1928-31

La théorie de la révolution prolétarienne à l'époque de l'impérialisme


La révolution permanente

Léon Trotsky

III - TROIS ELEMENTS DE LA " DICTATURE DEMOCRATIQUE " : LES CLASSES, LES TACHES ET LE MECANISME POLITIQUE.

La différence entre ma conception du " permanent " et celle de Lénine consistait dans l'opposition entre le mot d'ordre de la dictature du prolétariat qui s'appuie sur la paysannerie, et celui de la " dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie ". La discussion ne portait pas sur la possibilité de sauter par-dessus le stade bourgeois démocratique ou sur la nécessité de l'union des ouvriers et des paysans, mais sur le mécanisme politique de la collaboration du prolétariat et de la paysannerie dans la révolution démocratique.

Radek dit avec beaucoup de présomption, sinon de légèreté, que " seuls ceux qui n'ont pas réfléchi à la complexité de la méthode marxiste et léniniste " peuvent poser la question de la dictature démocratique comme expression relative à des partis politiques, tandis que Lénine aurait ramené tout le problème à la collaboration des deux classes, dans le dessein de réaliser des tâches historiques objectives. Non, ce n'est pas cela.

Si l'on fait abstraction de la manière subjective d'envisager la révolution, les partis et leurs programmes, la forme politique et l'organisation de la collaboration du prolétariat et de la paysannerie, tous les différends entre Lénine et moi, qui représentions deux nuances de la tendance révolutionnaire, disparaissent mais disparaîtront aussi - et c'est beaucoup plus grave - les divergences entre le bolchevisme et le menchevisme et, finalement, toute différence entre la révolution russe de 1905 et les révolutions de 1848 ou même celle de 1789, dans la mesure où l'on peut parler du prolétariat dans ce dernier cas. Toutes les révolutions bourgeoises furent fondées sur la collaboration des masses opprimées des villes et des campagnes. C'est cela qui leur donna à des degrés divers un caractère national ou populaire.

Théoriquement et politiquement, nous ne discutions pas le fait de la collaboration des ouvriers et des paysans, mais bien le programme de cette collaboration, ses formes de parti et ses méthodes politiques. Dans les révolutions passées, les ouvriers et les paysans " collaborèrent " sous la direction de la bourgeoisie libérale ou de sa fraction démocratique et petite bourgeoise. L'Internationale communiste répéta l'expérience des révolutions passées dans une situation historique foncièrement nouvelle, et dépensa toute son énergie à soumettre les ouvriers et les paysans chinois à la direction du national-libéral Tchang Kaï-chek d'abord, à celle du " démocrate " Wang Tin-wei ensuite. Lénine posait la question d'une alliance des ouvriers et des paysans qui se dresserait irréductiblement contre la bourgeoisie libérale. Une telle alliance n'avait encore jamais existé dans l'histoire. Il s'agissait d'une expérience, nouvelle par ses méthodes, de collaboration des classes opprimées des villes et des campagnes. De cette façon, tout le problème des formes politiques de cette collaboration se posait pour la première fois. Radek n'a simplement rien remarqué de tout cela. .C'est pourquoi il nous ramène en arrière, à une creuse abstraction historique, éloignée non seulement de la formule de la révolution permanente, mais aussi de la " dictature démocratique " de Lénine.

Oui, pendant de longues années, Lénine refusa de décider par avance quelle serait l'organisation politique du parti et de l'Etat sous la dictature du prolétariat et de la paysannerie, bien qu'il mît au premier plan la collaboration de ces deux classes, qu'il opposait à l'idée de la coalition avec la bourgeoisie libérale. Lénine disait : la situation objective détermine nécessairement, à une certaine étape historique, l'alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie en vue d'accomplir les tâches d'une révolution démocratique. La paysannerie pourra-t-elle et aura-t-elle le temps nécessaire pour constituer son propre parti ? Ce parti formera-t-il la majorité ou la minorité dans le gouvernement de la dictature ? Quel sera le poids des représentants du prolétariat dans le gouvernement révolutionnaire ? Toutes ces questions ne se laissaient pas résoudre a priori. " L'expérience nous le montrera ! " Dans la mesure où la formule de la dictature démocratique laissait entrouverte la question du mécanisme politique de l'alliance des ouvriers et des paysans, elle restait, sans devenir toutefois la creuse abstraction de Radek, une formule algébrique qui permettait, dans l'avenir, des interprétations politiques très différentes.

