1940 |
"(...) Staline représente un phénomène absolument exceptionnel. Il n'est ni penseur ni écrivain, ni orateur. (...) Il prit possession du pouvoir, non grâce à des qualités personnelles, mais en se servant d'une machine impersonnelle. Et ce n'était pas lui qui avait créé la machine, mais la machine qui l'avait créé; avec sa puissance et son autorité, elle était le produit de la lutte, longue et héroïque, du Parti bolchevik (...). Lénine l'avait créée en une association constante avec les masses (...). Staline se borna à s'en emparer." |
Staline
V: Nouvelle montée
Pendant cinq ans environ (1906-1911), Stolypine fut maître du pays. Il épuisa les ressources de la réaction jusqu'au bout. Le « régime du 3 juin » trouva le moyen de faire banqueroute dans tous Ies domaines, avant tout dans celui de la question agraire, Stolypine fut obligé de passer des combinaisons politiques à la matraque policière. Et pour que la faillite du système fût bien claire, l'assassin de Stolypine sortit des rangs mêmes de sa police secrète.
En 1910, la reprise industrielle était indiscutable. Devant les partis révolutionnaires, la question se posait de savoir comment ce changement de conjoncture allait se refléter sur la situation politique du pays. La majorité des social-démocrates conservaient la position schématique selon laquelle la crise rendait les masses plus révolutionnaires et la montée industrielle les apaisait. La presse des deux fractions, bolchéviks aussi bien que menchéviks, avait donc tendance à diminuer ou à nier complètement la reprise qui avait déjà commencé. La Pravda de Vienne faisait exception et, avec toutes ses illusions conciliatrices, défendait l'idée entièrement juste que les conséquences politiques d'une reprise comme d'une crise ne sont nullement automatiques, mais sont chaque fois déterminées à nouveau par le déroulement antérieur de la lutte et toute la situation du pays. Ainsi, après une montée industrielle au cours de laquelle une lutte gréviste de grande envergure a pu se dérouler, un brusque déclin de la conjoncture peut, si d'autres conditions nécessaires sont remplies, provoquer une montée révolutionnaire directe. Au contraire, après une longue période de montée révolutionnaire qui s'est terminée par une défaite, une crise industrielle, divisant et affaiblissant le prolétariat, peut définitivement tuer son esprit militant. D'autre part, une montée industrielle qui survient après une longue période de réaction est capable de régénérer le mouvement ouvrier, surtout sur le plan de la lutte économique, après quoi une nouvelle crise peut remettre l'énergie des masses sur les rails de la politique.
La guerre russo-japonaise et les secousses de la révolution avaient empêché le capitalisme russe de prendre sa place dans la montée industrielle mondiale des années 1903-1907. Entre temps, des combats révolutionnaires ininterrompus, des défaites et des répressions avaient épuisé la force des masses. La crise industrielle mondiale qui éclata en 1907 fit durer en Russie la longue dépression trois ans de plus et, loin de pousser les ouvriers à la lutte, dispersa encore plus leurs rangs et les affaiblit. Sous les coups des lock-out, du chômage et de la misère, les masses épuisées perdirent tout courage. Telle était la base matérielle des « succès » de la réaction de Stolypine. Le prolétariat avait besoin de la fontaine de jouvence d'une nouvelle montée industrielle pour refaire ses forces, resserrer ses rangs, se sentir de nouveau un facteur indispensable de la production et plonger dans une nouvelle lutte.
Fin 1910, des démonstrations de rues, ce qu'on n'avait pas vu depuis longtemps, se produisirent à l'occasion de la mort du libéral Mouromtsev, l'ancien président de la première Douma, et de Léon Tolstoï. Le mouvement des étudiants entra dans une nouvelle phase. Superficiellement - et c'est ainsi que juge d'ordinaire l'idéalisme historique - il pouvait sembler que le foyer de la reprise politique était une mince couche d'intellectuels qui, par la force de leur exemple, commençaient à entraîner derrière eux les sommets de la classe ouvrière. En fait, la reprise n'allait pas de haut en bas, mais de bas en haut. Grâce à la montée industrielle, la classe ouvrière sortait peu à peu de sa torpeur. Pourtant, avant que les procès moléculaires dans les masses eussent pu s'exprimer ouvertement, ils venaient donner une certaine vigueur aux étudiants à travers les couches sociales intermédiaires. Grâce au fait que la jeunesse universitaire était bien plus prompte à se mettre en mouvement, la reprise se manifestait avant tout par des troubles parmi les étudiants. Pourtant, il était clair d'avance, pour l'observateur exercé, que les manifestations d'intellectuels n'étaient que le symptôme de procès bien plus profonds et importants dans le prolétariat.
En fait, la courbe du mouvement gréviste commence bientôt à monter. Certes, le nombre de grévistes s'élève, en 1911, à cent mille tout au plus (l'année précédente, il n'avait pas atteint la moitié) : la lenteur de la montée montre quelle torpeur il fallait vaincre. A la fin de l'année, les quartiers ouvriers avaient en tout cas un tout autre aspect qu'à son début. Après les bonnes récoltes de 1909 et 1910, qui donnèrent une impulsion à la montée industrielle, survint en 1911 une récolte désastreuse qui, sans arrêter la montée, voua vingt millions de paysans à la famine. La fermentation qui commença alors dans les villages mit de nouveau la question agraire à l'ordre du jour. La conférence bolchéviste de janvier 1912 avait pleinement raison de constater le « début d'une reprise politique ». Pourtant, un brusque changement ne se produisit qu'au printemps de 1912, après le fameux massacre des ouvriers de la Léna. Dans les profondeurs de la taïga, à 7000 verstes de Pétersbourg, à 2000 verstes du chemin de fer le plus proche, les parias de l'industrie de l'or, qui apportaient chaque année des millions de roubles de profit aux actionnaires anglais et russes, revendiquèrent la journée de huit heures, une augmentation de salaires et l'abolition des amendes. Les soldats appelés d'Irkoutsk tirèrent sur la foule sans armes. Cent cinquante tués, deux cent cinquante blessés; privés de tout secours médical, les blessés moururent par dizaines.
Lors du débat à la Douma sur les événements de la Léna, le ministre de l'Intérieur, Makarov, fonctionnaire stupide, ni pire ni meilleur que les autres, déclara, aux applaudissements des députés de droite : « Il en fut ainsi, il en sera ainsi ! » Ces paroles étonnamment impudentes provoquèrent une décharge électrique. Les nouvelles annonçant des résolutions et des grèves de protestation commencèrent à affluer par téléphone et télégraphe, d'abord des usines de Pétersbourg, puis de tous les coins du pays. La réponse aux événements de la Léna ne peut se comparer qu'à la vague d'indignation qui, sept ans plus tôt, avait saisi les masses ouvrières après le Dimanche sanglant. « Peut-être, jamais encore depuis, 1905, écrivait un journal libéral, les rues de la capitale n'ont-elles vu une telle agitation. »
Staline se trouvait en ces journées-là à Pétersbourg, entre deux déportations. « Les coups de feu de la Léna ont rompu la glace du silence, écrivait-il dans le journal Zviezda [L'Etoile], dont nous aurons encore l'occasion de parler, et le fleuve du mouvement populaire s'est mis en mouvement. Il en mouvement !... Tout ce qui était mauvais et funeste dans le régime contemporain, tout ce qui faisait souffrir la Russie martyre, tout cela s'est rassemblé dans un seul fait, dans les événements de la Léna. Voilà précisément pourquoi les coups de feu de la Léna ont donné le signal à des grèves et des manifestations. » Les grèves embrassèrent trois cent mille ouvriers environ. La grève du Premier Mai mobilisa quatre cent mille ouvriers. Selon des chiffres officiels, le total des grévistes en 1912 fut de sept cent vingt-cinq mille. Le nombre total d'ouvriers s'était accru de 20 % au moins dans les années de montée industrielle et le rôle économique du prolétariat, grâce à la concentration fébrile de la production, avait grandi bien davantage. Le réveil de la classe ouvrière se transmettait à toutes les autres couches du peuple. Le village affamé remuait pesamment. On observait des flambées de mécontentement dans l'armée et dans la flotte. « En Russie, la montée révolutionnaire, écrivait Lénine à Gorki en août 1912, est bien révolutionnaire. »
Le nouveau mouvement n'était pas la répétition de l'ancien, mais sa continuation. En 1905, la grève de janvier s'était accompagnée d'une pétition naïve au tsar. En 1912, les ouvriers lancent immédiatement le mot d'ordre de la république démocratique. Les idées, les traditions et les pratiques de 1905, enrichies par la dure expérience des années de réaction, donnent leurs fruits à cette nouvelle étape de la révolution. Dès le début, le rôle dirigeant appartient aux ouvriers. Dans les rangs de l'avant-garde prolétarienne, la direction appartient aux bolchéviks. Cela annonçait, au fond, le caractère de la future révolution, bien que les bolchéviks ne s'en rendissent pas encore clairement compte. Ayant revigoré le prolétariat et lui ayant assuré un rôle dans la vie économique et politique du pays, la montée industrielle donna une base plus forte à la perspective de la révolution permanente. Le nettoyage des écuries de l'ancien régime ne pouvait se faire qu'avec le balai de la dictature prolétarienne. La révolution démocratique ne pouvait vaincre qu'en se transformant en révolution socialiste et en se dépassant ainsi elle-même.
