1923

Au lendemain de la révolution, Trotsky aborde les problèmes de la vie quotidienne : rapports travail/loisirs, condition des femmes, famille, gestion des équipements collectifs, logement, culture et cadre de vie...


Léon Trotsky

Les questions du mode de vie

Le journal et son lecteur

L'augmentation numérique du parti, ainsi que le développement de son influence sur les sans-parti d'une part, et d'autre part la nouvelle étape de la révolution que nous abordons aujourd'hui, expliquent que le parti se heurte à la fois à des problèmes nouveaux, mais aussi à des problèmes anciens qui apparaissent sous une forme nouvelle, y compris dans le domaine de l'agitation et de la propagande. Il faut que nous réexaminions très attentivement les instruments et les moyens de notre propagande. Sont-ils suffisants EN VOLUME, c'est-à-dire embrassent-ils tous les problèmes qu'il faut éclaircir ? Trouvent-ils une EXPRESSION adéquate, accessible au lecteur et capable de l'intéresser ?

Ce problème parmi d'autres fut examiné par les vingt-cinq agitateurs et propagandistes moscovites réunis en assemblée. Leurs points de vue, leurs opinions, leurs appréciations ont été sténographiés. J'espère que je pourrai bientôt éditer tout ce matériau. Nos camarades journalistes y trouveront un grand nombre d'amers reproches, et je dois avouer qu'à mon avis, la plupart de ces reproches sont justifiés. La question de l'organisation de notre agitation écrite, en premier lieu de notre agitation journalistique, est trop importante pour que l’on passe quoi que ce soit sous silence. Il faut parler franchement.

Un proverbe dit : " C'est l'uniforme qui fait le général..." Il faut donc commencer par la technique journalistique. Elle est meilleure, certes, qu'en 1919-1920, mais elle est encore extrêmement défectueuse. A cause du manque de soin dans la mise en page, de l'excès d'encrage, le lecteur cultivé, et à plus forte raison celui qui ne l'est pas, a des difficultés à lire le journal. Les journaux à grand tirage destinés aux larges masses ouvrières, comme "Le Moscou travailleur" ou "La gazette ouvrière", sont extrêmement mal imprimés. La différence d'un exemplaire à l'autre est très grande : parfois, presque tout le journal est lisible, parfois, on n'en comprend pas la moitié. C'est pourquoi l'achat d’un journal ressemble, à une loterie. Je tire au hasard un des derniers numéros de "La gazette ouvrière". Je regarde "Le coin des enfants" : "Le conte du chat intelligent..." Impossible de lire, tant l'impression est défectueuse; et c'est pour des enfants ! Il faut le dire franchement : notre technique en matière de journaux, c'est notre honte. Malgré notre pauvreté, malgré notre immense besoin d'instruction, nous nous payons souvent le luxe de barbouiller le quart, si ce n'est la moitié d'une feuille de journal. Un tel "chiffon" ne peut qu'irriter le lecteur; un lecteur peu averti s'en lasse, un lecteur cultivé et exigeant grince des dents et méprise carrément ceux qui se moquent ainsi. de lui. Car il y a bien quelqu'un qui écrit ces articles, quelqu'un qui les met en page, quelqu'un qui les imprime, et en fin de compte le lecteur, malgré tous ses efforts, n'en déchiffre pas la moitié. Quelle honte et quelle infamie ! Lors du dernier congrès du parti, on a porté une attention particulière au problème de la typographie. Et la question se pose : jusqu'à quand allons-nous supporter tout cela ?

