1908 |
Texte publié en russe dans Proletary n°38 14 octobre 1908, puis réimprimé dans le Tome 6 de l'œuvre de Trotsky en russe. Traduction de Jean-Jacques Marie. |
Œuvres - octobre 1908
Les Balkans, l'Europe capitaliste et le Tsarisme
Utilisant le prétexte d'une grève dans les chemins de fer, le prince Ferdinand de Bulgarie s'est emparé de la ligne de la Roumélie orientale qui était la propriété de capitalistes autrichiens. Pour défendre leurs intérêts, le gouvernement de Vienne a immédiatement publié une protestation adaptée. Cette protestation était apparemment si bien rédigée que même l'Arbeiter Zeitung [1] de Vienne s'est senti obligé d'exprimer son indignation à l'égard des «calomniateurs» anglais et français qui prétendaient voir derrière l'acte du prince l'habileté d'un metteur en scène autrichien. Et pourtant ce sont les calomniateurs qui avaient raison. Non seulement la prise de contrôle de la ligne de chemin de fer turco-autrichienne mais également la protestation de l'Autriche formaient des éléments nécessaires d'une conspiration des gouvernements autrichiens et bulgares. Ce fait fut révélé en deux ou trois jours. Le 5 octobre 1908, la Bulgarie proclama son indépendance et deux jours plus tard l'Autriche-Hongrie annonçait l'annexion de la Bosnie et de l'Herzégovine. Ces deux actes constituaient des violations du Traité de Berlin bien qu'ils n'aient aucunement modifié la carte politique de l'Europe.
Les Etats qui forment aujourd'hui la péninsule balkanique furent fabriqués par la diplomatie européenne autour de la table de la Conférence de Berlin de 1879. C'est là que furent prises toutes les mesures pour transformer la diversité nationale des Balkans en une mêlée constante de petits Etats. Aucun d'entre eux ne devait se développer au-delà d'une certaine limite, chacun d'entre eux était séparément enserré dans des liens diplomatiques et dynastiques et opposés à tous les autres et pour finir, ils étaient tous impuissants face aux machinations et aux intrigues permanentes des grandes puissances d'Europe.
Des secteurs du territoire peuplé par les Bulgares furent détachés par la Turquie par cette conférence et transformés en une principauté vassale tandis que la Roumélie orientale dont la population était presque totalement bulgare, demeura rattachée à la Turquie. La révolte qui secoua ces territoires en 1885 modifia l'œuvre de découpage des diplomates de la Conférence de Berlin et contre la volonté du Tsar Alexandre II, la Roumélie orientale fut de fait détachée de la Turquie et devint la Bulgarie méridionale. La dépendance de la principauté «vassale» de Bulgarie à l'égard de la Turquie ne trouva aucune expression pratique. Le peuple bulgare gagna aussi peu à la disparition de cette prétention que le peuple turc qui perdit, mais l'agent autrichien, le prince Ferdinand de Cobourg, atteignit le sommet de sa carrière en cessant d'être un prince vassal pour devenir un monarque souverain.
L'annexion par l'Autriche des deux anciennes provinces turques et de l'Herzégovine ne modifièrent par réellement les frontières des deux Etats. Les cris perçants de la presse patriotique slavophile russe dénonçant la violence autrichienne à l'égard des Slaves ne peut altérer le fait que ces deux provinces furent remises à la monarchie des Habsbourgs il y a plus de trente ans par la Russie elle-même. Ce fut le paiement que l'Autriche reçut comme résultat de l'accord secret de 1876 avec le gouvernement d'Alexandre Il comme récompense de sa neutralité lors de la guerre russo-turque de 1877. La Conférence de Berlin de 1879 ne fit que confirmer le droit de l'Autriche d'occuper ces provinces pour une période indéfinie, et le gouvernement tsariste reçut de son côté en échange de ces deux provinces slaves arrachées à la Turquie par l'Autriche la Bessarabie moldave prise à la Roumanie. Dans le langage de voleur de la diplomatie, ce type d'arrangement sur le dos d'un tiers est ce qu'on appelle une compensation.
De toutes façons, nous pouvons nous consoler avec la pensée que si Krushevan, Purishkevich, Krupensky, et d'autres personnalités connues originaires de Bessarabie ne sont pas vraiment des russes au sens ethnographique du mot, ils forment malgré tout un «équivalent de caractère slave» puisque nous les avons reçus en échange des Serbes et des Croates de Bosnie.