Telle continuait à être la position du « trotskysme ». Mais il avait son talon d'Achille : le conciliationnisme, lié à l'espoir d'une régénération révolutionnaire du menchévisme. La nouvelle montée, qui était « bien révolutionnaire », portait au conciliationnisme un coup irréparable. Le bolchévisme s'appuyait sur l'avant-garde révolutionnaire du prolétariat et lui apprenait à entraîner derrière elle les paysans pauvres. Le menchévisme s'appuyait sur la couche de l'aristocratie ouvrière et se tournait vers la bourgeoisie libérale. Dès que les masses entrèrent de nouveau dans l'arène de la lutte ouverte, il ne pouvait plus être question de « conciliation » entre ces deux fractions. Les conciliateurs devaient occuper de nouvelles positions : les révolutionnaires avec les bolchéviks, les opportunistes avec les menchéviks.
Cette fois-ci Koba reste plus de huit mois en déportation. De sa vie à Solvytchégodsk, des exilés avec qui il établit des rapports, des livres qu'il lut, des problèmes qui l'intéressaient, on ne sait presque rien. De deux lettres de lui qui datent de cette période-là, il est clair, pourtant, qu'il reçut des publications imprimées à l'étranger et eut la possibilité de suivre la vie du parti ou, pour mieux dire, celle de l'émigration, où la lutte entre les diverses fractions était entrée dans une phase aiguë. Plékhanov, avec un petit groupe de partisans, avait de nouveau rompu avec ses proches amis et pris la défense du parti illégal contre les liquidateurs : ce fut la dernière flambée de radicalisme chez cet homme remarquable, bientôt sur son déclin. Ainsi surgit le bloc inattendu paradoxal et éphémère de Lénine et Plékhanov. D'autre part, il s'était produit un rapprochement entre les liquidateurs (Martov, etc.), les vpériodistes (Bogdanov, Lounatcharsky) et les concililiateurs (Trotsky). Ce second bloc, totalement dépourvu de bases de principe, se forma d'une manière qui, jusqu'à un certain point, fut inattendue pour les participants eux-mêmes. Les conciliateurs essayaient toujours de « concilier » bolchéviks et menchéviks mais, comme le bolchévisme, en la personne de Lénine, rejetait impitoyablement l'idée même de tout accord avec les liquidateurs, les conciliateurs passèrent naturellement à la position d'une alliance d'une semi-alliance avec les menchéviks et les vpériodistes. Le ciment de ce bloc épisodique, comme l'écrivait Lénine à Gorky, était la « haine du centre bolchéviste à cause de sa lutte impitoyable pour ses idées ». La question des deux blocs était à ce moment-là le sujet de vifs débats dans les rangs clairsemés du parti.
Le 31 décembre 1910, Staline écrit dans une lettre envoyée à l'étranger, à Paris : « Camarade Simon ! Hier j'ai reçu votre lettre par des camarades. Avant tout, chaleureux salut à Lénine, Kaménev et autres. » Cette introduction n'est plus réimprimée à cause du nom de Kaménev. Puis vient une estimation de la situation dans le parti. « A mon avis, la ligne du bloc, (Lénine-Plékhanov) est la seule normale... La main de Lénine est apparente dans le plan du bloc, c'est un moujik rusé et il sait où les écrevisses. se cachent. Mais cela ne signifie pas encore que tout bloc soit bon. Le bloc trotskiste (il dirait la "synthèse"), c'est une absence pourrie de principes... Le bloc Lénine-Plékhanov est vivant parce qu'il est solidement bâti sur des principes, basé sur l'unité des conceptions dans la question des moyens de régénérer le parti. Mais précisément parce que c'est un bloc, et non une fusion, les bolchéviks doivent avoir leur propre fraction. » Tout cela correspondait aux points de vue de Lénine, car c'était au fond une simple paraphrase de ses articles et servait seulement à montrer une prétendue fidélité aux principes. Après avoir proclamé plus loin, comme en passant, que le « principal », ce n'est pas l'émigration, mais le travail pratique en Russie, Staline se hâte maintenant d'expliquer que le travail pratique signifie l'« application des principes ». Après avoir renforcé sa position en répétant le mot de « principe », Koba en vient au fond de l'affaire. « ... Selon moi, écrit-il, notre première tâche, celle qui ne souffre pas de retard, c'est d'organiser un groupe central (russe) qui coordonne le travail illégal, semi-légal et légal... Un tel groupe est aussi nécessaire que l'air, que le pain. » Il n'y avait rien de neuf dans le plan lui-même. Lénine avait fait plus d'une tentative de reconstruire le noyau russe du Comité central depuis le congrès de Londres, mais la décomposition du parti les avait jusqu'alors vouées à l'échec. Koba propose de convoquer une conférence des militants du parti. « Il se peut très bien que cette conférence trouve les gens qu'il faut pour le groupe central mentionné plus haut. » Après avoir révélé son désir de faire passer le centre de gravité du parti de l'étranger en Russie, Koba se hâte encore une fois d'apaiser des craintes possibles de Lénine. Il faut agir fermement et impitoyablement, sans craindre les reproches des liquidateurs, des trotskistes, des vpériodistes... » Avec une modestie calculée, il parle du groupe central qu'il envisage : « Appelez-le comme vous voulez, "section russe du Comité central" ou "groupe auxiliaire auprès du Comité central" c'est indifférent. » La fausse indifférence servait à couvrir l'ambition personnelle de Koba. « Maintenant, parlons de moi. Il me reste six mois à tirer. Après quoi, je suis prêt à servir. Si le besoin de militants est aigu, je peux disparaître immédiatement. » Le but de la lettre est clair : Koba pose sa candidature. Il veut être, enfin, membre du Comité central. L'ambition de Koba, nullement répréhensible en soi, bien entendu, jette une lumière inattendue sur une autre de ses lettres, adressée à des bolchéviks de Moscou. « C'est le Caucasien Sosso qui vous écrit, ainsi commence la lettre, vous vous souvenez de 1904 à Tiflis et à Bakou. Avant tout, mon chaleureux salut à Olga, à vous, à Guermanov. I.M. Golybev, avec qui je passe mes journées de déportation, m'a parlé de vous tous. Guerrnanov me connaît comme K.b.a (il comprendra). » Il est curieux qu'à ce moment-là, en 1911, Koba soit forcé de se rappeler au souvenir de vieux membres du parti à l'aide d'indications fortuites et indirectes : il est encore peu connu ou menacé d'être oublié. « Je finis [mon terme] en juillet, continue-t-il, Ilitch et Compagnie me demandent de venir à l'un des deux centres sans attendre la fin de mon terme. Je voudrais bien le terminer (une personne légale a plus de liberté)... Mais, si le besoin est grand (j'attends leur réponse), alors, évidemment, je disparaîtrai... Ici, on suffoque de ne rien faire, j'étouffe littéralement. »
Du point de vue de la prudence élémentaire, cette partie de la lettre semble étonnante. Un déporté, dont les lettres risquent toujours de tomber dans les mains de la police, sans aucune nécessité pratique apparente, parle à des membres du parti qu'il connaît fort peu, de sa lettre conspirative avec Lénine, du fait que l'on veut le persuader de s'enfuir et que, s'il le faut, « il disparaîtra, évidemment ». Comme nous le verrons, la lettre tomba réellement dans les mains des gendarmes, qui établirent sans peine l'identité de l'expéditeur et de toutes les personnes mentionnées par lui. Une seule explication de cette imprudence s'impose : vanité impatiente ! Le « caucasien Sosso », que l'on n'avait peut-être pas assez remarqué en 1904, ne peut résister à la tentation de faire savoir aux bolchéviks de Moscou est maintenant mis par Lénine lui-même au nombre des militants centraux du parti.