"C'est l'uniforme qui fait le général..." Nous avons déjà vu qu'une impression défectueuse empêche quelquefois de pénétrer l'esprit d'un article. Mais il reste encore à procéder à la disposition du matériau, à la mise en page, aux corrections. Arrêtons-nous seulement sur les corrections, car elles sont chez nous particulièrement mal faites. Il n'est pas rare de relever des fautes d'impression et des coquilles énormes, non seulement dans les journaux, mais aussi dans les revues scientifiques, particulièrement dans la revue "Sous la bannière du marxisme". Léon Tolstoï a dit un jour que les livres étaient un instrument pour répandre l'ignorance. Bien sûr, cette affirmation de barine méprisant est totalement mensongère. Mais hélas, elle se justifie en partie... si l'on considère les corrections de notre presse. Cela non plus, on ne peut plus le supportera Si les imprimeries ne disposent pas des cadres nécessaires, de correcteurs-réviseurs cultivés qui connaissent leur travail, il faut alors perfectionner sur le tas les cadres existants. Il faut leur donner des cours de soutien ainsi que des cours d'instruction politique. Un correcteur doit comprendre le texte qu'il corrige, sinon ce n'est pas un correcteur, mais un propagateur involontaire de l'ignorance ; la presse, quoi qu'en dise Tolstoï, est, et doit être, un instrument d'éducation.

A présent, regardons d'un peu plus près le contenu du journal. Un journal sert avant tout de lien entre les individus; il leur fait connaître ce qui se passe et où cela se passe. Ce qui fait l'âme d'un journal, c'est une information fraîche, abondante, intéressante. De nos jours, le télégraphe et la radio jouent un rôle très important dans l'information journalistique. C'est pourquoi le lecteur habitué à un journal et rompu à sa lecture, se précipite avant tout sur la rubrique des "communiqués". Mais pour que les dépêches occupent la première place dans un journal soviétique, il faut qu'elles présentent des faits importants et intéressants sous une forme compréhensible à la masse des lecteurs. Cependant il n'en est rien. Dans nos journaux, les communiqués sont composés et imprimés sous une forme semblable à celle de la "grande" presse bourgeoise. Si l'on suit quotidiennement les communiqués de certains journaux, on a l'impression que les camarades qui s'occupent de cette rubrique, lorsqu'ils portent à la mise en page de nouvelles dépêches, ont complètement oublié ce qu'ils avaient fait passer la veille. Leur travail ne présente absolument aucune suite logique. Chaque dépêche ressemble à un éclat tombé là par hasard. Les explications qui s'y rapportent ont un caractère fortuit et pour la plupart irréfléchi. C'est tout juste si, à côté du nom de tel ou tel homme politique bourgeois étranger, le rédacteur de la rubrique écrit entre parenthèses : " lib." ou "cons. ". Ce qui signifie : libéral, conservateur. Mais comme les trois quarts des lecteurs ne comprennent pas ces abréviations, ces éclaircissements ne peuvent que les embrouiller encore plus. Les communiqués qui nous informent, par exemple, sur ce qui se passe en Bulgarie ou en Roumanie, passent habituellement par Vienne, Berlin, Varsovie. Les noms de ces villes cités en tête de la dépêche déroutent totalement la masse des lecteurs, complètement ignares en géographie. Pourquoi est-ce que je cite ces détails ? Toujours pour la même raison : ils montrent, mieux que toute autre chose, combien nous faisons peu attention, lorsque nous préparons nos journaux, à la situation du lecteur peu averti, à ses besoins, à ses difficultés. LA MISE AU POINT DES DÉPECHES DANS UN JOURNAL OUVRIIER EST CE QU’IL Y A DE PLUS DIFFICILE, CE QUI REQUIERT LE PLUS DE RESPONSABILITÉ. Elle exige un travail attentif, minutieux. Il faut réfléchir à tous les aspects d'un communiqué important, lui donner une forme telle qu’elle corresponde immédiatement à ce que la masse des lecteurs sait déjà plus ou moins bien. Il faut regrouper les dépêches avant de les faire précéder des explications nécessaires. A quoi sert un gros titre de deux ou trois lignes ou plus s'il ne fait que répéter ce qui est dit dans le communiqué ? Bien souvent, ces titres ne servent qu'à embrouiller le lecteur. Une grève sans importance a souvent pour titre: "Ça y est !" ou : "Bientôt le dénouement", alors que la dépêche elle-même fait état d'un vague mouvement chez les cheminots, sans en mentionner ni la cause, ni les buts. Le lendemain, pas un mot sur cet événement; le jour suivant non plus. Lorsque le lecteur lit une nouvelle fois un communiqué intitulé " Ça y est! " il considère que c'est là du travail peu sérieux, de la crânerie journalistique à bon marché, et son intérêt pour les communiqués et pour le journal lui-même diminue. Si par contre le rédacteur de la rubrique des dépêches se souvient de ce qu'il a publié la veille et l'avant-veille, et s'il essaye lui-même de comprendre ce qui relie les événements et les faits entre eux afin de les expliquer au lecteur, l'information, même fort imparfaite, acquiert tout de suite une immense valeur éducative. Dans l'esprit du lecteur, des informations solides s'ordonnent peu à peu. Il lui est de plus en plus facile de comprendre les faits nouveaux, et il apprend à chercher et à trouver dans un journal les informations importantes. Ainsi le lecteur fait-il un pas énorme sur le chemin de la culture. Il faut que les rédactions concentrent tous leurs efforts sur l'information télégraphique, il faut qu'elles parviennent à ce que cette rubrique soit composée comme il se doit. Ce n'est que si les journaux eux-mêmes font pression et donnent l'exemple que l'on pourra progressivement éduquer les correspondants de l'agence ROSTA [1].