La politique de l'Autriche dans les Balkans combine naturellement le pillage capitaliste, la stupidité bureaucratique et l'intrigue dynastique. Le gendarme, le financier, le missionnaire catholique et l'agent provocateur se partagent le travail. Et c'est leur œuvre commune que l'on baptise du nom de tâche culturelle.
Durant les trente années de son règne en Bosnie Herzégovine, l'Autriche bien qu'elle ait fondamentalement miné le caractère "barbare" de l'économie naturelle qui y dominait ne s'est pourtant pas sentie prête à entreprendre l'abolition des formes féodales maintenues dans des relations agraires. Le paysan bosniaque, aujourd'hui encore, paye un tiers de sa récolte au seigneur (le bey). Dans le même temps le pourcentage d'illettré est tombe de 95 à 84% mais le nombre d'émigrants a considérablement augmenté. Après que la révolution ait éclaté en Turquie, ce qui causa une grande fermentation politique chez les Bosniaques, le gouvernement de l'empereur François-Joseph demanda d'une part à son agent provocateur Nastic d'organiser la bruyante affaire des séparatistes serbes, et d'autre part, couronna ces trente années de travail civilisateur en étendant la souveraineté de l'empereur d'Autriche et roi apostolique de Hongrie aux provinces de Bosnie et d'Herzégovine. Il promit d'octroyer aux habitants un «auto-gouvernement« sous la forme d'une assemblée provinciale (Landtag), basée sur un suffrage censitaire. Les perquisitions et les arrestations multipliées devaient préparer les Bosniaques à recevoir ces privilèges constitutionnels.
Si la conspiration des Habsbourg et des Cobourg ne modifiait par les relations de fait existantes, elle violait toutefois les normes sacrées de la loi internationale. Le traité de Berlin constitue la base formelle de l'équilibre européen dans son ensemble. Mis à part les obligations «morales» cet équilibre est en apparence préservé par les armées, les forteresses et les vaisseaux de guerre et il est l'objet d'une attention constante des diplomates. Néanmoins, cela n'a pas empêché un participant du Congrès de Berlin à savoir l'Autriche de violer ce traité dès qu'une occasion favorable se présenta. La misérable incapacité du «Concert des nations européennes» à préserver un traité placé sous sa protection, est un démenti impitoyable apporté aux illusions sur la possibilité de réaliser «la paix de Dieu» par le moyen de l'arbitrage entre les Etats capitalistes (Jaurès !). Les cours d'arbitrage, les Congrès, les Conférences et leurs verdicts, n'ont pas plus de pouvoir coercitifs que les traités internationaux.
La proclamation de l'indépendance de la Bulgarie et l'annexion de la Bosnie sont des conséquences immédiates de la révolution turque non parce qu'elle a affaibli la Turquie mais au contraire parce qu'elle l'a renforcée. La pré-condition historique du traité de Berlin était la désintégration de la vieille Turquie un processus que l'Europe a accéléré tout en le maintenant dans certaines limites. La révolution n'a pas encore fait revivre le pays mais elle a crée les conditions d'une telle renaissance. La Bulgarie et l'Autriche furent confrontées au danger réel ou apparent que la Turquie puisse un moment vouloir et être capable de transformer la fiction en réalité. Cela explique la hâte empreinte de panique avec laquelle Ferdinand se saisit de la couronne tandis que l'empereur François Joseph agrandissait le domaine soumis à sa couronne. Le monarque autrichien révéla toutefois de manière ouverte sa crainte d'une Turquie se redressant : tout en annexant la Bosnie, il retira "volontairement" sa garnison du district de Novibazar. Cette mesure extrêmement importante a été délibérément camouflée de part et d'autre par les pro-autrichiens afin de masquer la retraite couarde de la monarchie des Habsbourg mais aussi par des panslavistes afin de ne pas affaiblir l'impression faite par le "crime" de l'annexion de la Bosnie.
