1923 |
Au lendemain de la révolution, Trotsky aborde les problèmes de la vie quotidienne : rapports travail/loisirs, condition des femmes, famille, gestion des équipements collectifs, logement, culture et cadre de vie... |
Les questions du mode de vie
Introduction de l’édition française de 1976
Anatole KOPP.
Lorsqu'en 1923 sont publiées Les Questions du mode de vie, Trotsky est encore commissaire du peuple à l'armée et à la marine, il est encore le deuxième personnage de la vie politique de la Russie des Soviets. Si l'on ignore ce qu'est la situation de la Russie à cette époque, on peut s'étonner de voir Trotsky consacrer du temps à des questions en apparence secondaires : comportement humain en société, alcoolisme, rapports familiaux, émancipation des femmes, correction du langage quotidien, etc.
Certains ont expliqué l'attention que Trotsky portait aux "petites choses" par les traits de son caractère : précision, méticulosité, mais ces explications ne vont pas au fond de la question. Si en 1923, Trotsky estime nécessaire de mettre l'accent sur ces problèmes, c'est que la situation dans la Russie post-capitaliste des premières années de la N.E.P. a fait de ces problèmes des problèmes essentiels.
La N.E.P., ou Nouvelle Economie Politique, a été adoptée par le X° Congrès du Parti (8-16 mars 1921). Elle fait suite à la période dite du "Communisme de Guerre" caractérisée entre autres par l'effondrement quasi-total des forces productives, par la politique des réquisitions forcées à la campagne pour permettre aux villes de survivre, par la disparition totale de tout secteur privé, fabriques et usines, du fait de la fuite des anciens propriétaires. Cette situation amène à la collectivisation, souvent non souhaitée, de tous les secteurs de l'économie russe. La N.E.P. met fin à la politique des réquisitions. Elle autorise la reconstitution d'un secteur privé dans l'industrie et le commerce. Elle envisage la création de sociétés d'économie mixte associant des capitaux privés étrangers aux capitaux d'Etat. Les premiers résultats de cette nouvelle politique sont positifs. L'agriculture se développe et atteint rapidement une production égale aux trois quarts de celle d'avant- guerre. Les villes, qu'une grande partie de la population avait fuies pour se réfugier à la campagne, commencent à renaître. La production tend, pour la première fois depuis la Révolution, à augmenter. L'amélioration des conditions de vie est réelle.
Mais la N.E.P. économiquement inévitable dans les conditions qui sont celles de 1921 est en même temps lourde de menaces pour la Révolution. Elle permet à la campagne l'enrichissement inégal des paysans aboutissant rapidement à la constitution d'une catégorie de paysans riches, les "Koulaks", dont les domaines vont croissant et qui, de plus en plus, emploient des paysans pauvres ou " Biedniaks" comme ouvriers salariés. Dans les villes on assiste à une véritable mutation au sein de la classe ouvrière. Les cadres ouvriers de l'ancien parti bolchevique ont été décimés par la guerre civile. L'épuisement physique, les maladies, les missions, les affectations lointaines ont dispersé et réduit ce premier noyau de révolutionnaires prolétariens. Une nouvelle classe ouvrière se constitue. Issue de la paysannerie pauvre, elle est dépourvue de toute tradition politique prolétarienne et est, de ce fait, particulièrement sensible à l'influence de la nouvelle bourgeoisie engendrée par la N.E.P., qui, rapidement présentera aux yeux des masses, un modèle de "mode de vie" totalement étranger aux idéaux révolutionnaires. Ce mode de vie, ce luxe tapageur, ce goût du lucre joueront un rôle démoralisateur profond dans toutes les couches sociales défavorisées de la Russie des Soviets et particulièrement dans la classe ouvrière urbaine en contact avec ces nouveaux bourgeois que sont les "Nepmen", comme avec les anciens cadres administratifs et techniques qu'il a bien fallu réemployer faute d'avoir eu le temps d'en former de nouveaux.
Sur le plan strictement économique non plus la N.E.P. n'est pas un succès total. L'industrie légère dans laquelle les "privés" ont investi de préférence à la lourde, parce que les bénéfices y sont plus rapides, progresse plus vite et au détriment de cette dernière qui est, pour l'essentiel, restée secteur d'Etat. La hausse des prix des produits de l'industrie légère les rend inabordables pour la grande masse des paysans. C'est la crise dite "des ciseaux". Les prix industriels et les prix agricoles, après s'être recoupés, s'éloignent désormais. Cette crise renforce d'une part les phénomènes d'autarcie locale à la campagne; elle incite les industries d'Etat ou "Industries Rouges" à diminuer leurs frais et à augmenter leur productivité avec, comme effet immédiat, la stagnation des salaires et la croissance du chômage. L’inadéquation des salaires aux prix devient de plus en plus criante.