Une fois par semaine, le mieux serait évidemment le dimanche, c'est-à-dire le jour où l'ouvrier est libre, il faudrait faire un bilan des faits les plus marquants. A propos, un tel travail serait un merveilleux moyen d'éduquer les responsables des diverses rubriques. Ils apprendraient à rechercher plus soigneusement ce qui relie les divers événements entre eux, ,et cela se refléterait de façon bénéfique sur la rédaction quotidienne de chaque rubrique.

Il est impossible de comprendre les nouvelles de l'étranger si l'on ne possède pas certaines connaissances géographiques élémentaires. Les vagues cartes que reproduisent quelquefois les journaux, même dans le cas où elles sont lisibles, n'aident pas tellement le lecteur qui ignore comment sont disposés les divers pays du monde, comment sont répartis les divers Etats. La question des cartes de géographie représente, dans notre situation, c'est-à-dire vu l'environnement capitaliste et la montée de la révolution mondiale, un important problème d'éducation sociale. Partout où l'on organise des conférences et des meetings, ou du moins dans les locaux les plus importants, il faut que l'on dispose de cartes de géographie spéciales où les frontières entre Etats soient bien délimitées, où soient notés certains éléments du développement économique et politique de ces Etats. Il serait peut-être bon, comme au moment de la guerre civile, d'afficher ce genre de cartes schématiques dans certaines rues et sur certaines places. On trouverait sûrement les moyens de le faire. L'année dernière, on a étalé une quantité invraisemblable de banderoles sous n’importe que, Prétexte. N'aurait-il pas mieux valu utiliser ces moyens pour doter les fabriques, les usines, et par la suite les villages, de cartes de géographie ? Chaque conférencier, chaque orateur, chaque agitateur, etc., évoquant l’Angleterre et ses colonies, pourrait les situer immédiatement sur la carte. De la même façon, il montrerait où se trouve la Ruhr. C'est l'orateur qui en tirera tout d'abord avantage : il saura plus clairement et plus précisément de quoi il parle car il devra s'enquérir à l'avance où se trouve tel ou tel pays, tel au tel Etat. Et les auditeurs, si la question les intéresse ne manqueront pas de se souvenir de ce qu'on leur aura montré, peut-être pas la première fois, mais la cinquième ou la dixième fois. Et à partir de ce moment-là, lorsque les mots "Ruhr", "Londres", "Inde", cesseront d'être vides de sens, le lecteur liera les communiqués d'une façon tout à fait différente. Il aura plaisir à lire dans le journal le mot "Inde" une fois qu'il saura où se trouve ce pays. Il sera plus sûr de lui, il assimilera mieux les communiqués et les articles politiques. Il se sentira plus cultivé et le deviendra effectivement. Ainsi, des cartes géographiques claires et parlantes deviennent un élément fondamental de l'éducation politique de tous. Le Gosizdat [2] devrait s'occuper sérieusement de ce problème.