Un simple coup d'œil à la carte des Balkans suffit à montrer l'importance de la région de Novibazar cette étroite bande de territoire appartenant à la Turquie mais peuplée par des Serbes et occupée par des troupes autrichiennes comme résultat du traité de Berlin. Elle est, d'une part, un coin enfoncé entre deux parties de "l'ancienne Serbie" à savoir la Serbie proprement dite et le Monténégro et d'autre part un pont entre l'Autriche et la Macédoine. Une ligne de chemin de fer le traversant (pour laquelle d'ailleurs l'Autriche avait obtenu une concession dans les derniers jours de l'existence du vieux régime en Turquie) relirait la ligne austro-bosniaque à la ligne turco-macédonienne. L'importance économique directe du segment de Novibazar était insignifiante et les impérialistes autrichiens ne le cachèrent pas. Par contre elle ouvrait une route stratégique propice à une percée autrichienne dans les Balkans et ce projet s'inscrivait dans la perspective d'un démembrement imminent de la Turquie. Quand cet espoir s'effondra l'Autriche se hâta de retirer la main qu'elle avait avec avidité et lâcheté tendu vers ce chaudron bouillant qu'est la Macédoine.
Ainsi la Turquie n'a rien perdu, au contraire elle a récupéré une province dont le sort paraissait pour le moins douteux. Si elle réagit avec une protestation si vigoureuse, c'est qu'après la longue série de discours apaisants de bienvenue adressés au nouveau régime, elle voyait à nouveau sans masque l'avide mâchoire de l'impérialisme européen. L'ascension de Ferdinand à la position de souverain ne constituait-elle pas un premier pas qui serait suivi par une tentative de s'emparer de la Macédoine ? L'évacuation du «Sanjak» de Novibazar, une invitation à la Serbie et au Monténégro de s'emparer de cette province et de devenir en s'impliquant dans une guerre avec la Turquie une protection pour les arrières de l'Autriche ? La Russie n'était-elle pas derrière la Bulgarie et l'Allemagne derrière l'Autriche que les capitalistes et les cercles dirigeants d'Allemagne aient vu la renaissance turque sans beaucoup de sympathie est facilement compréhensible.
Dans les dernières années précédant la révolution le capital allemand allait d'un triomphe à l'autre en Turquie. Une concession pour l'achèvement du chemin de fer en Anatolie dans une région où semble se trouver de riches gisements pétrolifères avait été obtenu du gouvernement Abdoul Hamid. Des lignes maritimes, des succursales bancaires, un monopole sur la fourniture d'armement, des concessions ferroviaires, des commandes de toutes sortes allant de paire avec une richesse naturelle en expansion et une force de travail à bas prix le capitalisme allemand pouvait envisager des perspectives dorées. La révolution mina l'influence politique de la monarchie des Hohenzollern à Constantinople créa la possibilité du développement d'une industrie "nationale" turque et mit en question l'acquisition, par les moyens de la corruption et des intrigues capitalistes, des concessions obtenues pour les affaires allemandes. Le gouvernement de Berlin décida de se retirer temporairement et d'attendre et voir. La consolidation de la position des «jeunes Turcs» rendit encore plus nécessaire la recherche d'un rapprochement avec eux. Ce qui n'empêche toutefois que l'Allemagne capitaliste est prête à se féliciter sincèrement de la chute de la Turquie constitutionnelle avec autant d'ardeur qu'elle a mis jusqu'à maintenant pour saluer hypocritement sa victoire.
De son côté la Grande Bretagne manifeste ses sentiments d'amitié à l'égard du nouveau régime avec d'autant plus de chaleur que celui-ci a affaibli la position de l'Allemagne dans les Balkans. Dans le contexte de la lutte constante entre ces deux plus grandes puissances d'Europe, les «jeunes Turcs» ont naturellement recherché un soutien et des "amis" sur la Tamise. Mais le point sensible des relations anglo-turques c'est l'Egypte. Il ne saurait être question, bien évidemment, d'une évacuation volontaire de ce pays par l'Angleterre : elle est trop concernée par la domination du canal de Suez pour l'accepter. L'Angleterre soutiendra-t-elle la Turquie dans le cas de difficultés militaires ? Ou poignardera-t-elle la Turquie dans le dos en annexant purement et simplement l'Egypte ? L'un et l'autre sont possible selon les circonstances. en tous cas, ce n'est pas l'affection sentimentale pour la Turquie libérale mais les froids et cyniques calculs impérialistes qui guident les actes du gouvernement britannique.