Il faut également tenir compte de la situation internationale. En 1923, une situation révolutionnaire explosive existe en Allemagne mais, fin 1923, la Révolution allemande est écrasée tandis que l'insurrection bulgare de septembre 1923 se termine en catastrophe. Ces événements font suite à la liquidation de la République des Soviets de Hongrie en août 1919, à l'échec de la grève générale italienne d'août 1922 et à l'arrivée en octobre 1922 de Mussolini au pouvoir. La Révolution russe se trouve isolée sur le plan international. Sur le plan intérieur, elle a à faire face à un danger que Lénine avait pressenti dès le lendemain d'octobre . celui de la montée de la bureaucratie. C'est ce même danger que Trotsky dénoncera dans sa lettre du 8 octobre 1923 au comité central. Il écrira:
"La bureaucratisation de l'appareil du parti s'est développée dans des proportions inouïes par l'emploi de la méthode de sélection (des cadres) par le secrétariat. Il s'est créé une large couche de militants entrant dans l'appareil gouvernemental du parti qui renoncent complètement à leurs propres opinions de parti ou, au moins, à leur expression ouverte, comme si la hiérarchie bureaucratique était l'appareil qui crée l'opinion du parti et ses décisions."
Cette même idée sera reprise et exprimée le 15 octobre 1923 par un groupe de 46 militants parmi lesquels certains des dirigeants les plus éminents du parti et vétérans de la guerre civile. Ce sera la "Lettre des Quarante-six" dans laquelle il sera dit :
" Le régime qui a été mis en vigueur dans le parti est absolument intolérable. Il tue toute initiative dans le parti, le soumet à un appareil de fonctionnaires appointés qui fonctionne indéniablement en période normale, mais fait inévitablement long feu en période de crise et menace d'aller à une banqueroute totale en face des événements sérieux qui se préparent. "
C'est cet appareil qui écrasera l'opposition aboutissant les -23-26 octobre 1926 à l'exclusion de Trotsky du bureau politique, à l'adoption de la "théorie" stalinienne de la "construction du socialisme dans un seul pays" et la construction de l'Etat soviétique par les méthodes bureaucratiques et autoritaires que Trotsky et les "Quarante-six" avaient dénoncées. C’est par rapport à tout ce contexte, que nous n'avons pu qu'esquisser dans les lignes qui précèdent, qu'il faut lire Les Questions du mode de vie.
La révolte de Cronstadt avait été écrasée tandis que se déroulait le X° Congrès qui allait décider de l'instauration de la N.E.P. En cette même année 1921, le pays connaît diverses insurrections. Souvent, comme à Cronstadt, des communistes se trouvent du côté des insurgés qui, pour la plupart sont, soit des paysans, soit des ouvriers fraîchement arrivés de la campagne. Nous avons vu plus haut que la guerre civile, les maladies, les diverses tâches révolutionnaires avaient décimé la classe ouvrière initiale, celle qui avait fait Octobre. L'avant-garde russe a également subi l'effet de l'épuisement de la vague révolutionnaire européenne d'après-guerre. l'Internationale communiste en a d'ailleurs tenu compte en modifiant sa tactique au cours de son III° Congrès (22 juin/12 juillet 1921), décidant d'entreprendre avant toute nouvelle action révolutionnaire d'envergure, la conquête de la classe ouvrière internationale.
La classe ouvrière russe, issue des mutations post- révolutionnaires, doit, elle aussi les insurrections de Cronstadt et d'ailleurs l'ont montré être conquise aux idées de la révolution. Les grèves "sauvages " des années 21 et 22 ont mis en évidence le bas niveau de conscience des masses russes privées de leur avant-garde révolutionnaire. Il faut d'urgence entreprendre une action en profondeur, selon Trotsky, une action culturelle au sens le plus large du terme, inséparable de l'action d'éducation politique pour aboutir à une prise de conscience par les masses des objectifs de la révolution, à une transformation de cette conscience en en extirpant tous les aspects négatifs hérités du régime pré-révolutionnaire. Cette action, que l'on nommera officiellement en Russie la "Perestroïka Byta" ou Reconstruction du mode de vie, constitue l'objectif principal de Trotsky lorsqu'il écrit Les Questions du mode de vie.