Pourtant, la vanité ne joue qu'un rôle auxiliaire. La clef de cette lettre énigmatique se trouve dans la dernière partie. « Nous avons, évidemment, entendu parler de là "tempête dans un verre d'eau" à l'étranger : le bloc Lénine-Plékhanov, d'une part, et le bloc Trotsky-Martov-Bogdanov, de l'autre. L'attitude des ouvriers envers le premier bloc est, autant que je sache favorable. Mais les ouvriers commencent à regarder l'émigration en général avec dédain : "Qu'ils demandent la lune autant que le cur leur en dit; mais nous à qui les intérêts du mouvement sont chers, travaillons, et le reste s'arrangera ! - C'est selon moi, ce qu'il y a de mieux à faire. » Lignes étonnantes ! Staline considérait la lutte de Lénine contre le liquidationnisme et le conciliationnisme comme une « tempête dans un verre d'eau ». « Les ouvriers commencent à regarder l'émigration avec dédain » (y compris l'état-major bolchéviste) - et Staline est avec eux. « Nous, à qui les intérêts mouvement sont chers, travaillons, et le reste s'arrangera. » Les intérêts du mouvement semblent indépendants de la lutte théorique qui en élabore le programme.
Entre les deux documents, quelque peine qu'on ait à le croire, vingt-quatre jours tout au plus se sont écoulés ! Dans la lettre destinée à Lénine, les délimitations et regroupements qui se produisent à l'étranger semblent avoir une importance décisive pour l'activité pratique en Russie. Cette activité elle-même est modestement définie comme une « application » des « principes » élaborés dans l'émigration. Dans la lettre adressée aux praticiens russes, la lutte de l'émigration dans son ensemble n'est plus qu'un objet de raillerie. Si dans la première lettre, Lénine est traité de « moujjik rusé » qui sait « où les écrevisses se cachent » (ce proverbe russe ne signifie nullement, soit dit en passant, ce que Staline veut dire), dans la seconde lettre Lénine apparaît tout simplement comme un émigré maniaque qui demande la lune. « La logique des choses suit, par sa nature, des principes stricts. » Mais la lutte pour cette logique s'avère être une « tempête dans un verre d'eau ». Si les ouvriers de Russie commencent à regarder l'« émigration », y compris la lutte de Lénine pour les principes », avec dédain, « c'est, selon moi, ce qu'il y a de mieux à faire ». Staline flatte manifestement l'indifférence envers la théorie et le sentiment de fausse supériorité des praticiens myopes.
Un an et demi plus tard, quand, sous l'influence du renouveau qui commençait déjà à se faire sentir, la lutte devint encore plus vive dans l'émigration, le demi-bolchévik sentimental Gorki se plaignait dans une lettre à Lénine des « chamailleries » de l'émigration, la tempête dans le verre d'eau. « Quant aux chamailleries des social-démocrates, lui répondit Lénine avec rudesse, ceux qui aiment crier là-dessus, ce sont les bourgeois, les libéraux, les socialistes-révolutionnaires, ceux qui ont une attitude peu sérieuse dans les grandes questions, ceux qui suivent les autres, font de la diplomatie, se contentent d'éclectisme... » « L'affaire de ceux qui ont compris que les « chamailleries » ont des racines dans les idées..., insiste-t-il dans une lettre ultérieure, est d'aider les masses à découvrir ces racines et non pas de leur donner raison lorsqu'elles considèrent ces querelles comme l'affaire personnelle des généraux. » « Actuellement en Russie, insiste Gorki, il y a, parmi les ouvriers, beaucoup d'excellents jeunes gars, mais ils sont furieusement contre l'émigration... » Lénine répond : « C'est vrai, mais ce n'est pas la faute des "chefs". Il faut lier ce qui a été séparé, mais insulter les chefs, c'est bon marché, trivial et fort peu utile... » C'est comme si dans ses répliques tempérées à Gorki, Lénine polémiquait avec indignation contre Staline.
Une comparaison attentive des deux lettres, qui, à ce que pensait l'auteur, ne devaient jamais se rencontrer, est extrêmement précieuse pour comprendre le caractère et les procédés de Staline. Sa véritable attitude envers les « principes » s'exprime plus justement dans la seconde lettre : « Travaillons, et le reste s'arrangera. » Telles étaient au fond les conceptions de bien des conciliateurs qui ne voyaient pas très loin. Staline emploie des expressions grossièrement méprisantes envers l'« émigration », non seulement parce que la grossièreté est en général son propre, mais surtout parce qu'il compte sur la sympathie des « praticiens », de Guermanov en particulier. Il connaît bien leur état d'esprit par Goloubev, déporté récemment arrivé de Moscou. Le travail en Russie allait mal, l'organisation clandestine avait atteint le point le plus bas de son déclin et les praticiens étaient toujours prêts à décharger leur bile sur les émigrés, qui faisaient bien du bruit pour des vétilles.
Pour comprendre le dessein pratique qui se cache derrière la duplicité de Staline il faut se rappeler que Guermanov, qui, quelques mois plus tôt, avait proposé la candidature de Koba au Comité central, était étroitement lié à d'autres conciliateurs, influents dans les sommets du parti. Koba juge opportun de montrer à ce groupe sa solidarité avec lui. Mais il se rend trop clairement compte de la puissance de l'influence de Lénine et commence donc par une déclaration de fidélité aux « principes ». Dans la lettre envoyée à Paris, il s'adapte à l'intransigeance de Lénine, qu'il craignait, dans la lettre aux bolchéviks de Moscou, il les incite contre Lénine, qui « demande la lune » à tort et à travers. La première lettre est une grossière répétition des articles de Lénine contre les conciliateurs. La seconde répète les arguments des conciliateurs contre Lénine. Et tout cela à vingt-quatre jours de distance.
Certes, la lettre au « camarade Simon » contient une phrase prudente : l'émigration « n'est pas tout et n'est même pas le principal. Le principal, c'est l'organisation du travail en Russie ». D'autre part, dans la lettre aux bolchéviks de Moscou, il y a une remarque apparemment jetée par hasard : l'attitude des ouvriers envers le bloc Lénine-Plékhanov est, autant que je sache, favorable ». Mais ce qui dans une lettre est une correction secondaire devient dans l'autre le point de départ d'un développement des idées dans la direction opposée. D'imperceptibles réserves, presque des réserves mentales, ont apparemment pour objet d'adoucir la contradiction qui existe entre les deux lettres. En fait, elles ne font que trahir la mauvaise conscience de l'auteur.