Lénine lui-même ne pensait pas du tout que la question était épuisée parce qu'on avait déterminé la base de classe de la dictature et ses objectifs historiques. Lénine comprenait parfaitement bien et nous faisait comprendre à tous l'importance des facteurs subjectifs : le but, la méthode consciente, le parti. Par conséquent, en commentant son mot d'ordre, il ne renonça pas à une réponse hypothétique à la question. Quelles formes politique pourrait prendre cette alliance originale des ouvriers et des paysans, qui serait la première de ce genre dans l'histoire ? L'attitude de Lénine à l'égard de ce problème ne fut pas toujours la même. Il faut considérer sa pensée du point de vue historique et non du point de vue dogmatique. Lénine ne rapportait pas des tables de la loi recueillies sur le mont Sinaï, il forgeait ses idées et ses mots d'ordre au creuset de la lutte de classe, il les adaptait à la réalité, il les concrétisait et les précisait, leur donnant des contenus divers à différentes périodes. Radek, cependant, n'a pas étudié ce côté de la question qui prit par la suite un caractère décisif et qui mit, au début de 1917, le parti bolchevique devant une menace de scission ; il est tout simplement passé sans rien apercevoir. C'est pourtant un fait qu'aux différentes étapes de l'histoire Lénine considéra de manières diverses la forme politique possible de l'alliance des deux classes en matière de parti et de gouvernement ; il s'abstint, il est vrai, d'engager le bolchevisme par ces interprétations hypothétiques. Quelle était la raison de cette prudence ? Elle venait de ce que cette formule algébrique contenait un élément, d'une formidable importance, mais très vague quant à son contenu politique : la paysannerie.

Je ne citerai que quelques exemples de l'interprétation par Lénine de la dictature démocratique. Remarquons, en passant, qu'il faudrait tout un ouvrage pour donner un tableau d’ensemble de l'évolution de la pensée de Lénine sur cette question.

Au mois de mars 1905, voulant démontrer que le prolétariat et la paysannerie formaient la base de la dictature, Lénine écrivait :

Ce caractère de la base sociale de la dictature démocratique et révolutionnaire, que nous considérons comme possible et souhaitable, exercera, sans doute, son influence sur la composition du gouvernement révolutionnaire et déterminera inévitablement la participation et même la prédominance dans ce gouvernement des représentants les plus disparates de la démocratie révolutionnaire.
(Tome VI de l'édition russe, p, 132. Les passages en italiques ont été soulignés par moi.)

Dans cette phrase, Lénine ne parle pas seulement de la base de classe de la dictature, il trace aussi ses contours gouvernementaux, et prévoit la prédominance essentielle de la démocratie petite-bourgeoise dans ce futur gouvernement.

En 1907, il écrit :

La révolution agraire et paysanne dont vous parlez, messieurs, doit, pour vaincre, devenir le pouvoir central d'Etat.
(Tome IX, p. 539.)

Cette formule va encore plus loin. On pourrait l'interpréter dans le sens que le pouvoir révolutionnaire devrait se concentrer directement entre les mains de la paysannerie. Mais cette même formule, envisagée plus largement dans la série des événements, pourrait s'appliquer aussi à la révolution d'Octobre, qui porta au pouvoir le prolétariat comme " agent " de la révolution paysanne. Telle est l'amplitude des interprétations possibles de la formule " dictature du prolétariat et de la paysannerie ". On peut admettre que, jusqu'à un certain moment, son caractère algébrique était son point fort ; mais, en même temps, il était son point faible, les dangers se manifestant assez clairement chez nous après février 1917 et nous valant, plus tard, une catastrophe en Chine.

Au mois de juillet 1905, Lénine écrivait encore :

Personne ne parie de la prise du pouvoir par le parti ; il s'agit seulement de sa participation à la révolution, de sa participation dirigeante, si possible.
(Tome VI, p. 278.)

En décembre 1906, Lénine jugea opportun de se joindre à Kautsky dans la question de la conquête du pouvoir par le parti :

Non seulement .Kautsky considère comme " très probable qu'au cours de la révolution la victoire revienne au parti social-démocrate, mais il déclare qu'il est du devoir des social-démocrates " de suggérer à leurs partisans la certitude de la victoire, car on ne peut pas lutter avec succès si l'on renonce d'avance à vaincre.
(Tome VIII, p. 58.)

