Le Pacifisme se caractérise par son effort pour créer une garantie contre les guerres. Le Pacifisme bourgeois, découlant non seulement de préjugés idéologiques, mais aussi des intérêts matériels des cercles bourgeois, veut établir sur des bases capitalistes, qu'il ne rejette pas, des droits internationaux qui puissent garantir une paix, sinon éternelle, du moins de longue durée. Le Pacifisme socialiste reconnaît « en principe » (naturellement) que les guerres sont provoquées par les contradictions capitalistes, mais il estime qu'avant l'établissement définitif du Socialisme mondial (qui pour les opportunistes apparaît toujours dans un lointain brumeux), il serait indispensable de constituer un tribunal international, de limiter et de régler les armements. Le programme social-pacifiste, comme celui de la bourgeoisie, pose ses problèmes en supposant une harmonisation et une régularisation des rapports internationaux — alors que les antagonismes impérialistes, nés du développement capitaliste, croissent sans cesse et continueront de croître tant qu'existera la propriété sous sa forme actuelle. Par conséquent, le social-pacifisme s'amenuise de plus en plus. Les écrivains bourgeois sérieux, quand ils écrivent pour leur propre cercle et non pour satisfaire la demande « populaire », emploient souvent des arguments mortels contre les idées et les slogans pacifistes, usant de leur principale arme politique, le social-patriotisme — en particulier le français, tant du label Renaudel que de l'estampille Longuet.
Dans le journal anglais Nineteenth Century, Lord Kromer a publié un très intéressant article portant sur la « dernière guerre » et « la longue paix ». A en juger par sa reproduction dans le journal français L'Eclair, l'article donne des arguments de poids en faveur de la... résolution de Kienthal, celle qui refuse catégoriquement les slogans pacifistes.
Avant tout, Lord Kromer constate avec une parfaite justesse que des programmes de paix éternelle sont apparus plus d'une fois aux époques des grandes guerres. « Comme cette idée était largement répandue, après que Waterloo eut libéré l'Europe du joug napoléonien, la chute de ce dernier semblait annoncer le triomphe de la paix générale. » Exactement comme maintenant celle-ci nous est promise après « la destruction » du militarisme prussien...
Dans les deux camps, on nous affirme qu'il faut aller « jusqu'au bout » justement pour garantir la paix : il faut aplatir l'ennemi, le laisser exsangue pour qu'il ne puisse pas recommencer la guerre dans un court délai. « Il faut épargner à nos enfants les souffrances que nous subissons. » L'idée n'est pas neuve. Dans son livre : Pour en finir avec l'Allemagne, M. Privat introduit sous forme d'épigraphe une déclaration du Comité de Salut Public en 1794 : « Il faut à la France, non des armistices, mais une paix qui mettrait fin aux guerres, garantissant à la République ses frontières naturelles. » Maintenant, quand Le Temps revendique, outre l'Alsace-Lorraine, « les frontières naturelles » (la rive gauche du Rhin), l'idée se répand officieusement « d'une paix qui mettrait fin aux guerres ». Malheureusement, les peuples connaissent mal leur Histoire et c'est pourquoi ils la font d'une manière si pitoyable.
Les pacifistes anglais, en grande partie le groupement « International Defence League », ont élaboré maints projets qui devraient mettre fin aux guerres. A la base de ces projets, il y a toujours l'idée d'un Tribunal international ou d'un « Conseil suprême » des nations qui disposerait d'une force suffisante pour faire appliquer un décisions. Mais comment garantir celle-ci ? Les uns proposent de mettre à la disposition du Tribunal suprême une armée et une flotte internationales. D'autres, plus modestement, suggèrent que chaque nation ait son armée, comme avant, mais « à la condition que celle-ci soit employée uniquement à défendre les droits internationaux et le fonctionnement du Tribunal suprême ». Ainsi, pour garantir une paix éternelle, il faut de temps en temps une guerre « juste ».
La force armée internationale, écrit Lord Kromer, doit inéluctablement amener à une diminution ou une augmentation des armées nationales. « Mais l'Angleterre, déclare notre écrivain, ne consentira jamais à affaiblir sa flotte qu'elle considère comme son principal instrument de défense. » La flotte anglaise est le garant de la domination colonialiste britannique sur les mers et sur ses possessions d'outre-mer. Si l'Angleterre raisonne de cette manière, il serait difficile, écrit L'Eclair, d'attendre des nations continentales qu'elles raisonnent autrement au sujet de leurs armées. Autre question : quelle sera la composition du Tribunal suprême ? Toutes les nations auront-elles droit au même nombre de voix ? Kromer est convaincu que la Grande-Bretagne ne sera jamais d'accord. Supposons que des juges délégués par l'Angleterre énoncent un verdict contre elle ! Si elle refuse de se soumettre aux décisions des juges, peut-on supposer que le soldat anglais, membre de l'armée internationale, se servira de son arme contre son pays ? Kromer en doute. Et pour fonder ses doutes, il nous livre un exemple historique très vivant : la Guerre anglo-boer. Il est vraisemblable qu'un tribunal aurait reconnu l'Angleterre coupable. Il est plus vraisemblable encore que la Grande-Bretagne n'aurait pas reconnu le... tribunal.