La technique de l'intrigue, quelque primitive elle soit, est suffisante pour le but tracé. C'est à dessein que Koba n'écrit pas directement à Lénine, préférant adresser sa lettre à « Simon » : cela lui permet de parler de Lénine sur un ton d'admiration familière, sans le forcer à aller plus au fond de la question. Les véritables mobiles de Koba ne restèrent pas, il faut croire, un secret pour Lénine. Mais celui-ci traita l'affaire en homme politique. Un révolutionnaire professionnel qui, dans le passé, a fait preuve de volonté et de décision, voulait maintenant s'élever dans l'appareil du parti. Lénine en prit note. De son côté, Guermanov nota, lui aussi, que les conciliateurs auraient un allié en Koba. Le but était ainsi atteint, au moins pour le moment. Ensuite, on verrait. Koba avait assez de dons pour devenir un membre en vue du Comité central. Son ambition était pleinement légitime. Mais étonnantes sont les voies que le jeune révolutionnaire prend pour arriver au but : la duplicité, le mensonge et le cynisme intellectuel !
Dans l'activité clandestine, les lettres compromettantes étaient anéanties, les contacts personnels avec l'émigration étaient rares : Koba ne craignait pas que ses deux lettres pussent être comparées. Si ces deux documents humains inappréciables ont été préservés pour la postérité, le crédit en revient entièrement aux censeurs de la poste tsariste. Le 23 décembre 1925, lorsque le régime totalitaire était encore fort loin d'avoir atteint l'automatisme d'aujourd'hui, le journal de Tiflis Zaria Vostoka [L'Aube de l'Orient] publia, par imprudence, la lettre de Koba aux bolchéviks de Moscou, trouvée dans les archives tsaristes. Il n'est pas difficile de s'imaginer le lavage de tête que reçut la malheureuse rédaction ! Par la suite, la lettre ne fut jamais réimprimée et aucun des biographes officiels ne l'a jamais mentionnée.
Malgré le grand besoin de militants, Koba ne « disparut pas immédiatement », c'est-à-dire ne s'enfuit pas, mais attendit, cette fois-ci, l'expiration de sa peine. Les journaux apportaient les nouvelles de meetings d'étudiants et de manifestations de rues. Pas moins de dix mille personnes s'étaient rassemblées sur la Perspective Nevsky. Les ouvriers commençaient à se joindre aux étudiants. « N'est-ce pas le début d'un changement ? » demandait Lénine dans un article, quelques semaines avant de recevoir la lettre envoyée par Koba de son lieu de déportation. Dans les premiers mois de 1911, la reprise devient incontestable. Koba, qui avait déjà trois évasions à son crédit, attend maintenant tranquillement la fin de son terme. La période du nouvel éveil printanier le laisse pour ainsi dire indifférent. On peut penser qu'au souvenir de l'expérience de 1905, il craignait la nouvelle vague.
Tous les biographes, sans exception, parlent d'une nouvelle évasion de Koba. En fait, aucune évasion n'était nécessaire : sa déportation finit en juillet 1911. Le département de police de Moscou, mentionnant en passant lossif Djougachvili, le caractérise, cette fois-ci, comme quelqu'un qui « a terminé un terme de déportation administrative dans la ville de Solvychégodsk ». La conférence des membres bolchévistes du Comité central, qui s'était tenue entre temps à l'étranger, nomma une commission spéciale pour préparer la conférence du parti, commission composée, semble-t-il, de Koba et de quatre autres personnes. Sa déportation terminée, il se rend à Bakou et à Tiflis pour secouer les bolchéviks locaux et les inciter à participer à la conférence. Il n'y avait pas au Caucase d'organisations bien définies, il fallait, pour ainsi dire, repartir de zéro. Les bolchéviks de Tiflis approuvèrent un appel écrit par Koba sur la nécessité d'un parti révolutionnaire. « Malheureusement, outre les obstacles politiques, les provocateurs et autres canailles, les ouvriers avancés, dans notre propre cause du renforcement de notre parti social- démocrate, doivent se heurter à un nouvel obstacle dans nos rangs mêmes, à savoir, des gens qui ont une psychologie bourgeoise. » Il s'agissait des liquidateurs. L'appel se terminait par une de ces images familières à notre auteur : « Les sombres nuages sanglants de la noire réaction qui pèsent sur le pays commencent à se dissiper, commencent à faire place aux nuées orageuses du courroux et de la révolte populaires. Le fond noir de notre vie est traversé d'éclairs, et dans le lointain des lueurs s'allument, la tempête approche... » L'appel avait pour objet d'annoncer la formation du groupe de Tiflis et de permettre ainsi aux quelques bolchéviks locaux de participer à la conférence qui allait se tenir.
Koba quitta légalement la province de Vologda. Il est douteux qu'il soit allé légalement du Caucase à Pétersbourg : il était d'ordinaire interdit aux anciens déportés, pendant un certain temps, de vivre dans les centres du pays. Mais, avec ou sans permission, le provincial arrive finalement sur le sol de la capitale. Le parti vient à peine de sortir de sa torpeur. Les meilleures forces sont en prison, en déportation ou dans l'émigration. C'est précisément pourquoi on avait besoin de Koba à Pétersbourg. Sa première apparition dans l'arène de la capitale n'a pourtant qu'un caractère épisodique. Entre la fin de sa déportation et sa nouvelle arrestation, il se passe deux mois tout au plus, dont il faut retirer deux ou trois semaines pour le voyage au Caucase. Nous ne savons pas du tout comment Koba se familiarisa avec une situation jusqu'alors inconnue de lui ni comment il se mit au travail dans ce nouveau milieu.
Le seul témoignage sur cette période est une correspondance très courte envoyée par Koba à l'étranger, décrivant une réunion secrète de quarante social-démocrates du rayon de Vyborg. Selon cette correspondance, l'idée principale du rapport fait à la conférence par un liquidateur en vue était soutenue dans ces mots : « Il ne faut pas d'organisations qui ressemblent à un parti », car, pour l'activité dans l'arène publique, il suffit de « groupes d'initiative » qui s'occuperaient d'arranger des conférences publiques et des réunions légales sur des questions d'assurances sociales, de politique municipale, etc. Le plan des liquidateurs de s'adapter à la monarchie pseudo-constitutionnelle s'était heurté, selon les termes de la correspondance, à la résistance unanime des ouvriers, y compris les menchéviks. A la fin de la réunion, tous, sauf le rapporteur, votèrent pour un parti révolutionnaire illégal. Lénine, ou Zinoviev, ajouta à la lettre de Pétersbourg une note de la rédaction disant : « La correspondance du camarade mérite la plus grande attention de tous ceux à qui le parti est cher... Il est difficile d'imaginer une meilleure réfutation des conceptions et des espoirs de nos conciliateurs et pacificateurs. Le cas décrit par le camarade K. est-il exceptionnel ? Non, c'est un cas typique... » Pourtant, il est bien rare que « le parti reçoive des informations aussi précises, ce dont nous devons être reconnaissant au camarade K. ». Au sujet de cet épisode journalistique, l'Encyclopédie soviétique écrit : « Les lettres et articles de Staline expriment l'unité inébranlable dans la lutte et dans l'orientation politique qui existait entre Lénine et son génial compagnon d'armes. » Pour en arriver à cette appréciation, il fallut faire paraître, l'une après l'autre, plusieurs éditions de l'Encyclopédie, tout en exterminant pendant cette opération plus d'un de ceux qui les avaient rédigées.
Allilouïev raconte comment, approchant de lui dans les premiers jours de septembre, il remarqua des policiers à sa porte et trouva Staline et un autre bolchévik géorgien dans son logement. Quand Allilouïev mentionna les « mouchards », Staline lança une réplique pas très courtoise : « Que diable y-a-t-il ? Les camarades deviennent des petits-bourgeois apeurés et des philistins ! » Les policiers étaient, pourtant, bien réels : le 9 septembre, Koba fut arrêté et dès le 22 décembre, il arrivait à son lieu de déportation, cette fois-ci Vologda, capitale de la province du même nom, c'est-à-dire dans des conditions plus favorables qu'auparavant. Il est possible que la déportation ait été une simple punition pour séjour illégal à Pétersbourg.