La distance entre ces deux interprétations faites par Lénine lui-même n'est pas moindre qu'entre mes formules et celles de Lénine. Nous le prouverons encore dans la suite. Ici, nous nous bornerons à poser la question : que signifient toutes ces contradictions de Lénine ? Elles reflètent toujours le même " grand inconnu " de la formule politique de la révolution : la paysannerie. Ce n'est pas pour rien que les radicaux russes appelaient le paysan le sphinx de l'histoire russe. La question de la nature de la dictature révolutionnaire est - que Radek le veuille ou non - indissolublement liée à la possibilité de former un parti révolutionnaire paysan qui soit hostile à la bourgeoisie libérale et indépendant du prolétariat. Il est facile d'apercevoir l'importance capitale de cette question. Si la paysannerie était capable de former un parti indépendant à l'époque de la révolution démocratique, la dictature démocratique serait réalisable au sens le plus direct et le plus vrai du terme et, dans ce cas, la question de la participation de la minorité prolétarienne au gouvernement révolutionnaire prendrait, malgré toute son importance, une valeur subordonnée et secondaire. Mais la chose se présente tout autrement si l'on présume que la paysannerie, à cause de sa situation intermédiaire et de sa composition sociale hétérogène, ne peut ni créer un parti indépendant ni suivre une politique indépendante, obligée qu'elle est en période révolutionnaire de choisir entre la politique de la bourgeoisie et celle du prolétariat. Seule une telle estimation de la nature politique de la paysannerie pouvait ouvrir devant nous la perspective d'une dictature du prolétariat surgissant directement de la révolution démocratique. Tout cela, bien entendu, ne signifie nullement la " négation ",1' " ignorance ", la " sous-estimation " de la paysannerie. On n'aurait même pas pu parler de la dictature prolétarienne en Russie si la question agraire n'y avait eu une importance décisive pour toute la vie sociale et si la révolution paysanne n'y avait pris une telle profondeur et un élan si gigantesque. Mais si la révolution agraire a créé des conditions favorables à la dictature du prolétariat, c'est parce que la paysannerie était dans l'incapacité de résoudre son problème historique par ses propres forces et sous sa propre direction. Dans les pays bourgeois modernes qui, même arriérés, sont déjà entrés dans la période de l'industrie capitaliste et sont reliés entre eux par les chemins de fer et le télégraphe (et cela se rapporte aussi bien à la Chine et à l'Inde qu'à la Russie), la paysannerie est encore moins capable qu’à l'époque des anciennes révolutions bourgeoises de jouer un rôle politique dirigeant, ou même indépendant. J'ai toujours insisté sur cette idée, qui constitue l'un des points essentiels de la théorie de la révolution permanente et qui a fourni le prétexte, d'ailleurs parfaitement insuffisant et, au fond, erroné, de l'accusation qui m'est faite d'avoir sous-estimé la paysannerie.

Quelle fut l'opinion de Lénine au sujet d'un parti paysan ? La réponse à cette question exigerait aussi un aperçu de l'évolution des idées de Lénine sur la révolution russe entre 1907 et 1917. Nous nous bornerons ici à deux citations. En 1907, Lénine écrit :

Il est possible... que les difficultés objectives d'une unification politique de la petite bourgeoisie empêchent la formation d'un tel parti, de telle sorte que la démocratie paysanne restera pour longtemps encore dans son état actuel de masse " travailliste " [1] amorphe, informe et gélatineuse.
(Tome XI, première partie, p. 230.)

En 1909, Lénine s'exprima différemment sur le même sujet :

Il n'y a aucun doute que la révolution, arrivée à ce très haut degré de développement qu'est la dictature révolutionnaire, ne crée un parti paysan mieux constitué et plus fort. Raisonner autrement signifie supposer que certains organes importants de l'homme peuvent rester infantiles quant à leur grandeur, leur forme et leur degré de développement.
(Tome XI, première partie, p. 230.)

Cette hypothèse fut-elle confirmée ? Non. Mais c'est précisément ce qui poussa Lénine à donner une réponse algébrique à la question du pouvoir révolutionnaire avant l'époque de sa complète vérification historique. Bien entendu, Lénine ne mit jamais sa formule hypothétique au-dessus de la réalité.

L'essentiel de sa vie fut la lutte pour une politique indépendante du parti du prolétariat. Mais les épigones piteux, dans leur course après un parti paysan, aboutirent à la soumission des ouvriers chinois au Kuomintang, à l'étranglement du communisme aux Indes au nom du parti " ouvrier et paysan ", à, la fiction dangereuse de l'Internationale paysanne, à une Ligue anti-impérialiste de mascarade, etc.

La pensée officielle d'aujourd'hui ne se donne pas la peine de s'arrêter sur les contradictions de Lénine mentionnées plus haut, contradictions qui sont tantôt extérieures et factices, tantôt réelles, mais qui proviennent toujours du fond même du problème. Depuis qu'on nous a gratifiés d'une nouvelle espèce de " professeurs rouges " qui diffèrent souvent des anciens professeurs réactionnaires non par une échine moins souple mais par une profonde ignorance, on coiffe chez nous Lénine à la manière d'un professeur, on l'épure des contradictions qui ne sont que la preuve de la dynamique de sa pensée, on enfile sur des bobines séparées des citations standardisées et on met en circulation telle ou telle " série ", selon les besoins du moment.

