1915

Ce texte à paru à Odessa, dans la «Kievskaya Mysl» – Journal paraîssant à Odessa et dans le sud de la Russie, teinté de radicalisme, publiant parfois dans ses colonnes des auteurs socialistes – en 1915, puis a été republié en 1926 en Russie dans le Tome 8 de l'œuvre de Trotsky : Œuvre Série 2 — «Devant le défi historique» — VIII Silhouettes Politiques (1907-1925).


Œuvres - octobre 1915

L. Trotsky

Ledebour - Hoffmann

25 octobre 1915


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Georges Ledebour était à la tête de la délégation allemande, le premier par l'âge et la popularité. Il était toujours le même : les événements n'avaient pas laissé sur lui d'empreinte extérieure. Au cours de mes sept années de résidence à Vienne, je me rendais fréquemment à Berlin et, presque chaque fois, j'y rencontrai Ledebour, soit au Reichstag, chez Kautsky ou dans le café «Fürstenhof», où Ledebour descendait l'escalier, boitant fortement de sa plus courte jambe. Les Russes et les Polonais le comptaient comme ami, et on l'appelait tantôt Ledebourov, tantôt Ledebourski. Du reste, ses liens avec la Russie et la Pologne ne dépassèrent jamais le stade d'intérêts purement parlementaires ou d'aide personnelle à des exilés russes, alors que son jeune camarade Karl Liebknecht acquit de très fortes attaches spirituelles avec la jeune Russie. Ledebour devait être âgé d'au moins soixante-cinq ans, car je me souviens qu'en 1910 ou 1911, on fêta, chez Kautsky, ses soixante ans. Auguste Bebel participait à la cérémonie, lui qui avait atteint ses quatre-vingts ans. Le Parti était alors arrivé à son apogée. Son organisation, sa presse, ses fonds fleurissaient d'une manière encore jamais atteinte. Les vieux enregistraient automatiquement les succès et regardaient l'avenir sans crainte. Héros de la fête, Ledebour dressait, au souper, des caricatures et rencontrait une approbation unanime. Il possédait, sans contredit, l'art caricatural; du reste, l'ironie, l'humeur bilieuse formaient une bonne partie de son tempérament qu'on devait, suivant l'ancienne classification, regarder comme colérique au plus haut point... Depuis ce souper de fête des têtes blanches, cinq années se sont écoulées... Que de changements entraînés par le temps qui en dissimule de plus colossaux encore !..

Ledebour, accompagné de Franz Mehring, sortit des rangs des journalistes démocrates pour entrer dans la Social-démocratie, mais il était beaucoup plus actif en tant que parlementaire qu'il ne le fut jamais en qualité de journaliste. Il se taillait fréquemment de gros succès à la Chambre, — dans les occasions, où il ne fallait pas traiter de haute politique, mais dans celles offrant à Ledebour la possibilité d'exercer sa verve caustique, d'attaquer et de déchiqueter l'adversaire. Il provoquait souvent des votes de méfiance; les Libéraux le haïssaient plus, si possible, que ne le faisaient les Conservateurs; il les payait de retour par des sarcasmes, qu'il lançait avec une grimace de mépris sur son visage fin, rasé et mobile comme celui d'un acteur.

Adolf Hoffmann avait peu changé, lui aussi, vieillard au toupet blanc gracieux, avec des traits à la «Rochefort». Vieux membre du Reichstag, il fut battu aux dernières élections et ne conservait plus qu'un siège au Landtag prussien où il conjuguait ses efforts avec ceux de Liebknecht pour combattre la «prussification», la violence esclavagiste. Hoffmann se considérait toujours d'extrême gauche. Il y a quelques années, il exécuta les dix commandements du social-démocrate, et il y gagna le sobriquet de «Hoffman aux dix commandements». Il était un orateur populaire, à la voix coupante, aux gestes vifs; il possédait un lot de plaisanteries et de calembours qui, souvént, faisaient très mal. Il était convaincu qu'un vrai démocrate, avant de partir guerroyer contre les «militaristes» étrangers, doit en terminer avec la réaction de son «propre »pays. Hoffmann est plus radical que Ledebour ; il est mécontent de ce que le groupe oppositionnel de la fraction social-démocrate au Reichstag se soit «abstenu»de voter, au lieu de voter «contre», lors du débat sur les crédits militaires.