Le centre bolchéviste à l'étranger continuait à envoyer en Russie des émissaires pour préparer la conférence. Les liaisons entre les groupes social-démocrates locaux s'établissaient lentement et étaient souvent rompues. La provocation sévissait, les arrestations faisaient des ravages. Pourtant, la sympathie que l'idée de la conférence avait rencontrée parmi les ouvriers avancés montra tout à coup, selon les termes d'Olminsky, que « les ouvriers n'avaient fait que tolérer les liquidateurs, mais qu'au fond ils étaient bien loin d'eux ». Les émissaires réussissaient, malgré des conditions extrêmement difficiles, à établir la liaison avec toute une série de groupes illégaux locaux. « C'était comme une bouffée d'air frais ». écrit le même Olminsky.
A la conférence, qui s'ouvrit le 5 janvier 1912 à Prague, assistaient quinze délégués envoyés par deux dizaines de groupes clandestins, la plupart très faibles. Des rapports des délégués sur les divers groupes locaux se dessina un tableau assez clair de la situation du parti : les rares organisations locales se composaient presque exclusivement de bolchéviks, avec un grand pourcentage de provocateurs, qui trahissaient le groupe dès qu'il levait la tête. La situation était particulièrement triste au Caucase. « Il a pas d'organisation à Tchiatouri », déclara Ordjonikidzé à propos du seul centre industriel de Géorgie. « A Batoum, aucune organisation non plus. » A Tiflis, « c'est le même tableau. Dans les dernières années, aucun tract, aucune activité illégale. » Malgré la faiblesse si manifeste des groupes locaux, la conférence sentit passer sur elle un nouveau souffle d'optimisme. Les masses se mettaient en mouvement, le parti sentait dans les voiles un vent propice.
Les décisions prises à Prague fixèrent pour longtemps la marche du parti. En premier lieu, la conférence jugea nécessaire de « créer des noyaux social-démocrates illégaux entourés d'un réseau aussi étendu que possible de sociétés ouvrières légales de sortes ». La mauvaise récolte, qui avait voué deux millions de paysans à la famine, confirma une fois de plus, selon les termes de la conférence, « l'impossibilité d'assurer à la Russie un développement bourgeois quelque peu normal tant que sa politique est dirigée... par la classe des propriétaires fonciers à mentalité féodale ». « La prise du pouvoir par le prolétariat, menant derrière lui la paysannerie, reste toujours la tâche de la révolution démocratique en Russie. » La conférence déclara que la fraction des liquidateurs se trouvait hors du parti et appela tous les social-démocrates, « sans distinction de tendances et de nuances », à mener la lutte contre le liquidationnisme pour le rétablissement du parti illégal. Ayant ainsi rendu complète la rupture avec les menchéviks, la conférence de Prague ouvrit l'ère de l'existence propre du parti bolchéviste, lequel avait désormais son propre Comité central.
La récente Histoire du parti, publiée sous la direction de Staline en 1938, dit : « Firent partie du nouveau Comité central : Lénine, Staline, Ordjonikidzé, Sverdlov, Golochtchékine, etc... Staline et Sverdlov furent élus au Comité central en leur absence, car ils se trouvaient en déportation. » Cependant, dans un recueil officiel de documents du parti (1926), nous lisons : « La conférence élut un nouveau Comité central, dont firent partie Lénine, Zinoviev, Ordjonikidzé, Spandarian, Victor (Ordynsky), Malinovsky et Golochtchékine. » L'Histoire ne met pas dans le Comité central, d'une part, Zinoviev, de l'autre, le provocateur Malinovsky par contre, elle y met Staline, qui n'était pas sur la vieille liste. L'explication de cette énigme peut faire la lumière aussi bien sur la situation de Staline dans le parti en ce temps-là que sur les méthodes actuelles de l'historiographie de Moscou. En fait, Staline ne fut pas élu à la conférence, mais entra dans le Comité central peu après la conférence, au moyen de ce qu'on appelait la cooptation. Cela est mentionné de manière tout à fait précise dans le recueil officiel plus haut : « Par la suite furent cooptés au Comité central les camarades Koba (Djougachvili-Staline) et Vladimir (Biélosfotsky, ancien ouvrier de l'usine Poutilov). » De même, selon des documents du département de police de Moscou, Djougachvili entra au Comité central après la conférence « en vertu du droit de cooptation qu'avaient les membres du Comité central ». Tous les manuels soviétiques sans exception, jusqu'à fin 1929, lorsque furent publiées des instructions de Staline qui bouleversèrent la science de l'histoire, donnent exactement la même information. Dans une publication consacrée en 1937 à la conférence, à l'occasion de son vingt-cinquième anniversaire nous lisons déjà : « Staline ne put prendre part aux travaux de la conférence de Prague, car il se trouvait alors en déportation à Solvytchégodsk. A ce moment-là, Lénine et le parti voyaient déjà en Staline un dirigeant important... C'est pourquoi, sur la proposition de Lénine, les délégués à la conférence élurent Staline au Comité central en son absence. »
La question de savoir si Koba fut élu à la conférence ou coopté par la suite au Comité central peut sembler secondaire. En réalité, il n'en est rien. Staline voulait entrer au Comité central. Lénine jugeait nécessaire de l'y faire entrer. Le choix, entre divers candidats possibles, était si restreint que quelques figures tout à fait secondaires firent partie du Comité central. Pourtant, Koba ne fut pas élu. Pourquoi ? Lénine n'était nullement un dictateur dans le parti. Et un parti révolutionnaire n'aurait pas souffert une telle dictature ! Après des entretiens préliminaires avec les délégués, Lénine jugea plus raisonnable, semble-t-il, de ne pas mettre en avant la candidature de Koba. « Quand en 1912 Lénine fit entrer Staline dans le Comité central du parti, écrit Dmitriesky, cet acte provoqua l'indignation. Ouvertement, nul ne s'y opposa. Mais l'indignation s'exprima dans les entretiens privés. » Les informations de cet ancien diplomate, qui en général ne méritent guère de confiance, présentent néanmoins un certain intérêt, en tant qu'écho des souvenirs et des potins échangés par la bureaucratie. Lénine, c'est certain, se heurta à une sérieuse opposition. Il ne restait qu'une voie : attendre que la conférence fût terminée et faire appel à l'étroit cercle dirigeant qui, soit s'en remettait à la recommandation de Lénine, soit partageait son appréciation du candidat. Ainsi Staline entra pour la première fois au Comité central par la petite porte.
L'histoire de l'organisation intérieure du Comité central a subi les mêmes métamorphoses. « Le Comité central... sur la proposition de Lénine, forma un bureau du Comité central avec le camarade Staline à sa tête pour diriger l'activité du parti en Russie. Dans ce bureau russe du Comité central, il y avait, outre Staline, Sverdlov, Spandarian, Ordjonikidzé, Kalinine. » Voilà ce que raconte Béria qui au moment où nous travaillons à ce présent chapitre vient d'être nommé chef de la police secrète de Staline : ses mérites « scientifiques » ne sont pas restés sans récompense. Pourtant, c'est en vain qu'on chercherait dans les documents des preuves à l'appui de cette version, que la récente Histoire répète. Il faut dire avant tout que nul n'était jamais placé « à la tête » des institutions du parti : une telle manière de conduire les élections n'existait pas du tout. Selon un vieux manuel officiel, le Comité central élut « un bureau composé de : Ordjonikidzé, Spandarian, Staline et Golochtchékine ». C'est la même liste que donnent les notes aux uvres complètes de Lénine. Dans les papiers du département de police de Moscou, les trois premiers, « Timoféï, Sergo et Koba », sont nommés, sous leur nom d'emprunt, comme étant membres du bureau russe du Comité central. Il n'est pas sans intérêt de noter que, sur toutes les vieilles listes, Staline se trouve invariablement à la dernière ou avant-dernière place, ce qui n'aurait pu être, évidemment, s'il avait été placé « à la tête ». Golochtchékine, éliminé à temps de l'appareil par l'une des dernières épurations, se trouva aussi enlevé du bureau de 1912; sa place fut prise par le fortuné Kalinine. L'histoire est devenue de l'argile docile entre les mains du potier.