La Turquie comme cela a déjà été dit avait toutes les raisons de craindre que la remise en cause de ses droits fictifs par la Bulgarie et par l'Autriche puissent être suivis par des coups portés à ses propres intérêts. Néanmoins, elle n'a pas pris le risque de tirer l'épée mais s'en est tenue à en appeler aux puissances présentes au Congrès de Berlin. Il ne fait aucun doute qu'une guerre populaire lancée à l'initiative des «jeunes Turcs» rendrait leur pouvoir indestructible tant il est étroitement lié au rôle joué par l'armée. Mais cela à une condition, que la guerre soit victorieuse.
Et précisément, il n'y avait pas d'espoir de victoire. Le vieux régime avait légué au nouveau une armée désorganisée au dernier degré : une artillerie sans canon, une cavalerie sans chevaux et une infanterie sans fusil moderne en quantité suffisante et une marine encore moins apte à la guerre que celle de Russie. Même si la Grande-Bretagne accordait un prêt considérable, il n'était pas question d'entrer en guerre contre l'Autriche dans ces conditions. Il restait la question d'une guerre éventuelle avec la Bulgarie. Dans ce dernier cas, la Turquie pouvait espérer la victoire en opposant la quantité à la qualité. Mais quel aurait été le résultat d'une telle victoire ? Le rétablissement du statut formel de «vassal» de la Bulgarie. Un tel gain ne mérite pas une guerre. La récupération de la Roumélie orientale ? Cela ne renforcerait pas la Turquie mais les tendances centrifuges, déjà fortes, que le nouveau régime a essayé de surmonter. Les éléments réactionnaires qui n'ont rien à perdre dans tous les cas ont déclenché une vive agitation en faveur de la guerre et, si l'on peut en juger par les dépêches parvenant de Constantinople, sont parvenus à affaiblir l'influence du ministère et du comité des «jeunes Turcs». Ce dernier a, d'une part, essayé de canaliser l'indignation populaire en la dirigeant vers un boycott des marchandises autrichiennes et a d'autre part, concentré les régiments les plus surs à Constantinople dispersant les plus douteux ailleurs. Le contrôle de l'armée demeure comme auparavant la force principale des «Jeunes Turcs».
Mais c'est précisément dans le caractère limité de cette base sociale que se trouve la source principale du danger pour le nouvel ordre. Le programme électoral du parti au pouvoir se limite exclusivement à des questions politiques et culturelles. C'est sur ce terrain que l'activité du gouvernement se développe. Sa première incursion dans le domaine social a été d'édicter des mesures draconiennes contre le grèves. Les dirigeants des "jeunes Turcs" niaient catégoriquement l'existence d'une question ouvrière en Turquie et voient dans cela sa supériorité à l'égard de la Russie. L'industrie turque dont l'expansion a été systématiquement et délibérément freinée par l'ancien régime est encore dans un état embryonnaire. Le prolétariat de Constantinople est formé par les travailleurs des tramways, des fabriques de tabac, par des dockers et des ouvriers imprimeurs. La faiblesse du prolétariat l'empêche d'exercer pour l'heure une pression sérieuse sur le parti gouvernant.
Une influence incomparablement plus grande sur le courant des événements en Turquie peut venir de la paysannerie. Soumise à un semi-servage, enserré dans les rets de l'usure, la paysannerie dont un cinquième est sans terre requiert des mesures agraires fondamentales de la part de l'Etat. Cependant, seuls le parti arménien "Dashnaktsutiun" et le groupe bulgaro-macédonien conduit par Sandansky mettent en avant un programme agraire plus ou moins radical. Pour ce qui est des "jeunes Turcs" ils ignorent la question paysanne tout comme la question ouvrière. Il est hautement improbable que la paysannerie turque sera capable d'exprimer ses besoins sociaux dan le cadre d'élections parlementaires. Mais sa volonté pourra-t-elle se faire sentir d'une manière plus efficace par le truchement de l'armée. Les événements de la révolution ont du considérablement développer la conscience non seulement des officiers mais aussi des soldats. Il n'y a rien d'improbable dans la perspective que, de même que les intérêts de la «nation» bourgeoise se sont exprimés dans le corps des officiers, les besoins des paysans puissent se manifester au travers de la masse des soldats. Dans de telles conditions, il pourrait être fatal pour la Turquie parlementaire qu'un parti qui s'appuie sur la hiérarchie militaire ignore la question paysanne.