Il ne faut jamais oublier que les problèmes de la révolution se posèrent dans un pays politiquement " vierge ", après une grande pause historique, après une longue période de réaction en Europe et dans le monde entier ; voilà la raison pour laquelle ils comportèrent beaucoup d'éléments inconnus. Dans sa formule de la dictature démocratique des ouvriers et des paysans, Lénine exprima la spécificité des conditions sociales en Russie. Il interpréta cette formule de différentes façons, mais il n'y renonça pas avant d'avoir complètement mesuré le caractère spécifique des conditions de la révolution russe. En quoi donc consistait cette spécificité ?

Le rôle gigantesque de la question agraire, de la question paysanne en général, qui est à la base de tous les autres problèmes, les nombreux intellectuels sortis de la paysannerie ou sympathisant avec elle et partageant les opinions " populistes ", les traditions anti-capitalistes et la trempe révolutionnaire, tout cela, en se fondant, signifie que, si un parti paysan révolutionnaire anti-bourgeois était en général possible, il l'eût été précisément avant tout en Russie.

En effet, on a fait en Russie toutes sortes de tentatives (parlementaires, illégales ou semi-légales) pour créer un parti paysan ou paysan-ouvrier distinct du parti libéral et du parti prolétarien. Ainsi nous avons eu " La terre et la liberté ", " La volonté du peuple ", " Le partage noir ", le " populisme légal ", les " socialistes révolutionnaires ", les " socialistes populaires ", les " travaillistes ", les " socialistes révolutionnaires de gauche ", etc. Pendant cinquante ans a existé en Russie une sorte de laboratoire gigantesque pour la production d'un parti " paysan anti-capitaliste " qui devait demeurer indépendant du parti du prolétariat. Comme on le sait, l'expérience du parti socialiste révolutionnaire prit de très grandes proportions : en 1917, ce parti devint, pour un certain temps, celui de la majorité écrasante des paysans. Mais quels en furent les résultats ? Ce parti profita de la situation pour livrer la paysannerie, pieds et poings liés, à la bourgeoisie libérale. Les socialistes-révolutionnaires s'unirent aux impérialistes de l'Entente et prirent part à la lutte armée contre le prolétariat russe.

Cette expérience vraiment classique prouve que des partis petits-bourgeois à base paysanne peuvent encore présenter un semblant de politique indépendante dans une période de calme historique, quand ne se posent à l'ordre du jour que des questions secondaires. Mais, aussitôt que la crise révolutionnaire de la société met au premier plan les problèmes fondamentaux de la propriété, le parti " paysan " petit-bourgeois devient automatiquement une arme de la bourgeoisie dirigée contre le prolétariat.

Si l'on examinait mes anciennes divergences avec Lénine à la lumière d'une juste perspective historique et non à travers des citations détachées au gré de l'heure et du hasard, on comprendrait assez facilement quel était, pour moi du moins, le point principal de la discussion. Il ne s'agissait pas alors de savoir si la Russie était réellement en face des tâches démocratiques dont la réalisation exigeait des méthodes révolutionnaires, ou si l'alliance des paysans et du prolétariat était indispensable à cette réalisation. Il s'agissait de définir quelle forme politique de partis et d'Etat pourrait prendre la collaboration révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie et quelles conséquences pourraient en découler pour la révolution. Je ne parle, bien entendu, que de mes positions : quant aux positions occupées jadis, dans cette discussion, par Boukharine et Radek, qu'ils règlent leurs comptes eux-mêmes.

Une simple confrontation montrera à quel point la formule, de la révolution permanente était proche de celle de Lénine. Dans l'été 1905, bien avant la grève générale d'octobre et le soulèvement de décembre à Moscou, j'écrivais dans la préface aux discours de Lassalle :

Il est tout à fait évident que le prolétariat remplit sa mission en s'appuyant, comme le fit jadis la bourgeoisie, sur la paysannerie et sur la petite bourgeoisie. Le prolétariat dirige la campagne, l'entraîne dans le mouvement, l'intéresse au succès de ses plans, mais c'est toujours lui qui reste le chef. Ce n'est pas " la dictature du prolétariat et de la paysannerie, c'est la dictature du prolétariat qui s'appuie sur la paysannerie [2].
(1905, p. 230.)