Le 24 février, Ordjonikidzé annonce à Lénine qu'il a rendu visite à Ivanovitch (Staline) à Vologda : « Je me suis définitivement arrangé avec lui. Il est satisfait de l'issue de l'affaire. » Il s'agit des décisions de la conférence de Prague. Koba apprit qu'il avait enfin été coopté dans le « centre » qui venait de se créer. Dès le 28 février, il s'évade de déportation, avec son nouveau titre de membre du Comité central. Après un bref séjour à Bakou, il se rend à Pétersbourg. Il avait eu, deux mois plus tôt, trente-deux ans.
Le passage de Koba de l'arène provinciale à l'arène nationale coïncide avec le nouvel essor du mouvement ouvrier et le développement relativement large de la presse ouvrière. Sous la pression des forces souterraines, les autorités tsaristes avaient perdu leur assurance antérieure. La main du censeur avait faibli. Les possibilités légales s'étaient élargies. Le bolchévisme était apparu dans l'arène publique avec un hebdomadaire d'abord, puis un quotidien. Les possibilités d'influencer les ouvriers avaient grandi d'un seul coup. Le parti continuait à rester clandestin, mais les rédactions de ses journaux étaient en même temps les états-majors légaux de la révolution. Le nom de la Pravda de Pétersbourg donna sa teinte à toute une période du mouvement ouvrier, lorsque les bolchéviks étaient appelés pravdistes. Durant les deux ans et demi que le journal vécut, le gouvernement l'interdit huit fois, mais il reparut chaque fois sous quelque nom semblable. Dans les questions les plus épineuses, la Pravda était assez souvent contrainte de se borner à des allusions, et de se faire entendre à demi-mot. Mais les agitateurs et les appels clandestins disaient pour elle ce qu'elle ne pouvait dire ouvertement. Les ouvriers avancés avaient en outre appris à lire entre les lignes. Le tirage de quarante mille exemplaires peut sembler bien modeste à l'échelle de l'Europe occidentale ou de l'Amérique. Mais, avec l'acoustique politique vibrante de la Russie tsariste, le journal bolchéviste trouvait, par-delà ses abonnés et lecteurs immédiats, un écho parmi des centaines de milliers d'hommes. C'est ainsi que se groupa autour de la Pravda la jeune génération révolutionnaire, sous la direction des vétérans qui avaient tenu bon pendant les années de réaction. « La Pravda de 1912, c'est la pierre de base de la victoire du bolchévisme en 1917 », écrivit par la suite Staline, sans manquer de noter sa participation à cette activité.
Lénine, à qui la nouvelle de l'évasion de Staline n'était pas encore parvenue, se plaignait le 15 mars : « Rien d'Ivanovitch. Que se passe-t-il avec lui ? Où est-il ? Comment va-t-il ? ... » Les hommes étaient rares. Il n'y avait même pas les hommes qu'il fallait dans la capitale. Dans la même lettre, Lénine écrivait qu'à Pétersbourg on avait « diablement » besoin d'une personne légale, « car les choses vont mal là-bas. C'est une guerre enragée et difficile. Nous n'avons ni informations, ni direction, ni contrôle sur le journal. » La « guerre enragée et difficile », c'était celle que Lénine menait contre la rédaction de la Zviezda, qui ne voulait pas faire la guerre aux liquidateurs. « Battez-vous plus vigoureusement contre le Jivoïé Diélo [La Cause vivante, journal des liquidateurs], alors la victoire est assurée. Sinon, ça va mal. Ne craignez pas les polémiques... », insistait encore Lénine en mars 1912. Tel est le leitmotiv de toutes ses lettres de cette époque.
« Que se passe-t-il avec lui ? Où est-il ? Comment va-t-il ? » C'est ce que nous pourrions répéter après Lénine. Le véritable rôle de Staline, joué comme toujours dans les coulisses, n'est pas facile à déterminer : il faut une analyse attentive des faits et documents. Ses pleins pouvoirs, en tant que membre du Comité central de Pétersbourg, c'est-à-dire en tant qu'un des dirigeants officiels du parti, s'étendaient évidemment aussi à la presse légale. Pourtant, ce fait fut voué à un oubli complet jusqu'au moment où vinrent les instructions aux « historiens ». La mémoire collective a ses lois, lesquelles ne coïncident pas toujours avec les règlements du parti. La Zviezda avait été fondée en décembre 1910, quand s'étaient manifestés les premiers signes de reprise. « Lénine, Zinoviev et Kaménev, dit une notice officielle, participèrent de l'étranger de la façon la plus étroite à la préparation de la publication et au travail de rédaction. » Parmi les principaux collaborateurs en Russie, les éditeurs des uvres complètes de Lénine nomment onze personnes, oubliant d'inclure parmi elles Staline. Pourtant, il collabora certainement au journal et, par sa position, avait de l'influence sur lui. Nous rencontrons le même manque de mémoire il faudrait maintenant dire : sabotage de mémoire - dans tous les vieux manuels et livres de souvenirs. Même dans le numéro spécial que la Pravda consacra en 1927 à son quinzième anniversaire, pas un seul article, pas même l'article de tête ne mentionne le nom de Staline. Quand on étudie les vieilles publications, on n'en croit parfois pas ses yeux !
La seule exception, jusqu'à un certain point, ce sont les précieux souvenirs d'Olminsky, ancien collaborateur de la Zviezda et de la Pravda, qui caractérise le rôle de Staline dans les termes suivants : « Staline et Sverdlov apparurent à Pétersbourg à différents moments après leur évasion de déportation... Leur présence à Pétersbourg (jusqu'à leur nouvelle arrestation) fut courte, mais réussit à produire un effet considérable sur l'activité du journal, de la fraction, etc. » Cette simple indication, faite d'ailleurs, non pas dans le texte principal, mais dans une note en bas de page, caractérise probablement la situation de la manière la plus exacte. Staline apparut à Pétersbourg pour très peu de temps, exerça une pression sur l'organisation, sur la fraction à la Douma, sur le journal, et disparut de nouveau. Ses apparitions étaient trop épisodiques, son influence trop dérivée de l'appareil, ses idées et articles trop quelconques pour se graver dans les mémoires. Quand des hommes n'écrivent pas leurs souvenirs sous la contrainte, ils ne se rappellent pas les fonctions officielles des bureaucrates, mais l'activité réelle des personnes vivantes, les faits clairs, les formules précises, les propositions originales. Staline ne s'est jamais fait remarquer par rien de semblable. Rien d'étonnant à ce qu'à côté du brillant original, nul ne se soit souvenu de la grise copie. Certes, Staline ne faisait pas que répéter Lénine. Tenu de soutenir les, conciliateurs, il continuait à suivre en même temps les deux lignes que nous connaissons par ses lettres de Solvytchégodsk : avec Lénine contre les liquidateurs, avec les conciliateurs contre Lénine. La première ligne, il la suivait d'une façon ouverte, la seconde d'une façon masquée. Mais la lutte qu'il menait contre le centre à l'étranger n'a pas inspiré les auteurs de Mémoires, quoique pour une autre raison : ils participèrent tous, activement ou passivement, au « complot » des conciliateurs contre Lénine et préférèrent donc par la suite se détourner de cette page du passé du parti. C'est seulement après 1929 que la position officielle de Staline en 1912, en tant que représentant du Comité central, fut mise à la base d'une nouvelle interprétation de la période qui précéda la guerre.