De toutes façons, la Turquie a besoin aujourd'hui de la paix. En s'engageant dans des négociations directes avec l'Autriche et la Bulgarie, la Turquie a manifesté son intention de reconnaître les faits accomplis à la condition que ces Etats prennent sur eux la charge d'une fraction correspondante de la dette d'Etat. Cela serait sans aucun doute la meilleure issue pour la Turquie qui, dans les circonstances actuelles, ne peut annuler la lourde dette accumulée par le vieux régime. Dès que la question en discussion sera ramenée à celle du volume d'une somme d'argent, le succès des négociations est probable.
Mais au moment même où j'écris ces lignes, les négociations se sont rompues. Il n'est pas clair si cela est temporaire ou définitif. Ce qui toutefois est parfaitement clair, c'est que la diplomatie britannique et encore plus la diplomatie russe font tout ce qu'elles peuvent pour empêcher un accord bilatéral entre la Turquie et l'Autriche. La tâche qu'elles se sont fixée est de convoquer un congrès international pour réviser le traité de Berlin et cela bien évidemment ne procède pas d'un respect platonique de la loi internationale.
L'ennemi le plus perfide de la nouvelle Turquie est indiscutablement la Russie tsariste. Alors que le Japon a rejeté la Russie des rivages du Pacifique, c'est des Balkans qu'une Turquie forte risque de l'écarter. La Turquie, consolidée sur la base de principes démocratiques, deviendrait un centre d'attraction politique pour le Caucase et pas seulement pour les Musulmans. Liée à la Perse par le truchement de la religion, une telle Turquie pourrait aussi évincer la Russie de ce pays et devenir une menace sérieuse pour les possessions russes en Asie centrale.
Aussi, Saint-Pétersbourg est prêt à frapper la nouvelle Turquie par tous les moyens possibles. Le demi-consentement à l'annexion de la Bosnie et de l'Herzégovine donné par Izvolsky (ministre des Affaires étrangères de Russie) à Aehrenthal (ministre des Affaires étrangères d'Autriche) était incontestablement produit par la prise en compte des avantages que la Russie pouvait retirer du désordre dans les Balkans. Une conclusion pacifique des récents conflits entraînerait un rapprochement entre la Bulgarie et l'Autriche et le renforcement de la Turquie. En d'autres termes, elle signifierait la fin de l'influence politique de la Russie dans les Balkans.
Pour empêcher un accord bilatéral entre les parties directement intéressées, pour mettre en jeu tous les appétits, tous les désirs des puissances européennes, les faire se quereller entre elles pour pouvoir s'emparer d'un morceau de la peau de l'ours : telle est la tâche immédiate de la diplomatie russe.
J'ai déjà eu l'occasion d'écrire dans ces pages que, dans sa phase actuelle, la diplomatie tsariste manque totalement d'une «idée» unifiante et peut être définie comme un opportunisme parasitaire ; elle se nourrit principalement du conflit entre l'Allemagne et l'Angleterre et elle est parasitaire y compris en relation avec la politique impérialiste des gouvernements capitalistes. Elle combine l'alliance avec la France à "l'amitié" à l'égard de l'Allemagne, des accords secrets avec Aehrenthal avec des rencontres officielles avec Pichon (ministre français).
Exploiter chaque fissure de la politique internationale sans se faire prendre la queue dans aucune : telle est la mission à laquelle la diplomatie russe est condamnée du fait de sa faiblesse politique. Mais pour que cette tactique puisse même apparaître comme ayant une chance de succès, encore faut-il une indépendance financière ne serait-ce que temporaire à l'égard de gouvernements qui détiennent les meilleures cartes.
Or, les événements des Balkans ont éclaté en pleine période de négociations d'un emprunt russe d'un demi-milliard. Les préconditions économiques et politiques à l'octroi de ce nouveau prêt sont extrêmement défavorables. La récolte de l'année se situe en dessous de la moyenne et elle est très faible dans plusieurs provinces. La balance commerciale indique pour les premiers mois de l'année une nette détermination. Les exportations ont fortement chuté, même en comparaison des années de guerre avec le Japon et de «troubles». Il n'y a également aucun doute quant au fait que le marché boursier européen a à sa façon tenu compte de l'agitation étudiante qu'il a appris à considérer comme un symptôme alarmant. Les négociations au sujet du prêt, menées avec le concours actif de banquiers russes, se traînent indéfiniment.