Comparez maintenant ce texte, écrit en 1905 et cité dans mon article polonais de 1909, au texte suivant de Lénine, écrit lui aussi en 1909, immédiatement après la conférence du parti qui, sous l'influence de Rosa Luxembourg, remplaça l'ancienne formule bolchevique par la formule : " La dictature du prolétariat qui s'appuie sur la paysannerie ". Lénine répondit alors aux mencheviks qui parlaient d'un changement radical de ses positions :

La formule que les bolcheviks eux-mêmes se sont donnés se présente ainsi : le prolétariat qui conduit derrière lui la paysannerie [3].
N’est-il pas très clair que la pensée qu'expriment toutes ces formules reste toujours la même, qu'elle traduit précisément la dictature du prolétariat et de la paysannerie ? Que la formule " le prolétariat qui s'appuie sur la paysannerie " reste complètement dans les cadres e la même dictature du prolétariat et de la paysannerie ?
(Tome XI, première partie, pp. 219-224, souligné par moi.)

Ici Lénine donne de sa formule " algébrique " une interprétation qui exclut l'idée d'un parti paysan indépendant et de son rôle prédominant au sein d'un gouvernement révolutionnaire : le prolétariat conduit la paysannerie, le prolétariat s'appuie sur la paysannerie, par conséquent le pouvoir révolutionnaire est concentré entre les mains du parti prolétarien. Mais c'est précisément cela qui formait le point essentiel de la théorie de la révolution permanente, Voici tout ce qu'on peut dire aujourd'hui, après vérification historique, des anciennes divergences concernant la dictature : tandis que Lénine, partant toujours du rôle dirigeant du prolétariat, insistait sur la nécessité de la collaboration révolutionnaire et démocratique des ouvriers et des paysans, nous enseignant à tous cette vérité, - moi, partant toujours de cette collaboration, j'insistais sur la nécessité de la direction prolétarienne aussi bien dans le bloc des deux classes que dans le gouvernement qui serait appelé à se mettre à la tête de ce bloc. C'est tout, et on ne peut trouver d'autre différence.

Prenons deux citations qui ont trait à ce qui a été dit plus haut : l'une est extraite de Bilan et perpectives ; Staline et Zinoviev l'ont utilisée pour prouver que mes opinions s'opposaient à celles de Lénine. L'autre est tirée d'un article polémique de Lénine contre moi et Radek s'en est servi aux mêmes fins.

Voici la première citation :

La participation du prolétariat au gouvernement est objectivement plus probable et plus admissible au point de vue du principe, à condition seulement que cette participation soit dominante et directrice. On peut, évidemment, appeler ce gouvernement la dictature du prolétariat et de la paysannerie, la dictature du prolétariat, de la paysannerie et de l'intelligentsia ou, finalement, le gouvernement de coalition de la classe ouvrière et de la petite bourgeoisie. Mais la question subsiste : à qui appartiendra l’hégémonie au sein même du gouvernement et, de cette façon, dans le pays ? Et lorsque nous parlons d'un gouvernement ouvrier, nous formulons, par le fait même, que l'hégémonie appartiendra à la classe ouvrière.
(Notre révolution, 1906, p. 250.)

Zinoviev fit beaucoup de bruit à propos de ce texte (en 1925 !), m'accusant d'avoir mis sur un pied d'égalité (en 19051) la paysannerie et l'intelligentsia. Ce fut tout ce qu'il sut lire ans ces lignes. Je mentionnais l'intelligentsia, parce que les conditions de l'époque l'exigeaient : l'intelligentsia jouait alors un rôle politique tout différent de celui qui lui revient aujourd'hui. Au nom de la paysannerie ne parlaient que les organisations d'intellectuels ; les socialistes-révolutionnaires fondèrent officiellement leur parti sur cette trinité : le prolétariat, la paysannerie, l'intelligentsia ; les mencheviks, pour employer mes expressions de 1905, attrapaient par les jambes chaque intellectuel radical pour prouver l'épanouissement de la démocratie bourgeoise. Même en ce temps-là, j'ai formulé des centaines de fois mon avis sur l'impuissance des intellectuels comme groupement social " indépendant " et sur l'importance décisive de la paysannerie révolutionnaire. Mais il ne s'agit pas ici d'une phrase polémique détachée que je n'ai, d'ailleurs, aucune envie de défendre. Le fond de la citation signifie que j'acceptais entièrement le contenu que Lénine donnait à la dictature démocratique et que je ne demandais qu'une définition plus précise de son mécanisme politique ; autrement dit, je demandais le rejet de toute coalition où le prolétariat ne serait qu'un otage d'une majorité petite-bourgeoise.