Staline ne pouvait mettre sa marque personnelle sur le journal, ne fût-ce que parce que, par nature, il n'était nullement journaliste. D'avril 1912 à février 1913, selon les calculs d'un de ses proches collaborateurs, il publia dans la presse bolchéviste « pas moins de deux dizaines d'articles », ce qui donne une moyenne de deux articles par mois environ. Et cela à un moment des plus brûlants, quand la vie mettait chaque jour en avant de nouvelles questions ! Certes, cette année-là, Staline passa environ six mois en déportation. Mais collaborer à la Pravda de Solvytdsk ou de Vologda était bien plus facile que de Cracovie, d'où Lénine et Zinoviev envoyaient chaque jour leurs articles et leurs lettres. Lenteur et extrême prudence, absence de ressources littéraires, enfin extraordinaire indolence orientale rendirent la plume de Staline peu productive. Ses articles, d'un ton plus sûr que dans les années de la première révolution portent comme toujours la marque indélébile de la médiocrité.
« Après les manifestations des ouvriers pour des revendications économiques, écrit-il dans la Zviezda du 15 avril, vinrent leurs manifestations politiques. Après les grèves pour des augmentations de salaires, vinrent les protestations, les meetings, les grèves politiques à l'occasion des fusillades de la Léna... Sans aucun doute, les forces souterraines du mouvement émancipateur se sont mises au travail. Salut à vous, premières hirondelles ! » L'image des « hirondelles » comme symbole des « forces souterraines » est typique pour le style de notre auteur. Mais en fin de compte, ce qu'il veut dire est clair. Tirant les « conclusions » de ce qu'on appelait les « journées de la Léna », Staline analyse, comme toujours, de façon schématique, sans couleurs vives, la conduite du gouvernement et des partis politiques, dénonce les « larmes de crocodile » que la bourgeoisie verse sur les exécutions d'ouvriers et termine par un avertissement : « Maintenant que la première vague de la marée montante arrive, les forces obscures qui s'étaient cachées derrière des écrans de larmes de crocodile commencent à se montrer de nouveau ». Malgré l'effet inattendu d'une image telle que les « écrans de larmes de crocodile », qui semble particulièrement bizarre sur le fond gris du texte, l'article en général dit à peu près ce qu'il fallait dire et ce qu'auraient pu dire des dizaines d'autres militants. Mais précisément l'« à peu près » de l'exposé, non seulement du style, mais de l'analyse elle-même, rend la lecture des travaux littéraires de Staline aussi insupportable que l'est une musique discordante à une oreille sensible. « ... Précisément aujourd'hui, jour du Premier Mai, écrit-il dans un appel illégal, quand la nature sort de son sommeil hivernal, que les champs et les montagnes se couvrent de verdure, que les champs et les prés se parent de fleurs, que le soleil commence à chauffer plus fort, que dans l'air se sent la joie du renouveau et que la nature s'abandonne à la danse et à la jubilation, c'est précisément aujourd'hui que les ouvriers ont décidé de déclarer au monde qu'ils apportaient à l'humanité le printemps et l'émancipation des chaînes du capitalisme... L'océan du mouvement ouvrier s'étend toujours plus... La mer du courroux prolétarien se lève en hautes vagues... Et, sûrs de leur victoire, calmes et puissants, les ouvriers s'avancent fièrement sur la route de la terre promise, sur la route du socialisme lumineux. » La révolution de Pétersbourg parle ici la langues des homélies de Tiflis.
La vague de grèves s'enfla, les liaisons avec les ouvriers se multiplièrent. L'hebdomadaire cessa de répondre aux besoins du mouvement. La Zviezda ouvrit une souscription pour un quotidien. « A la fin de l'hiver 1912, écrit l'ancien député Polétaiev, Staline, qui s'était évadé de déportation, apparut à Pétersbourg. La mise sur pied du journal ouvrier alla plus vite. » Dans l'article « A propos du dixième anniversaire de la Pravda » (1922), Staline lui-même raconte ce qui suit : « Ce fut à la mi-avril 1912, un soir, dans le logement de Polétaïev, que deux députés à la Douma (Pokrovski et Polétaïev), deux journalistes (Olminsky et Batourine) et moi, membre du Comité central..., nous nous mîmes d'accord sur la plate-forme de la Pravda et préparâmes le premier numéro du journal. » La responsabilité de Staline pour la plate-forme de la Pravda est ici établie par lui-même. L'essentiel de cette plate-forme peut se résumer en ces termes : « Travaillons, et le reste s'arrangera. » Certes, Staline lui-même fut arrêté dès le 22 avril, le jour de la parution du premier numéro de la Pravda. Mais pendant presque trois mois, la Pravda s'en tint obstinément à la plate-forme élaborée avec sa participation. Le mot même de « liquidateur » était banni du vocabulaire du journal. « Une lutte implacable était nécessaire contre le liquidationnisme, écrit Kroupskaïa. Voilà pourquoi Vladimir Ilitch se tourmentait tellement de ce qu'au début la Pravda éliminait régulièrement de ses articles les passages polémiques contre les liquidateurs. Il écrivait à la Pravda des lettres courroucées. » Une partie de celles-ci - une bien petite partie, semble-t-il - a pu voir la lumière du jour. « Parfois, quoique rarement, se plaint-elle plus loin, même les articles, d'Ilitch disparaissaient sans laisser de traces. Parfois ses articles étaient mis de côté et ne paraissaient pas tout de suite. Ilitch s'irritait alors, écrivait à la Pravda des lettres courroucées, mais cela n'y faisait pas grand'chose. » La lutte avec la rédaction de la Pravda était la continuation directe de celle avec la rédaction de la Zviezda. « Il est impossible, nuisible, pernicieux, ridicule de cacher nos désaccords aux ouvriers », écrit Lénine le 11 juillet 1912. Quelques jours plus tard, il exige du secrétaire de la rédaction, Molotov, l'actuel président du Conseil des commissaires du peuple, qu'il explique pourquoi le journal « élimine obstinément, systématiquement, de mes articles et de ceux d'autres collaborateurs, toute mention des liquidateurs ». Entre-temps, les élections, à la Quatrième Douma approchaient. Lénine donne un avertissement : « Les élections à la curie ouvrière de Pétersbourg vont certainement s'accompagner d'une lutte sur toute la ligne avec les liquidateurs. Ce sera la question la plus brûlante pour les ouvriers avancés. Et leur journal se taira, évitera le mot de liquidateur... Se dérober à ces questions, c'est un suicide. »
De Cracovie, Lénine discernait très clairement le complot silencieux, mais néanmoins obstiné, des sommets conciliateurs du parti. Pourtant, il était trop convaincu. d'avoir raison. L'éveil rapide du mouvement ouvrier devait infailliblement poser de façon tranchante les problèmes fondamentaux de la révolution, minant le sol sous les pieds, non seulement des liquidateurs, mais aussi des conciliateurs. La force de Lénine n'était pas de savoir bâtir un « appareil » - il savait certes le faire, - mais de savoir à tous les moments critiques utiliser l'énergie vivante des masses pour surmonter les conceptions bornées et le conservatisme propres à tout appareil. Il en fut de même cette fois-là. Sous la pression croissante des ouvriers et sous les coups de fouet qui venaient de Cracovie, la Pravda, peu à peu et en regimbant, abandonna sa position de neutralité temporisatrice.
Staline resta un peu plus de deux mois à la prison de Pétersbourg. Le 2 juillet, il partit pour une nouvelle déportation, cette fois-ci pour quatre ans, au-delà de l'Oural, dans le nord de la province de Tomsk, dans la région de Narym, fameuse par ses forêts, ses lacs et ses marais. Vérechtchak, que nous connaissons déjà, rencontra de nouveau Koba dans le village de Kolpachévo, où celui-ci passa quelques jours en se rendant à sa destination. Là se trouvaient Sverdlov, I. Smirnov, Lachévitch, vieux bolchéviks de toujours. Il n'aurait pas été facile de prédire que Lachévitch mourrait déporté par Staline, Smirnov serait fusillé par lui et que Sverdlov ne serait sauvé que par une mort prématurée. « La présence de Staline dans la région de Narym, raconte Vérechtchak, ranima l'activité des bolchéviks et fut marquée par toute une série d'évasions. » Après plusieurs autres, Staline lui-même s'évada : « Il partit, presque ouvertement, avec le premier vapeur de printemps... » En réalité, Staline s'enfuit à la fin de l'été. C'était sa quatrième évasion.