La Bourse de Moscou explique sa profonde dépression par l'absence complète d'informations quant à la date, au lieu et aux conditions d'obtention du prêt discuté. Pour que la Russie ait les mains libres dans les Balkans, il lui faut avant tout des liquidités. C'est là le «talon d'Achille» de la diplomatie tsariste. La Grande-Bretagne, qui coordonne sa politique étrangère avec la France essaie d'utiliser la Russie contre l'Allemagne et l'Autriche, mais elle n'a aucune raison de renforcer le tsarisme dans les Balkans à ses propres dépens.
Il est donc peu probable qu'elle consente à accorder un prêt substantiel avant la Conférence où d'une manière plus générale avant que les complications dans le Nord aient été complètement réglées. Elle pourrait toutefois le faire si, auparavant, elle avait totalement ligoté la diplomatie tsariste, s'assurant que l'influence de celle-ci jouerait en faveur de la Grande-Bretagne.
C'est ce qui se trouve derrière l'humour involontaire mais pertinent de la presse financière britannique lorsqu'elle appelle la Russie à manifester le plus grand "désintéressement" dans les Balkans. Pris dans les contradictions de sa situation, Izvolsky erre à travers l'Europe, passant d'un gouvernement à l'autre et apparemment dans l'espoir de voir croître son influence proportionnellement au volume de ses frais de voyage. Et, où qu'il aille, le ministre russe entend derrière lui le chœur patriotique de la presse russe où les rauques aboiements de la Novoye Vremya [2] s'accordent aux cris de désir du Rech de Millioukov. «L'Autriche a honteusement crucifié les peuples slaves», braillent les Cadets, les Octobristes et les gens de la Novoye Vremya, «en conséquence, nous réclamons une compensation, la plus pure et la plus désintéressée, des compensations». L'hystérie de ces patriotes, chacun voulant crier plus fort que l'autre, a atteint son maximum ces dernières semaines. Tout est mélangé dans un tas écœurant d'où s'échappent des fragments de programmes politiques, de panslavisme, de rhétorique. «Compensation et la plus désintéressée qui soit». Où ? De quelle nature ? Personne ne peut répondre. L'impuissance et la confusion ne font qu'augmenter leur irritation.
Novoye Vremva échafaude de nouveaux plans et met en avant de nouvelles combinaisons tous les jours. Après avoir montré les dents aux Turcs, on passe soudain à des manifestations d'amitié. «En fait, Moscovites et Ottomans sont plus prêts les uns des autres que de n'importe qui d'autres.» La même instabilité fiévreuse marque la presse «octobriste». Dans les dernières semaines, c'est avec une détermination croissante qu'elle a affirmé son soutien à un rapprochement anglo-russe à l'égard duquel elle manifestait jusqu'alors une froide réserve. Saluant la formation de Chambres de commerce anglo-russe à Saint-Pétersbourg et à Londres, le journal Golos Moskva [3] plaçait cette nouvelle combinaison internationale sous la protection de la «classe qui peut être plus que quiconque aide au rapprochement des peuples». Mais après que la presse britannique eut publié à l'intention d'Izvolsky un sermon sur les dangers de l'avidité, l'organe semi-officiel de l'Octobrisme se déchaîna contre la Grande-Bretagne qui avait une fois de plus fait montre de sa «perfidie habituelle». Pire que tout cependant fut l'attitude de la presse libérale qui chercha à donner à son impérialisme pseudo-oppositionnel une justification de principe «panslaviste».
Durant ces vacances, Millioukov inspecte la Péninsule balkanique et parvient à la conclusion que tout s'y passait à merveille. Avec une audace caractéristique, il signale de Belgrade qu'un rapprochement entre la Serbie et la Bulgarie était déjà bien avancé et porterait prochainement ses fruits. Le néo-panslavisme allait cependant passer pour une expérience désagréable quelques semaines plus tard. Que diable arriva-t-il ? Que les Bulgares arrivèrent à s'entendre avec "l'ennemi juré des Slaves", l'Autriche, et qu'ils l'aidèrent à annexer leurs provinces, peuplées par des Serbes.