Mais revenons au journal. Les défauts que nous avons relevé à propos des "nouvelles de l'étranger", nous les retrouvons dans l'information "sur le pays", en partie en ce qui concerne l'activité des entreprises, des coopératives soviétiques, etc. Cette attitude négligente, désinvolte à l'égard du lecteur se remarque souvent dans des " petits riens " qui suffisent à tout gâcher. Les entreprises soviétiques sont nommées par des abréviations; parfois, elles sont désignées uniquement par leurs initiales (la première lettre de chaque mot). Cela permet, dans l'entreprise elle-même ou dans les entreprises voisines, d'économiser du temps et du papier. Mais la grande masse des lecteurs ne peut connaître ces abréviations conventionnelles. Par ailleurs nos journalistes, nos chroniqueurs, nos reporters jonglent avec des tas de sigles incompréhensibles, comme des clowns avec leurs ballons. Par exemple, on rapporte une discussion avec le camarade Untel, président du "S.A.M.". Ce sigle est utilisé des dizaines de fois tout au long de l'article. Il faut être un bureaucrate soviétique averti pour comprendre qu'il s'agit du Service de l'Administration Municipale [3]. Jamais la masse des lecteurs ne déchiffrera cette abréviation et, agacés, ils laisseront tomber l'article et peut-être même tout le journal. Nos journalistes doivent bien se mettre dans la tête que les abréviations et les sigles ne sont valables que dans la mesure où ils sont immédiatement compréhensibles; lorsqu'ils ne servent qu'à embrouiller les esprits, il est criminel et stupide de les utiliser. Un journal, nous l'avons dit plus haut, doit avant tout informer correctement. Il ne peut être un instrument d'éducation que si l'information y est bien faite, intéressante, et judicieusement exposée. Un événement doit avant tout être présenté de façon claire et intelligible : il faut préciser où cela se passe, ce qui se passe, et comment cela se passe. Nous considérons souvent que les événements et les faits sont en eux-mêmes connus du lecteur, ou qu'il les comprend par une simple allusion, ou encore qu'ils n'ont aucune importance et que le but du journal est soi-disant, "à propos" de tel ou tel fait (que le lecteur ignore ou qu'il ne comprend pas) de raconter des tas de choses édifiantes dont on a depuis longtemps par-dessus la tête. C'est souvent ce qui arrive parce que l'auteur de l'article ou de l'entrefilet ne sait pas toujours de quoi il parle, et pour être franc, parce qu'il est trop paresseux pour s'informer, pour lire, pour prendre le téléphone et vérifier ses informations. Il évite donc le vif du sujet et raconte " à propos " d'un fait quelconque que la bourgeoisie est la bourgeoisie, et que le prolétariat est le prolétariat. Chers collègues journalistes, le lecteur vous supplie de ne pas lui faire la leçon, de ne pas le sermonner, de ne pas l'apostropher, ni de l'agresser, mais de lui raconter, de lui exposer et de lui expliquer clairement et intelligiblement ce qui a eu lieu, où et comment cela a eu lieu. Les leçons et les exhortations en découleront d'elles-mêmes.