Examinons maintenant l'article de Lénine de 1916, qui, comme le remarque Radek lui-même, était dirigé " formellement contre Trotsky, mais en réalité contre Boukharine, Piatakov, l'auteur de ces lignes [c'est-à-dire Radek] et autres camarades ". Cet aveu bien précieux confirme parfaitement mon impression d'autrefois : Lénine adressait sa polémique à un destinataire factice et imaginaire car, ainsi que je vais le démontrer, cette polémique ne me concernait pas en réalité. Cet article contient (en deux lignes) cette même accusation d'avoir " nié la paysannerie " que les épigones et leurs partisans ont ensuite utilisée comme principal argument contre moi. Cependant le vrai " clou " de l'article, comme dit Radek, consiste en ceci :

Trotsky n'a pas vu que, si le prolétariat réussissait à entraîner les masses paysannes non prolétariennes à la confiscation des terres des grands propriétaires fonciers et au renversement de la monarchie, ce serait l'achèvement de la " révolution bourgeoise nationale " en Russie, et la dictature révolutionnaire et démocratique du prolétariat et de la paysannerie.

(Lénine, tome XIII, p. 214)

Il est certain que Lénine expédiait l'accusation de " nier la paysannerie " à une fausse adresse ; il visait en réalité Boukharine et Radek, qui voulaient effectivement sauter pardessus l'étape démocratique de la révolution. Cela est confirmé par tout ce qui a été dit plus haut ainsi que par les paroles citées par Radek : il les appelle fort justement le " clou " de l'article de Lénine. En fait, Lénine se réfère aux termes mêmes de l'article où je disais que seule une politique indépendante et hardie du prolétariat pourrait " entraîner les masses paysannes non prolétariennes à la confiscation des grandes propriétés foncières et au renversement de la monarchie ", etc. Lénine ajoute : " Trotsky n'a pas vu... que tout cela serait la dictature démocratique révolutionnaire. " En d'autres termes, Lénine reconnaît, et pour ainsi dire certifie, que Trotsky accepte bien tout le contenu réel de la formule bolchevique (la collaboration des ouvriers et des paysans et les tâches démocratiques de cette collaboration), mais ne veut pas admettre que ce serait la dictature démocratique et l'achèvement de la révolution nationale. Ainsi cet article, qui semble être très vivement polémique, ne discute pas le programme des étapes successives de la révolution et de ses forces motrices de classe : la discussion porte sur la corrélation politique de tes forces et le caractère politique de la dictature. Si des malentendus polémiques étaient compréhensibles et parfois inévitables jadis, lorsque les événements eux-mêmes n'étaient pas encore très clairs et lorsque les rapports entre les fractions étaient tendus, on n'arrive pas à comprendre comment Radek peut, aujourd'hui, embrouiller la question de cette manière.

Ma polémique avec Lénine portait sur la possibilité de l'indépendance (et du degré de cette indépendance) de la paysannerie pendant la révolution et, en particulier, sur la possibilité d'un parti paysan indépendant. Dans cette polémique, j'accusais Lénine d'exagérer le rôle indépendant de la paysannerie. A son tour,. Lénine m'accusait de sous-estimer le rôle révolutionnaire de la paysannerie. Tout cela dérivait du caractère même de cette polémique. Mais peut-on parler sans mépris de celui qui, vingt ans après, détachant de leur contexte de vieilles citations, laisse de côté les rapports qui existèrent autrefois dans le parti, et attache une valeur absolue à chaque exagération polémique, à chaque erreur épisodique, au lieu de montrer, à la lumière de la plus grande expérience révolutionnaire du monde, quel fut le fond réel des divergences et quelle fut leur importance non pas verbale mais réelle ?

Limité dans le choix des textes, je ne citerai que les thèses sommaires de Lénine sur les étapes de la révolution, écrites à la fin de 1905 mais publiées pour la première fois en 1926, dans le V° Recueil de ses œuvres choisies (p. 451). Tous les oppositionnels, Radek y compris, accueillirent cette publication comme un excellent cadeau pour l'opposition, car, d'après tous les articles du code stalinien, Lénine apparaissait, dans ces thèses essentielles, coupable du crime de " trotskysme ". On dirait que les principaux points de la résolution de la VII° session plénière du comité exécutif de l'Internationale communiste, qui condamne le " trotskysme ", sont dirigés consciemment et à dessein contre les thèses essentielles de Lénine. Les staliniens grincèrent des dents lorsque ces textes furent publiés. Le rédacteur en chef du Recueil, Kamenev, m'avoua avec sa " bonhomie " habituelle, pas très modeste, qu'il n'aurait jamais laissé paraître ce document s'il n'avait tas considéré comme imminent un bloc de l'opposition. Finalement, dans l’article de Kostrcheva paru dans le Bolchevik, on faussa horriblement ces thèses essentielles pour ne pas laisser accuser Lénine de " trotskysme ", envers la paysannerie en général et le paysan moyen en particulier.