Face à l'influence désagrégatrice de la N.E.P., la création d'un "homme nouveau" est une question urgente. Face à la montée de la bureaucratie, il faut pouvoir opposer le plus rapidement possible non plus une masse amorphe et incapable de prendre en main ses propres affaires mais un nouveau prolétariat conscient de ses intérêts en tant que classe. Face au poids des habitudes et des traditions sur lesquelles les ennemis de la révolution prennent appui : religion, alcoolisme, subordination des femmes, il faut développer dans les masses d'autres valeurs, leur proposer d'autres idéaux. Enfin, il faut prendre conscience que la construction à long terme d'une société socialiste exige, pour la construire autrement que par des méthodes bureaucratiques et autoritaires, une large participation des masses passant par ce que l'on appelait alors en Russie une "révolution culturelle" dont la Reconstruction du mode de vie était l'un des instruments. En écrivant les articles qui constituent Les Questions du mode de vie, Trotsky opposait au schéma stalinien de construction du socialisme, une autre voie. Pour lui comme pour tous les marxistes, il ne suffisait pas de créer d'abord une industrie lourde puis une industrie légère, de mettre en place les bases économiques pour que, automatiquement en quelque sorte, apparaissent les superstructures idéologiques. C'est cette version du socialisme que Staline défendra dans Les Questions du Léninisme. Pour Trotsky, c'est en même temps qu'il faut édifier et les bases économiques et les rapports sociaux inséparables du nouveau mode de production.
Cette volonté d'agir en même temps sur les bases économiques et sur les rapports de production, donc sur le Mode de vie, est caractéristique de la période préstalinienne, de la période des années 20. Les écrivains, poètes et artistes regroupés au sein du L.E.F. (Front Gauche de l'Art) définissent le " byt" (le mode de vie) comme leur "nouveau front". A leurs yeux, l'art doit devenir un instrument de transformation sociale incitant à la pratique des nouveaux rapports sociaux. Il ne s'agit pas pour eux, comme pour ceux qui leur succéderont pendant la période du " réalisme socialiste " stalino-jdanovien de représenter pour l'exemple une société idéale débarrassée de tout conflit et peuplée de héros du travail, de mères-héroïnes, de familles sans problèmes, de brigades d'élite suivant avec enthousiasme et sans discuter les directives du représentant infaillible du Parti. Il s'agit d'utiliser la littérature, la poésie, l'art, le design, l'architecture pour agir, directement sur le comportement humain, pour le transformer.
Ces préoccupations sont particulièrement évidentes dans le domaine de l'habitat. Si l'architecture, l'urbanisme, l'implantation territoriale des établissements humains du passé sont à l'image de la société abattue, le reflet de rapports sociaux anciens, alors une nouvelle architecture, un nouvel urbanisme à l'échelle du territoire tout entier doivent être imaginés pour permettre aux nouveaux rapports sociaux de s'épanouir, pour aider à leur transformation, pour préfigurer l'avenir. Plus tard, quand il sera déjà trop tard, vers la fin des années 20, des dirigeants politiques comme You. Larine, des économistes comme L. Sabsovitch, des sociologues comme M. Okhitovitch, des architectes comme M. Guinzbourg proposeront les formes concrètes d'une nouvelle implantation socialiste de l'humanité à l'échelle de tout le territoire. Ils tenteront de définir ce que Sabsovitch appellera le "nouveau mode de vie socialiste", basé sur la collectivisation de fonctions jusqu'alors performées au sein de la cellule familiale, facilitant la libération des femmes des corvées domestiques et favorisant aussi de larges échanges et contacts sociaux. Pour cela ils partiront des premières expériences sur le thème de " vivre autrement ", réalisées au sein des masses au début des années 20 et dont Trotsky fait état dans le chapitre intitulé "De l'ancienne famille à la nouvelle". C'est de ces premières expériences de vie collective qu'il avait dit qu'elles devaient être suivies avec beaucoup d'attention, car elles constituaient les "germes de la vie nouvelle" (Rostki novoi jizni.) C'est aussi à partir de ces premières expériences que les architectes et les urbanistes imagineront plus tard les "Maisons Communes" et les schémas décentralisés d'un nouvel habitat socialiste. Cette "vie nouvelle " qui est l'objectif fondamental du socialisme, Trotsky montre qu'elle ne peut être édifiée qu'en tenant compte du rapport dialectique qui existe entre le développement des forces productives et ce qu'il appelle "la sphère de la morale". (Chapitre Habitudes et Coutumes.)
