur que ne le désirait Bebel. La Social-démocratie allemande occupait la place dirigeante au sein de la IIe Internationale. Kautsky était son théoricien reconnu et aussi, semble-t-il, son inspirateur. Il sortit vainqueur de son combat avec Bernstein. Au congrès d'Amsterdam en 1903, où fut condamné le «ministérialisme socialiste français» (Millerandisme), on adopta la résolution de Kautsky, qui devint ainsi le théoricien approuvé, le chef de file du Socialisme international. Ce fut la période suprême de son influence. Ses ennemis et ses opposants le surnommaient «le Pape de l´Internationale». Je me souviens que sa vieille mère, auteur de romans tendancieux, reçut le jour de ses 75 ans des félicitations de la part de socialistes italiens, adressées à «alla mamma del Papa» (à la mère du Pape).
La Révolution de 1905 fortifia les tendances radicales du mouvement socialiste ouvrier international et renforça de façon extraordinaire l'autorité théorique de Kautsky. Dans les questions internes de la révolution, il prit il est vrai, après bien d'autres une position définitive et put prévoir la formation d'un gouvernement social-démocrate révolutionnaire en Russie. Bebel, dans de fréquents entretiens, raillait «le séduisant Charles» en souriant ironiquement. Le Parti allemand aborda la question suivante : fallait-il une direction commune et une révolution radicale ? Cette discussion marqua le point culminant de la carrière de Kautsky. Ensuite ce fut le déclin.
Je rencontrai Kautsky, pour la première fois en 1907, après mon évasion de Sibérie. La déroute de la Révolution n'était pas encore évidente. L'influence de R. Luxembourg sur Kautsky était prépondérante à cette époque. L'autorité de ce dernier était indiscutée pour toutes les fractions de la Social-démocratie russe.
Non sans agitation intérieure, je montai l'escalier de la petite maison si propre, rue Fridenay, à Berlin, Kautsky, petit vieillard aux cheveux blancs et aux yeux clairs, me salua en russe, " bonjour ", et cet accueil, joint à toutes les excellentes impressions que j'avais de ses ouvrages scientifiques, formait un ensemble très séduisant. Je me rendis compte, par la suite, que cette amabilité provenait de son indiscutable autorité, ce qui lui conférait une totale confiance en lui. Pourtant l'entretien eut peu de résultat. Il avait l'esprit sec, anguleux, n'avait pas la répartie facile, manquait de psychologie et était porté à schématiser. De plus ses plaisanteries étaient banales. Pour toutes ces raisons, on peut le regarder comme un orateur de second ordre.
En Russie, la Révolution était balayée, le prolétariat était écrasé, le socialisme en était réduit à se réfugier dans la clandestinité; la bourgeoisie libérale cherchait à se réconcilier avec la monarchie sur la base d'un programme impérialiste : une déception totale envers les méthodes révolutionnaires se fit jour brutalement dans les rangs de l'Internationale. L'opportunisme prenait sa revanche. Pendant ce temps-là, les relations entre les Etats capitalistes se tendaient de plus en plus; le dénouement approchait. Les Partis socialistes devaient trancher le dilemme : être pour le gouvernement national, ou contre lui ? Ou il fallait appliquer la théorie révolutionnaire ou suivre la ligne opportuniste jusqu'au bout. Toute l'autorité de Kautsky consistait en la conciliation de l'opportunisme en politique et du Marxisme en théorie.
L'aile gauche (R. Luxembourg) exigeait des réponses précises. D'un autre côté, les réformistes passaient à l'attaque sur tout le front. Kautsky, de plus en plus désorienté, combattait plus âprement encore l'aile gauche, se rapprochait des partisans de Bernstein, s'efforçant, en vain, de conserver l'objectif marxiste. Il changea tellement en cette période que même son apparence en fut affectée; son calme habituel disparut totalement et ses yeux reflétaient une agitation Inhabituelle.
La guerre fit éclater au grand jour tout le mensonge et la pourriture du «Kautskysme». Kautsky conseillait à la fois de ne pas s'abstenir de voter les crédits à «Guillaume» et de ne pas les voter avec «des réserves». Dans le courant des mois suivants se fit jour une polémique expliquant ce que réellement Kautsky avait conseillé de faire. «L'Internationale est l'instrument de la paix, non de la guerre.» Kautsky se cramponnait à cette formule banale et creuse comme à une bouée de sauvetage. Tout en critiquant les débordements du chauvinisme, Kautsky préparait la réconciliation de tous les sociaux-patriotes après la guerre. «Tous les êtres humains se trompent mais, malgré eux, la guerre passera et nous repartirons à zéro.»... Lors de l'écrasement de la Révolution allemande, Kautsky devint une espèce de ministre de la République bourgeoise. il proposa une rupture complète avec l'U.R.S.S. «C'est sans importance, elle s'écroulera dans quelques semaines» et il s'aplatit devant Wilson... Combien cruellement la dialectique de l'histoire se vengea d'un de ses apôtres !