De quels critères devrait user ce dernier ? Ceux de la défensive et de l'offensive ? Un écrivain bourgeois sérieux les réfute comme bons pour un notaire, non pour un homme politique. La Sainte-Alliance avait fondé sa « garantie de la paix » sur l'assujettissement des peuples. Pouvait-on estimer que l'ordre ainsi établi serait intouchable ? En 1859-1860, les Italiens, en pleine conscience, firent la guerre à l'Autriche, l'oppresseur. Le droit était-il du côté autrichien ? En 1912, les Etats balkaniques tombèrent sur les Turcs. Le droit était-il du côté des Ottomans ? Non, répond Kromer, nous connaissons des guerres agressives du début à la fin et en même temps libératrices, c'est-à-dire historico-progressives. S'il en est ainsi, chaque gouvernement en déclenchant l'offensive peut-il proclamer sa guerre « libératrice » ? « C'est ici que nous touchons à une difficulté à peu près impossible à aplanir », conclut mélancoliquement L'Eclair. On pourrait répondre au noble Lord que dans les guerres futures, comme dans l'actuelle, tous les participants ne représentent que le même principe de classe. Il ne convient pas de parler maintenant de guerres historico-progressives, donc de guerres « libératrices ». Dans les colonnes du journal, nous avons maintes fois expliqué, que la lutte pour une position mondiale est le principe de base d'une nation capitaliste, auquel se soumettent la politique internationale des puissances et le régime intérieur. A première vue, il semblerait que les guerres menées par les opprimés, les Etats colonisés ou semi-colonisés, soient « justes ».
Mais étant donné les conditions actuelles, aucune nation colonisée ne peut espérer conduire une guerre libératrice sans le concours d'une grande puissance ou sans devenir une arme entre les mains de celle-ci. Les guerres « nationales » de pays retardés ne peuvent avoir de signification « indépendante ». Mais cet état de choses ne peut faciliter la résolution des problèmes posés par la garantie de la paix sur les bases du Capitalisme. Déclarer les frontières actuelles, ou celles que délimitera la guerre, intouchables — ce n'est pas difficile. Cela s'est fait dans l'Histoire, et plus d'une fois. Aucun traité, aucun tribunal suprême ne peuvent arrêter l'accroissement des forces productrices, leur pression sur les cadres de l'Etat nationaliste et les efforts de ce dernier pour élargir l'arène de l'exploitation capitaliste à l'aide du militarisme. La totale impossibilité de « geler », pour toujours ou du moins pour longtemps, les relations mondiales capitalistes réduit les plans pacifistes et leurs slogans à l'impuissance.
Voici pourquoi, conclut L'Eclair, en vous mettant au courant de la polémique soulevée entre Lord Kromer et les pacifistes, vous commencez à sentir la crainte que « le noble Lord » n'ait raison quand il ne voit que chimères dans les différents systèmes pacifistes présentés.
En conclusion, nous pensons qu'il est salutaire d'extraire de la résolution de Kienthal les passages sur le Pacifisme, et que Renaudel a cités avec une telle indignation comme témoignage de la totale baisse morale des Zimmerwaldiens.
« Les projets tendant à supprimer les dangers de guerre par la limitation générale des armements, par l'arbitrage obligatoire ne sont que pures utopies. Ils supposent au préalable la reconnaissance des droits et une force matérielle capable de prévaloir sur les intérêts antagonistes des Etats. Un tel droit et une telle autorité n'existent pas, et le développement du capitalisme qui aggrave encore les antagonismes entre les bourgeoisies des différents pays ou de leurs coalitions, ne permet pas l'avènement d'un tel droit et d'une telle autorité.
Les travailleurs doivent repousser les propositions fantaisistes du Pacifisme bourgeois ou socialiste. Les pacifistes remplacent les vieilles illusions par de nouvelles et cherchent à mettre le prolétariat au service de ces illusions. Celles-ci égarent les masses, les détournent de la lutte révolutionnaire des classes et favorisent le jeu de la politique jusqu'auboutiste.
Si sur le fondement d'une société capitaliste, il est impossible d'édifier un monde de juste répartition, alors le Socialisme posera ses conditions. Il anéantira la propriété privée capitaliste et supprimera les motifs de guerre en arrachant les masses à l'exploitation par les classes dirigeantes.
C'est pourquoi la lutte pour un monde de juste répartition ne peut se conclure que par le combat pour l'établissement du Socialisme »
(Naché Slovo, 1-2 septembre 1916)