Je cirerai encore ce que dit Lénine, en 1909, au sujet de nos divergences :

Le camarade Trotsky admet lui-même dans son raisonnement " la participation de représentants de la population démocratique " dans le " gouvernement ouvrier, c'est-à-dire la possibilité d'un gouvernement composé des représentants du prolétariat et de la paysannerie. Dans quelles conditions pourrait-on admettre la participation du prolétariat au gouvernement révolutionnaire, c'est une toute autre question, sur laquelle les bolcheviks seront, peut-être, encore moins d'accord avec les social-démocrates polonais qu'avec Trotsky. Mais le problème de la dictature des classes révolutionnaires ne peut, en aucune manière, être réduit à celui de la " majorité " dans un gouvernement révolutionnaire ou aux conditions qui permettraient aux social-démocrates de faire partie d'un gouvernement quelconque.
(Tome XI, première partie, p. 229. Souligné par moi.)

Dans cette citation, Lénine confirme de nouveau que Trotsky accepte un gouvernement composé des représentants du prolétariat et de la paysannerie, ce qui veut dire qu'il ne " saute " pas par-dessus celle-ci. Lénine souligne que le problème de la dictature ne se réduit pas à la simple question de la majorité dans un gouvernement, et c'est tout à fait indiscutable. Il s'agit, avant tout, de la lutte commune des ouvriers et des paysans, par conséquent de la lutte de l'avant-garde prolétarienne pour assurer son influence sur les paysans contre la bourgeoisie libérale ou nationale. Mais, même si le problème de la dictature révolutionnaire des ouvriers et des paysans ne se réduit pas à une question de majorité dans un gouvernement, cette question se pose d'une manière décisive en cas de victoire de la révolution. Nous avons vu que Lénine fait une réserve prudente (pour toute éventualité) : s'il s'agissait de la participation du parti au gouvernement révolutionnaire, il se pourrait que nous soyons en désaccord avec les camarades polonais et avec Trotsky quant aux conditions de cette participation. On parlait ainsi d'une divergence possible, dans la mesure où Lénine admettait théoriquement la participation des représentants du prolétariat à un gouvernement démocratique dont ils formeraient la minorité. Les faits ont toutefois prouvé que nos chemins n'étaient pas différents. En novembre 1917, il y eut dans le parti, au sommet, une lutte acharnée sur la question d'une coalition gouvernementale avec les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks. Lénine ne s'opposa pas en principe à une telle coalition sur une base soviétique, mais il exigea catégoriquement une majorité bolchevique fermement garantie. Je marchais alors la main dans la main avec Lénine.

Voyons maintenant comment se résume pour Radek toute la question de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie :

En quoi - se demande-t-il - l'ancienne théorie bolchevique de 1905 fut-elle, en somme, exacte ? Est-ce que l'intervention commune des ouvriers de Petrograd et des paysans (soldats de la garnison de Petrograd) renversa le tsarisme [en 1917 - L. T.]. Au fond, la formule de 1905 prévoit les rapports entre classes et non pas une institution politique concrète.

Fort bien, fort bien ! Si je qualifie d'algébrique l'ancienne formule de Lénine, cela ne veut pas dire qu'on peut la réduire à zéro comme le fait sans hésiter Radek. " L'essentiel était accompli : le prolétariat et la paysannerie avaient en commun infligé une défaite au tsarisme. " Mais ce fait " essentiel " eut lieu, sans exception, dans toutes les révolutions victorieuses ou à demi victorieuses. Toujours et partout les prolétaires ou leurs précurseurs, les plébéiens et les paysans renversèrent les empereurs, les féodaux, les prêtres. En Allemagne, cela se produisit au XVI° siècle, et même avant. En Chine, les ouvriers et les paysans battirent les " militaristes ". Mais que vient faire la dictature démocratique là-dedans ? Elle n'exista pas dans les anciennes révolutions, elle n'exista pas non plus dans la Révolution chinoise. Pourquoi ? Parce que les ouvriers et les paysans qui firent le gros ouvrage de la révolution avaient la bourgeoisie sur le dos. Radek s'est " détaché " des " institutions politiques " au point d'oublier " l'essentiel " de la révolution : qui la dirige, qui prend le pouvoir ? La révolution, pourtant, est une lutte pour le pouvoir. C'est une lutte politique que les classes mènent non avec des bras nus mais au moyen d' " institutions politiques " (les partis, etc.).