Les rapports nouveaux de production, les rapports nouveaux entre les hommes et entre les sexes, qui constituent le fondement des véritables "expériences sociales " réalisées pendant les années 20, illustrent un aspect mal connu mais essentiel de la dictature du prolétariat, non pas seulement en tant que "concept " mais en tant que pratique sociale vivante à un niveau touchant tous les aspects de la vie quotidienne des masses. C'est à travers l'élargissement et la généralisation de ces expériences que l'on pouvait espérer atteindre des formes nouvelles de fonctionnement démocratique de la société, une prise en main par les masses elles-mêmes de leurs problèmes au niveau de l'usine, de l'exploitation agricole, de "l'école commune", du quartier, de la région. Elles auraient alors été mieux à même de s'opposer victorieusement aux "forces puissantes qui détournent l'Etat soviétique de sa route (... et qui) émanent d'un appareil qui nous est foncièrement étranger et qui représente un salmigondi de survivances bourgeoises et tsaristes "seulement couvert d'un vernis soviétique", qui enfonce le pays dans l'oppression" [1].
La "reconstruction du mode de vie" si elle n'avait pas été bloquée presque aussitôt après avoir été entreprise aurait pu constituer une arme efficace dans la lutte contre la bureaucratie stalinienne. C'est pour éviter cette catastrophe qui se profilait déjà à l'horizon que Trotsky publiait en 1923 Les Questions du mode de vie.
Il est beaucoup question à notre époque dans certains groupes et dans certaines publications de "changer la vie", de "vivre autrement " dès aujourd'hui. Ceux qui préfèrent fuir la société que la combattre, qui partent "vivre autrement" dans des communautés éphémères constituées dans des fermes ou des villages abandonnés et qui parfois croient se situer dans la ligne de la "reconstruction du mode de vie" soviétique comprendront s'ils lisent Les Questions du mode de vie qu'il n’en est rien. Ils verront que, pour Trotsky, la " Vie Nouvelle " est inséparable de la transformation des rapports de production et donc du mode de production lui-même dans un processus dialectique global. C'est précisément dans ce rapport dialectique nécessaire que se situe l'actualité des idées avancées par Trotsky dans Les Questions du mode de vie face à certaines conceptions contemporaines qui mettent la charrue avant les bœufs.
Toute une génération peut aujourd'hui penser que ce n'est qu'à partir de mai 68 que certains courants du mouvement ouvrier se sont posé les problèmes de la vie quotidienne : Rapports loisirs/travail, condition féminine, famille, gestion par les masses d'équipements collectifs, logements d'un type nouveau, urbanisme et cadre de vie. Elle peut croire que ce n'est qu'au terme de toute une série d'étapes : élections, Programme commun, démocratie "avancée", débouchant sur un socialisme indéfini que ces questions, pourtant essentielles, pourront être abordées. Dans Les Questions du mode de vie, Trotsky montre que, en Russie, c'est au lendemain même de la révolution qu'elles le furent, malgré la misère matérielle et l'impréparation culturelle, sous la forme de véritables "expériences sociales". Les textes que nous présentons ci-après (pour la première fois en France) ont été écrits il y a près de cinquante ans. Il serait absurde d'y chercher des recettes toutes faites pour l'avenir. La situation de la France actuelle n'a que peu de rapports avec celle de la Russie d'avant 1917 qu'il s'agisse du mode de vie ou d'autres aspects. On sait aujourd'hui que si la libération des femmes passe par leur libération économique, il s'agit là d'une mesure nécessaire certes, mais non suffisante. De même les problèmes de la famille, du logement, etc., se posent aujourd'hui en des termes différents de ceux dans lesquels Trotsky les posait en 1923. Néanmoins les approches qu'il a développées peuvent encore permettre d'éviter nombre d'erreurs dont certaines ont déjà été commises et d'autres qui peuvent l'être encore. Et il est essentiel de rappeler aujourd'hui qu'au lendemain de la Révolution et de la prise du pouvoir par la classe ouvrière, tout en envisageant des étapes liées aux possibilités matérielles et culturelles, le pouvoir soviétique avait mis à l'ordre du jour, non pas seulement une élévation progressive du niveau de vie, non pas le simple élargissement d'une démocratie calquée sur le modèle bourgeois, non pas seulement la collectivisation des moyens de production et d'échange, mais ce que l'on appelait alors la " reconstruction du mode de vie " jusque dans ses détails en apparence les plus insignifiants et les plus intimes.
Ces textes ont été traduits par Joëlle Aubert-Yong d'après la deuxième édition des Questions du mode de vie, publiée à Moscou en 1923 aux éditions d'Etat (Gosizdat). Le 15 janvier 1925, Trotsky démissionnera de ses fonctions de commissaire du peuple à l'armée et à la marine ; les 23-26 octobre 1926, il sera exclu du bureau politique; le 15 novembre 1927, il sera exclu du Parti; le 16 janvier 1928, il sera déporté à Alma-Ata; il sera expulsé d'U.R.S.S. le 10 février 1929 et assassiné à Coyoacan (Mexique) le 20 août 1940.
[1] Lenine, Oeuvres complètes, t. 36, p. 620-623.