L'écrivain, particulièrement le journaliste, ne doit pas partir de son point de vue, mais de celui du lecteur. C'est là une distinction très importante qui se reflète dans la structure de chaque article en particulier, et dans la structure du journal dans son ensemble. Dans le premier cas, l'écrivain (maladroit et peu conscient de l’importance de son travail) présente simplement au lecteur sa propre personne, ses propres points de vue, ses pensées, et bien souvent, ses phrases. Dans l'autre cas, l'écrivain qui envisage sa tâche avec justesse, amène le lecteur lui-même aux conclusions nécessaires en utilisant pour cela l'expérience quotidienne des masses. Eclaircissons cette idée en prenant un exemple cité lors de la réunion des agitateurs de Moscou. Comme on le sait, cette année une violente épidémie de malaria a ravagé le pays. Alors que les anciennes épidémies, – typhus, choléra, etc. -, ont nettement diminué ces derniers temps (atteignant même un taux inférieur à celui d'avant la guerre), la malaria s'est développée dans des proportions inouïes. Elle touche des villes, des arrondissements, des usines, etc. Les apparitions subites, le flux et le reflux, la périodicité (la régularité) de ses accès font que la malaria n'agit pas seulement sur la santé, mais aussi sur l'imagination. On en parle, on y réfléchit, elle offre un terrain propice aux superstitions autant qu'à la propagande scientifique. Mais notre presse s'y intéresse encore insuffisamment. Cependant, chaque article traitant de la malaria suscite, comme l'ont rapporté les camarades de Moscou, le plus grand intérêt : le numéro du journal passe de main en main, l'article est lu à haute voix. Il est parfaitement évident que notre presse, sans se limiter à la propagande sanitaire du commissariat à la santé publique, doit entreprendre sur ce thème un important travail. Il faut commencer par décrire le développement même de l'épidémie, préciser les régions où elle se répand, énumérer les usines et les fabriques qu’elle touche plus particulièrement. Cela établira déjà un lien vivant avec les masses les plus retardées en leur montrant qu'on les connaît, qu'on s'intéresse à elles, qu'on ne les oublie pas. Il faut ensuite expliquer la malaria d'un point de vue scientifique et social, montrer par des dizaines d'exemples qu'elle se développe dans des conditions de vie et de production particulières, bien mettre en lumière les mesures prises par les organismes gouvernementaux, dispenser les conseils nécessaires et les répéter avec insistance d'un numéro à l'autre, etc. On peut et on doit sur ce terrain développer la propagande contre les préjugés religieux. Si les épidémies, comme en général toutes les maladies, représentent un châtiment pour les péchés commis, alors pourquoi la malaria se répand-elle plus dans les lieux humides que dans les lieux secs ? Une carte du développement de la malaria, accompagnée des explications pratiques nécessaires, est un remarquable instrument de propagande antireligieuse. Son impact sera d'autant plus important que le problème touche en même temps et très vivement de larges groupes de travailleurs.

Un journal n'a pas le droit de ne pas s'intéresser à ce qui intéresse la masse, la foule ouvrière. Bien sûr, tout journal peut et doit donner son interprétation des faits, car il est appelé à éduquer, à développer, à élever le niveau culturel. Mais il n'atteindra ce but que dans le seul cas où il s'appuiera sur les faits, les pensées qui intéressent la masse des lecteurs.

Il est indubitable par exemple que les procès et ce que l'on appelle les "faits divers" : malheurs, suicides, crimes, drames passionnels, etc., touchent énormément de larges couches de la population. Et pour une raison bien simple : ce sont des exemples marquants de la vie qu'on mène. Cependant, notre presse n'accorde, en règle générale, que fort peu d'attention à ces faits, se limitant dans le meilleur des cas à quelques lignes en petits caractères. Total : les masses tirent leurs informations, souvent mal interprétées, de sources moins qualifiées. Un drame de famille, un suicide, un crime, une sentence sévère frappent et frapperont l'imagination. Le "procès de Komarov" a même éclipsé, pendant un certain temps, "l'affaire Curzon" [4] – écrivent les camarades Lagoutine et Kasanski de la manufacture de tabac- "L'Etoile Rouge". Notre presse doit manifester le plus grand intérêt pour les faits divers : elle doit les exposer, les commenter, les éclairer. Elle doit livrer une explication qui tienne compte à la fois de la psychologie, de la situation sociale et du mode de vie. Des dizaines et des centaines d'articles où l'on répète des lieux communs sur l'embourgeoisement de la bourgeoisie et sur la stupidité des petits-bourgeois ne marqueront pas plus le lecteur qu'un importun crachin d'automne. Mais le procès d'un drame familial, bien raconté et suivi au cours d'une série d'articles peut intéresser des milliers de lecteurs et éveiller en eux des sentiments et des pensées nouveaux, leur dévoiler un horizon plus vaste. Après quoi, quelques lecteurs demanderont peut-être un article général sur le thème de la famille. La presse bourgeoise à sensation tire un énorme profit des crimes, des empoisonnements, en misant sur la curiosité malsaine et sur les plus vils instincts de l'homme. Mais il ne s'ensuit nullement que nous devions tout simplement nous détourner de la curiosité et des instincts de l'homme en général. Cela serait l'hypocrisie et la tartuferie la plus pure. Nous sommes le parti des masses. Nous sommes un Etat révolutionnaire et non un ordre spirituel ni un monastère. Nos journaux doivent satisfaire non seulement la curiosité la plus noble, mais aussi la curiosité naturelle; il faut seulement qu'ils en élèvent et en améliorent le niveau en présentant et en éclairant les faits de façon adéquate. Les articles et les entrefilets de ce genre ont toujours et partout un grand succès. Or, on n'en lit presque jamais dans la presse soviétique. On dira qu'on manque pour ce sujet des spécialistes littéraires nécessaires. C'est seulement vrai en partie. Lorsqu'un problème est clairement et judicieusement posé, on trouve toujours des hommes capables de le résoudre. Il faut avant tout opérer un sérieux revirement de l'attention. Dans quelle direction ? Dans la direction du lecteur, du lecteur vivant, tel qu'il est, du lecteur de masse, éveillé par la révolution mais encore peu lettré, avide de connaître, mais complètement démuni et qui reste un homme à qui rien d'humain n'est étranger. Le lecteur a besoin qu'on lui manifeste de l'intérêt, bien qu'il ne sache pas toujours exprimer ce désir. Mais les vingt-cinq agitateurs et propagandistes du comité de Moscou ont très bien su parler pour lui.