Les gens qui n'ont pas approfondi la complexité des méthodes du marxisme et du léninisme - c'est Radek qui tonne contre nous, pauvres pécheurs - se sont imaginé que la révolution devait inévitablement aboutir à un gouvernement commun des ouvriers et des paysans, et certains d'entre eux étaient même d'avis que ce gouvernement devait certainement être une coalition du parti ouvrier avec le parti paysan.

En voilà des " gens " bien naïfs ! Et Radek lui-même, qu'en pense-t-il ? Est-il d'avis que la révolution victorieuse ne devait pas aboutir à un nouveau gouvernement ou que ce gouvernement ne devait pas refléter et fixer une certaine corrélation entre les classes révolutionnaires ?

Radek a tellement approfondi ce problème du point de vue " sociologique " qu'il n’en reste que l'écorce verbale.

A quel point il est inadmissible de se détacher de la question des formes politiques que prend la collaboration des ouvriers et des paysans, c'est ce que démontrent les lignes suivantes d'un rapport du même Radek à l'Académie communiste en mars 1927 :

L'an dernier, j'écrivis dans la Pravda un article sur le gouvernement de Canton, que j'appelai paysan-ouvrier. Mais quelqu'un à la rédaction pensa que je m'étais trompé et corrigea : le gouvernement ouvrier-paysan. Je ne protestai pas et laissai le gouvernement ouvrier-paysan.

Ainsi, au mois de mars 1927 (et non en 1905) Radek estimait possible l'existence d'un gouvernement paysan-ouvrier par opposition à un gouvernement ouvrier-paysan- Le rédacteur de la Pravda ne le comprit pas. J'avoue franchement que je ne le comprends pas non plus. Nous savons bien ce qu'est le gouvernement ouvrier-paysan. Mais qu'est ce gouvernement paysan-ouvrier qu'on lui oppose ? Comment expliquer ce déplacement mystérieux des adjectifs? Nous touchons ici au cœur même de la question. En 1926, Radek croyait que le gouvernement de Canton de Tchang Kaï-chek était un gouvernement paysan-ouvrier, et il le répéta avec assurance en 1927. Mais on découvrit aussitôt que c'était en réalité un gouvernement bourgeois qui, après avoir exploité la lutte révolutionnaire des ouvriers et des paysans, la noya ensuite dans le sang. Quelle est la raison de cette erreur ? Radek s'est-il tout simplement trompé ? Cela peut arriver. Mais alors on dit : Je n'ai pas compris, je me suis trompé, j'ai commis une erreur. Cependant, nous le voyons maintenant, il ne s'agit pas ici d'une erreur de fait venant d'un manque d'information : c'est une profonde erreur de principe. Le gouvernement paysan-ouvrier opposé au gouvernement ouvrier-paysan, c'est le Kuomintang. Il ne veut signifier rien d'autre. Si la paysannerie ne suit pas le prolétariat, elle suit la bourgeoisie. J'espère que ma critique de l'idée stalinienne du " parti ouvrier-paysan bi-partite " a suffisamment élucidé cette question. (Cf. Critique du programme de l'Internationale communiste). Le gouvernement " paysan-ouvrier " de Canton, opposé au gouvernement ouvrier-paysan, signifie, dans le langage de la politique chinoise actuelle, la seule expression possible et imaginable de la " dictature démocratique " opposée à la dictature du prolétariat. Autrement dit, c'est l'incarnation de la politique de Staline en faveur du Kuomintang, opposée à la politique bolchevique que l'Internationale communiste appelle " trotskyste ".


Notes

[1] Les " travaillistes " (troudoviki), les représentants des paysans dans les quatre doumas, oscillèrent toujours entre les libéraux (cadets) et les social-démocrates.

[2] Cette citation, ainsi quo des centaines d'autres, témoignent, soit dit en passant, que j'avais la notion de l'existence de la paysannerie et de l'importance du problème agraire à la veille de la révolution de 1905, c'est-à-dire bien avant que Maslov, Thalheimer, Remmele, Cachin, Monmousseau, Bela Kun, Pepper, Kuussinen et autres sociologues marxistes ne commencent à m'expliquer l'importance de la paysannerie (L. T.)

[3] A la conférence de 1909, Lénine proposa la formule : "Le prolétariat qui conduit derrière lui la paysannerie ", mais il finit par se rallier à la formule des social-démocrates polonais, qui obtint à la conférence la majorité contre les mencheviks. (L. T.)


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