De retour à Pétersbourg le 12 septembre, il y trouve une situation considérablement changée. Il y a des grèves tumultueuses. Les ouvriers descendent de nouveau dans la rue avec des mots d'ordre révolutionnaires. La politique des menchéviks est manifestement discréditée. L'influence de la Pravda s'est fortement accrue. Les élections à la Douma d'Etat approchent. C'est maintenant Cracovie qui donne le ton à l'agitation électorale. Les positions sont prises. Les bolchéviks participent à la lutte électorale indépendamment des liquidateurs et contre eux. Rassembler les ouvriers sous le drapeau des trois mots d'ordre centraux de la révolution démocratique : république, la journée de huit heures et la confiscation des grandes propriétés foncières; affranchir la démocratie petite-bourgeoise de l'influence des libéraux; attirer les paysans aux côtés des ouvriers, telles sont les idées directrices de la plate-forme électorale de Lénine. Combinant à une audacieuse envergure de pensée une attention inlassable pour les détails. Lénine était peut-être le seul marxiste qui eût étudié à fond toutes les ficelles et tous les pièges de la loi électorale de Stolypine. Après avoir donné à la campagne électorale son inspiration politique, il la dirigeait pratiquement de jour en jour. Pour aider Pétersbourg, il envoyait de l'étranger des articles, des instructions et des émissaires soigneusement préparés.
Safarov, qui est maintenant au nombre des disparus, s'arrêta à Cracovie, au printemps 1912, en allant de Suisse à Pétersbourg, et y apprit qu'Inessa, militante en vue du parti, politiquement proche de Lénine, partait aussi pour aider la campagne électorale. « Pendant deux jours, Ilitch nous bourra littéralement la tête d'instructions. » Les élections des délégués à la curie ouvrière étaient fixées à Pétersbourg au 16 septembre. Le 14, Inessa et Safarov furent arrêtés. « Mais la police ne savait pas encore, écrit Kroupskaïa, que Staline, qui s'était enfui de déportation, était arrivé le 12. Les élections à la curie ouvrière furent un grand succès. » Kroupskaïa ne dit pas : « Grâce à Staline. » Elle met simplement deux phrases l'une après l'autre. C'est une mesure d'autodéfense passive. « Staline, qui venait de s'enfuir de Narym, parut à des meetings tenus à l'improviste dans un certain nombre d'usines », lisons-nous dans la nouvelle édition des Souvenirs de l'ancien député Badaïev (cela n'était pas dans la première édition). Selon Allilouïev, qui n'écrivit ses souvenirs qu'en 1937, Staline dirigea immédiatement toute l'énorme campagne électorale pour la Quatrième Douma... Vivant illégalement à Pétersbourg, sans asile permanent bien défini et ne voulant déranger aucun de ses proches camarades fort avant dans la nuit, après une réunion ouvrière qui avait duré tard, poussé aussi par des considérations de conspiration, Staline passait assez souvent le reste de la nuit, dans quelque taverne, derrière un verre de thé. Là il réussissait parfois à « faire un somme, assis dans la taverne pleine de fumée de makhorka ».
Staline ne pouvait avoir exercé grande influence sur l'issue des élections dans la première période de la campagne, lorsqu'il fallait entrer directement en contact avec les électeurs ouvriers, non seulement par suite de la faiblesse de ses ressources oratoires, mais encore parce qu'il n'avait eu que quatre jours à sa disposition. Par contre, il dut jouer un grand rôle aux étapes ultérieures de ce système de suffrage à plusieurs degrés, lorsqu'il fallait tenir ensemble les délégués et les guider de loin, dans les coulisses, en s'appuyant sur l'appareil illégal. Dans ce milieu-là Staline se trouvait certainement plus à sa place que dans n'importe quel autre. Un document important de la campagne électorale furent les Instructions des ouvriers de Pétersbourg à leurs députés. Dans la première édition de ses Souvenirs, Badaïev dit que les Instructions furent rédigées par le Comité central; dans la nouvelle édition, la paternité en attribuée à Staline personnellement. Le plus vraisemblable est qu'elles furent le fruit d'un travail collectif, dans lequel il est possible que Staline, en tant que représentant du Comité central, ait eu le dernier mot.
« ... Nous pensons, est-il dit dans les Instructions que la Russie est à la veille de mouvements de masses, peut-être plus profonds qu'en 1905... L'initiateur de ces mouvements sera, tout comme en 1905, la classe la plus avancée de la société, le prolétariat russe. Son allié ne peut être que la paysannerie, qui souffre tant et qui est vitalement intéressée à l'émancipation de la Russie. » Lénine écrit, à la rédaction de la Pravda : « Ne manquez pas de publier ces Instructions... en bonne place et en gros caractères. » Le congrès des délégués des diverses provinces adopta les instructions bolchévistes à une majorité écrasante. Dans ces journées brûlantes Staline devient plus actif, même comme publiciste : nous trouvons quatre articles de lui dans la Pravda en une semaine. Les résultats des élections à Pétersbourg, comme dans tous les autres centres industriels furent très favorables. Les candidats bolchévistes furent élus dans six des plus importantes provinces industrielles, dans lesquelles se trouvaient les quatre cinquièmes environ de la classe ouvrière. Sept liquidateurs furent élus, surtout grâce aux voix de la petite bourgeoisie citadine. « A la différence des élections de 1907, écrit Staline dans une correspondance pour l'organe central qui paraissait à l'étranger, les élections de 1912 coïncidèrent avec le réveil révolutionnaire des ouvriers. » C'est précisément pourquoi les ouvriers, si étrangers aux tendances boycottistes, luttèrent activement pour leurs droits électoraux. Une commission gouvernementale tenta d'invalider les élections dans les plus grandes usines de Pétersbourg. Les ouvriers répondirent par une grève unanime de protestation et furent victorieux. « Il ne sera pas superflu de noter, ajoute l'auteur de la correspondance, que l'initiative des grèves appartient au représentant du Comité central... » Il s'agit de Staline lui-même. Les conclusions politiques de la campagne électorale sont : « La vitalité et la puissance de la social-démocratie révolutionnaire, telle est la première conclusion. La banqueroute politique des liquidateurs, telle est la seconde conclusion.» C'était juste.
Les sept menchéviks, presque tous intellectuels, tentèrent de soumettre à leur contrôle les six bolchéviks, ouvriers politiquement peu expérimentés. Fin novembre, Lénine, écrit à Staline personnellement (« Vassiliev ») : « Si les six que nous avons viennent de la curie ouvrière, il est impossible de se soumettre en silence à tous ces Sibériens [1]. Les six doivent lancer la protestation la plus vigoureuse si ceux qui ont la majorité des voix essaient de les contrôler... » La réponse de Staline à cette lettre, comme à bien d'autres, reste cachée sous le boisseau. Mais l'appel de Lénine ne rencontre pas de sympathie : les six eux-mêmes mettent l'unité avec les liquidateurs, qui avaient été déclarés « hors du parti », au-dessus de leur propre indépendance politique. Dans une résolution spéciale, imprimée dans la Pravda, la fraction unifiée déclarait que « l'unité de la social-démocratie est un besoin urgent », se prononçait pour la fusion de la Pravda avec le journal liquidateur Loutch [Le Rayon] et, comme un premier pas dans cette voie, recommandait à tous ses membres de collaborer aux deux journaux. Le 18 décembre, le Loutch menchéviste publiait triomphalement les noms de quatre députés bolchévistes (deux avaient refusé) dans la liste de ses collaborateurs, les noms des membres de la fraction menchéviste étaient publiés en même temps dans l'entête de la Pravda. Le conciliationnisme avait remporté une nouvelle victoire, qui signifiait au fond l'invalidation, quant à l'esprit et quant à la lettre, des décisions de la conférence de Prague.
Notes
[1] Allusion à ceux qui avaient été déportés politiques en Sibérie, intellectuels pour la plupart (N.d.T.).