Nos jeunes écrivains propagandistes ne savent pas tous écrire de façon qu'on les comprenne. Peut-être est-ce parce qu'ils n'ont pas eu à se frayer un chemin à travers la dure écorce de l'obscurantisme et de l'ignorance. Ils se sont mis à la littérature d'agitation à une époque où, dans des couches assez larges de la population, un ensemble d'idées, de mots et de tournures avaient déjà largement cours. Un danger menace le parti : se couper des masses sans parti; cela est dû à l'hermétisme du contenu et de la forme de la propagande, à la création d'un jargon de parti, inaccessible non seulement aux neuf dixièmes des paysans, mais aussi des ouvriers. Mais la vie ne s'arrête pas un seul instant, et les générations se suivent. Aujourd'hui, le destin de la République Soviétique est pris en charge, pour une grande part, par ceux qui, au moment de la guerre impérialiste et des révolutions de Mars et d'Octobre, avaient quinze, seize, dix-sept ans. Cette "poussée" de la jeunesse qui prend notre relève se fera sentir de plus en plus.

On ne peut pas s'adresser à cette jeunesse avec les formules toutes faites, les phrases, les tournures, les mots qui ont un sens pour nous, les "vieux", car ils découlent de notre expérience antérieure, mais qui, pour elle, sont vides de contenu. Il faut apprendre à parler son langage, c'est-à-dire le langage de son expérience.

La lutte contre le tsarisme, la révolution de 1905, la guerre impérialiste et les deux révolutions de 1917 sont pour nous des expériences vécues, des souvenirs, des faits marquants de notre activité propre. Nous en parlons par allusions, nous nous souvenons et nous complétons en pensée ce que nous n'exprimons pas. Mais la jeunesse ? Elle ne comprend pas ces allusions parce qu'elle ne connaît pas les faits, elle ne les a pas vécus, et ne peut en prendre connaissance ni par des livres, ni par des récits objectifs, car il n'en existe pas. Là où une allusion suffit à la vieille génération, la jeunesse a besoin d'un manuel. Il est temps d'éditer une série de manuels et d'ouvrages d'éducation politique révolutionnaire à l'usage de la jeunesse.


Notes

[1] ROSTA : Agence Télégraphique Russe; ancêtre de l'agence TASS. (Note du traducteur).

[2] Gosizdat.- "GOSudarstvenoje IZDATel'stvo "; éditions d'Etat. (Note du traducteur).

[3] En russe : "OKX" Otd'el Kommunal'nogo Xozajstva. (Note du traducteur).

[4] "L'affaire Curzon" : il s'agit des menées antisoviétiques du diplomate anglais G. N. Curzon (1859-1925) qui fut l'un des organisateurs de l'intervention contre l'U.R.S.S. : en 1919, il envoya une note au gouvernement soviétique lui enjoignant de cesser l'avance des troupes de l’Armée Rouge suivant une ligne appelée "la ligne Curzon ". En 1923, il envoyait un ultimatum provocateur au gouvernement soviétique, le menaçant d'une nouvelle intervention. (Note du traducteur).


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