Bénéficiant de l'appui constant des Cadets, Izvolsky incarnant le prétendu «cours nouveau», donna son consentement secret à la «crucifixion des Slaves». Les Polonais, les Ruthènes et les Tchèques de l'empire autrichien, au travers de leurs organisations nationalistes, exprimèrent dans les délégations austro-hongroises leur pleine solidarité avec l'annexion effectuée par la monarchie habsbourgeoise. Ainsi, deux jours seulement après le Congrès «de tous les Slaves» tenu à Prague, l'histoire, une fois de plus, montra que la solidarité de tous les Slaves n'est qu'une affirmation hypocrite et que ni les intérêts nationaux-dynastiques, ni les intérêts bourgeois-impérialistes ne se guident selon un manuel ethnographique.
Les Cadets ont perdu les derniers restes de leur couverture idéologique et avec eux leurs ultimes vestiges de honte. Rech se plaint sur un ton excité que le gouvernement rend difficile la tenue par le peuple de meetings pour protester contre l'annexion de la Bosnie et pour soutenir Izvolsky. Se précipitant avec un zèle servile, l'organe semi-officiel des Cadets se demande anxieusement si Izvolsky «n'a pas cédé beaucoup aux Turcs» (Rech du 1er octobre). Voilà la logique de la soumission de l'opposition. Ayant commencé par protester parce que l'Autriche a annexé deux provinces arrachées à la Turquie, ils terminent en appelant à faire pression... sur la Turquie.
Qu'entend-on ici par «cédé beaucoup» ? Il y a deux ans, ces
messieurs s'étaient rendus à Paris pour chercher le soutien des radicaux français
contre le tsarisme. Et maintenant, ils en appellent au gouvernement tsariste contre la
Turquie qui lutte pour revivre. Les pertes qu'a subies la Turquie leur est un prétexte
pour demander une compensation pour la Russie aux dépens de la Turquie.
C'est ainsi que la presse bourgeoise prépare les conditions d'une Conférence
internationale où la diplomatie tsariste doit apparaître, selon les termes employés par
la Novoye Vremya comme «le protecteur des Slaves et le défenseur des
droits bafoués».
La diplomatie russe vise à assurer la liberté pour sa marine d'entrer en Méditerranée à partir de la Mer noire dans les eaux de laquelle elle a été confinée pendant plus d'un demi-siècle.
Le Bosphore et les Dardanelles, les deux passages vers la mer sont tenus par l'artillerie turque, la Turquie étant la gardienne des détroits en vertu du "mandat" européen. Si les vaisseaux de guerre russes ne peuvent quitter la Mer noire, les vaisseaux des autres Etats ne peuvent y entrer. La diplomatie tsariste veut que la grille soit déverrouillée mais seulement pour sa propre flotte.
La Grande-Bretagne ne peut guère accepter cette prétention. La démilitarisation des détroits serait acceptable par elle si elle pouvait envoyer sa flotte dans la Mer de Marmara et la Mer noire. Dans ce cas, la Russie avec ses forces navales insignifiantes serait la perdante. La Turquie quant à elle perdrait dans les deux cas. Sa propre flotte est dérisoire et l'Etat qui pourrait conduire ses vaisseaux jusqu'aux murs de Constantinople en serait le maître.
Novoye Vremya s'élève contre l'Angleterre parce que celle-ci refuse au gouvernement tsariste un droit qui, étant donné la faiblesse de la flotte de la Mer noire, aurait un «caractère purement théorique» et, en même temps, insiste auprès du gouverneur du Sultan pour qu'il ouvre les détroits à la Russie, promettant en échange de défendre l'autorité de la Turquie sur les détroits contre tout empiètement des autres puissances. S'élevant au nom du Traité de Berlin, contre un accord bilatéral entre la Turquie et l'Autriche, la Russie elle-même voudrait violer le mandat européen par un accord bilatéral avec la Turquie. Si la Russie obtenait satisfaction, cela signifierait un danger non seulement pour un développement pacifique de la Turquie mais aussi pour la paix en Europe dans son ensemble.
Tandis qu'en Europe, Izvolsky attache les noeuds des intrigues diplomatiques, le colonel Lyakhov en Asie tient, sa place dans la même activité d'ensemble en tranchant les nœuds diplomatiques par le glaive. Derrière le bruit des événements balkaniques et les braillements patriotiques de la «presse nationale», le tsarisme se prépare une nouvelle fois à piétiner la Perse révolutionnaire sous la botte cosaque. Et cela se fait non seulement avec le consentement «moral» de l'Europe mais avec la complicité active de la «libérale» Angleterre.