Les relations entre la majorité «patriotique»et l'aile gauche se détériorèrent au plus haut point. Il ne s'agissait plus de différences théoriques ou de divergences tactiques secondaires, mais d'une contradiction fondamentale par rapport à ce fait capital : comment vit l'humanité et à quoi aspire-t-elle ? Sudekum et Scheidemann usèrent de tous les procédés pour faire taire leurs opposants. Plus les deux premiers perdent du terrain auprès des masses, plus ils doivent recourir à l'appareil gouvernemental et plus s'enveniment les conflits internes du Parti... Ledebour décrivit la séance du Reichstag quand il protesta contre les mesures répressives du pouvoir contre la population. Scheidemann, alors, le désavoua.

— Pensez-vous que ces types aient organisé une session du Parti pour me juger ? Rien de semblable ! Pendant le «scandale», Scheidemann s'approcha des bancs gouvernementaux, chuchota avec les ministres — pas avec mes collègues du Parti, avec les ministres - et déclara, aux vifs applaudissements du Reichstag, que je n'étais pas habilité pour critiquer l'action des autorités militaires. Tels sont les procédés de ces individus !

— Et cependant vous ne vous décidez pas à voter contre eux ! s'écrie, de son coin, un délégué allemand de gauche. Une discussion sur la tactique parlementaire s'engage. Ledebour tente de démontrer que la tactique d'abstention est beaucoup plus habile, ne brisant pas irrémédiablement la, discipline du Parti ; elle permet de conquérir plus aisément la majorité de la fraction parlementaire : «Nous étions quatorze au début de la guerre, nous sommes maintenant trente-six.»

— Mais vous oubliez, s'exclame Hoffmann, l'impression que votre comportement produit sur les masses ! Les demi-mesures, les demi-décisions ont toujours été mauvaises, elles sont inadmissibles devant des événements dont dépend le destin de notre développement politique. La masse exige des réponses claires, franches, viriles, pour ou contre la guerre. Et il faut lui donner cette réponse.

Je ne puis, à regret, donner les noms des autres membres de la délégation; ce serait les exposer à la vindicte de la police allemande. En ce qui concerne Ledebour et Hoffmann, ils se sont «démasqués »eux-mêmes, en signant le manifeste élaboré à la Conférence — ceci, en pleine conscience de ce qu'ils faisaient. Mais le reste de la délégation doit rester anonyme : on ne peut la caractériser que par des traits généraux.

Etant elle-même l'aile gauche de la Social-démocratie officielle, elle avait sa propre aile gauche. Celle-ci exprimait ses idées par deux publications le petit journal de propagande de Jules Burchardt Lichtstrahlen, irréconciliable quant au fond, mais de ton très modéré et sans grande influence politique, et l'organe de Luxembourg et de Mehring Die Internationale qui consista en un seul numéro, ardent et combatif, provoquant l'interdiction du journal. Des éléments influents de la gauche, Liebknecht et Zetkine se rapprochaient du groupe «Internationale». Les partisans de Luxembourg et de Mehring n'étaient pas moins de trois. Un d'entre eux appartenait au journal, Lichstrahlen. Parmi les autres membres de la délégation, deux députés tenaient pour Ledebour, deux autres n'avaient aucune position déterminée. Hoffmann, nous l'avons déjà dit, est de «l'extrême gauche», mais il appartient à la vieille génération, et la jeunesse de gauche recherche d'autres voies [1].

Kievskaya Mysl n° 296 — 25-10-1915


Note

[1] Ledebour, encore maintenant, est un des leaders du Parti «indépendant». Hoffmann, après la scission d'avec les «Indépendants», s'inscrivit au Parti communiste. Mais, ensuite avec Lévi, rompit avec le Parti et se tourna de nouveau vers les «Indépendants». 'Note Traducteur.'


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