La victoire de Tabriz, la plus importante cité de Perse, remportée contre l'armée du Shah, menaçait de désorganiser complètement les plans des diplomates de Pétersbourg et de Londres. Cette victoire décisive de la révolution n'ouvrant pas seulement la perspective d'une renaissance économique et politique de la Perse mais la guerre civile prolongée, causait des dommages immédiats aux intérêts des capitalistes russes et britanniques.
Ayant dissous les Majlies (Parlement) au nom de l'ordre, Lyakhov ouvrit les portes à l'anarchie dans tout le pays. Alors qu'il apportait ses mitrailleuses et affûtait ses baïonnettes pour d'autres opérations militaires, Novoye Vremya prononçait la sentence condamnant la Perse : «Il ne faut pas oublier, disait ce journal, que toute la partie orientale de la Transcaucasie et d'Azerbaïdjan forme une seule unité ethnique... Les comités arméniens ne mènent pas leur activité dans notre pays mais aussi en Perse, visant à unifier le mouvement révolutionnaire et à provoquer un désastre général... Les demi-intellectuels tatares de Transcaucasie oubliant qu'ils sont des sujets russes manifestent une chaude sympathie pour les troubles de Tabriz. Ils y envoient des volontaires : la suite de Sattor Khan est formée de jeunes démagogues tatares et arméniens.»
C'est en vain que l'Anjoman de Tabriz (Conseil démocratiquement élu, rappelant par bien des aspects les Soviets de la Révolution russe de 1905) en appela aux «peuples civilisés et humains du monde», leur demandant de se souvenir des luttes menées «par leurs propres ancêtres héroïques» pour «les principes de justice et de droit». C'est en vain que des émigrés de Perse publièrent dans le Times une lettre enflammée demandant que l'Europe laisse la Perse tranquille et lui permette de régler ses propres affaires. En vain, la sentence avait été rendue, la Perse condamnée. Commentant les entretiens récents entre Izvolsky et Grey, ministre des Affaires étrangères de Grande-Bretagne, le Foreign Office de Londres soulignait démonstrativement l'entente entre les deux gouvernements, garantissant leur «collaboration harmonieuse» dans la résolution des problèmes d'Asie centrale.
Et dès le 24 octobre, six bataillons d'infanteries russes, secondés par la cavalerie et l'artillerie, franchirent la frontière perse pour occuper Tabriz la révolutionnaire. Les communications téléphoniques avec cette ville étant coupées depuis longtemps, les «peuples humains d'Europe» se sont vus épargner la nécessité de suivre jour par jour comment la racaille tsariste déchaînée mit en pratique «l'harmonieuse collaboration» de deux nations «chrétiennes» dans les ruines fumantes de Tabriz.
Par son puissant soulèvement à travers tout le pays et en particulier au Caucase, le prolétariat de l'Empire russe a entraîné la Perse dans la vie politique. Aujourd'hui, cependant, il n'a pas la force de stopper le poing sanglant brandi contre le peuple perse. Tout ce que peuvent faire les ouvriers socialistes de, Russie, c'est de stigmatiser sans merci non seulement l'œuvre du boucher tsariste mais aussi celle des partis bourgeois qui partagent la responsabilité de ce crime.
«Quittez Tabriz !» Ce mot d'ordre doit résonner dans chaque usine, dans chaque réunion ouvrière pour qu'il soit lancé à destination de tout le pays et du monde entier à la tribune de la Douma. «Hors des Balkans». Le tsarisme n'a aucun droit à Constantinople. La flotte de la Mer noire n'a rien à faire dans la Mer de Marmara ou en Méditerranée. De quelque manière que les peuples des Balkans résoudront le problème de leurs relations réciproques, ils le feront mieux et plus raisonnablement sans interférence du tsarisme avec son cortège de provocations sanglantes et d'intrigues prédatrices.
Que s'élève la voix du prolétariat socialiste de Russie et qu'elle se fasse entendre malgré l'atmosphère alourdie des poisons réactionnaires diffusés par la presse bourgeoise, exhalant le chauvinisme et la basse servilité.
Léon Trotsky Proletary n°38 14 octobre 1908
Notes
[1] «Le Journal de l'Ouvrier». Journal autrichien social-démocrate fondé par Victor Adler.
[2] «Les Temps Nouveaux»
[3] «La Parole de Moscou»