1924

"Notre politique en art, pendant la période de transition, peut et doit être d'aider les différents groupes et écoles artistiques venus de la révolution à saisir correctement le sens historique de l'époque, et, après les avoir placés devant le critère catégorique : pour ou contre la révolution, de leur accorder une liberté totale d'autodétermination dans le domaine de l'art."
(L.Trotsky – Littérature et Révolution, Introduction)


Littérature et Révolution

Léon Trotsky

CHAPITRE VII



LA POLITIQUE DU PARTI EN ART



Certains écrivains marxistes se sont mis à reprendre des méthodes de pogrom à l'égard des futuristes, des " Frères Sérapion ", des Imaginistes, et en général de tous les compagnons de route, ensemble et individuellement. On ne sait pourquoi, il est devenu particulièrement à la mode de s'acharner sur Pilniak, et même les futuristes s'y exercent. Il est incontestable que, par certains côtés, Pilniak est irritant : trop de légèreté dans les grandes questions, trop d'affectation, trop de lyrisme artificiel... Mais Pilniak a remarquablement montré le côté provincial et paysan de la Révolution, le "train des mechotchniki " [*], et grâce à Pilniak, nous avons vu tout cela de façon incomparablement plus claire et plus tangible qu'avant lui. Et Vsévolod Ivanov ? Après Partisan, le Train blindé, les Sables bleus, malgré toutes leurs fautes de construction, leur style haché, et même leurs artifices, n'avons-nous pas mieux connu et mieux senti la Russie dans toute son immensité, son infinie variété ethnique, son état arriéré et sa puissance ? Cette connaissance directe, imagée, peut-elle vraiment être remplacée par les hyperboles des futuristes, ou le chant monotone des courroies de transmission, ou ces petits articles de journaux qui, jour après jour, combinent de diverses manières les même trois cents mots ? Supprimez en pensée Pilniak et Vsévolod Ivanov de notre vie quotidienne, et nous nous trouverons sensiblement appauvris... Les organisateurs de la croisade contre les compagnons de route – qu'ils mènent sans se soucier suffisamment des perspectives et des proportions – ont également choisi pour cible le camarade Voronsky, rédacteur de " Krasnaïa Nov " [**] et directeur des éditions du Cercle, en qualité de confident et presque de complice. Nous pensons que le camarade Voronsky accomplit – sur l'ordre du Parti – un important travail littéraire, et culturel, et que, certes, il est plus facile de décréter dans un articulet – avec des gazouillis d'oiseau – la création de l'art communiste, que de travailler, avec tout le soin que cela exige, à sa préparation.

A propos de la " forme", nos critiques s'engagent sur le chemin autrefois ouvert par le recueil " Raspad ", en 1908. Cependant, il faut comprendre et apprécier les changements de situations historiques, la nouvelle répartition des forces qui s'est produite depuis lors. A l'époque, nous étions un parti vaincu et réduit à la clandestinité. La révolution était en reflux, la contre-révolution de Stolypine et des anarcho-mystiques avançait sur toute la ligne. Dans le Parti lui-même, les intellectuels jouaient un rôle disproportionné à leur importance, et les groupes d'intellectuels qui appartenaient aux autres familles politiques s'influençaient les uns les autres. Dans de telles conditions et afin de protéger nos façons de voir et de penser, nous devions nous battre contre toutes les formes d'expression littéraire de la réaction.

Aujourd'hui, il en va tout autrement. La loi d'attraction qui joue en faveur de la classe dirigeante et qui, en dernière analyse, détermine le travail créateur des intellectuels, opère maintenant en notre faveur. En fonction de cela, il faut savoir élaborer une politique artistique.

Il n'est pas vrai que l'art révolutionnaire puisse être créé seulement par les ouvriers. Précisément parce que la révolution est ouvrière, elle libère – répétons-le – une faible quantité d'énergie de la classe ouvrière dans le domaine de l'art. Les plus grandes œuvres de la Révolution française, celles qui la reflétèrent directement ou non, ont été créées par des artistes allemands, anglais ou autres, non par des Français. La bourgeoisie française, occupée à faire la révolution, n'avait pas suffisamment de forces pour graver elle-même son empreinte. C'est encore plus vrai du prolétariat : sa culture artistique est bien plus faible que sa culture politique. Les intellectuels, outre tous les avantages que leur procure leur qualification, disposent de l'odieux privilège de garder une position politique passive, plus ou moins marquée de sympathie à l'égard d'Octobre. Il n'est pas surprenant qu'ils donnent de meilleures images de la Révolution – même si elles sont plus ou moins déformées – que le prolétariat, occupé à faire la révolution. Nous n'ignorons pas les limites, l'instabilité, les oscillations des compagnons de route. Si nous éliminions Pilniak et son Année nue, "les Frères Sérapion " avec Vsévolod Ivanov, Tikhonov et Polonskaya, si nous éliminions Maïakovski et Essenine, que nous resterait-il, hormis quelques traites impayées sur une future littérature prolétarienne ? Démyan Biedny – qui ne fait pas partie des compagnons de route – ne peut être mis de côté, nous l'espérons, il s'apparente même à la littérature prolétarienne dans le sens que définit le Manifeste de " Kouznitsa ". Oui, sans eux, que resterait-il ?

Cela veut-il dire que le Parti, contradictoirement à ses principes, prenne une position éclectique dans le domaine de l'art ? L'argument, qui voudrait être écrasant, est simplement enfantin. Le marxisme offre diverses possibilités : évaluer le développement de l'art nouveau, en suivre toutes les variations, encourager les courants progressistes au moyen de la critique ; on ne peut guère lui demander davantage. L'art doit se frayer sa propre route par lui-même. Ses méthodes ne sont pas celles du marxisme. Si le Parti dirige le prolétariat, il ne dirige pas le processus historique. Oui, il est des domaines où il dirige directement, impérieusement. Il en est d'autres où il contrôle et encourage, certains où il se borne à encourager, certains encore où il ne fait qu'orienter. L'art n'est pas un domaine où le Parti est appelé à commander. Il protège, stimule, ne dirige qu'indirectement. Il accorde sa confiance aux groupes qui aspirent sincèrement à se rapprocher de la Révolution et encourage ainsi leur production artistique. Il ne peut pas se placer sur les positions d'un cercle littéraire. Il ne le peut pas, et il ne le doit pas.

Le Parti défend les intérêts historiques de la classe ouvrière dans son ensemble. Il prépare le terrain, pas à pas, pour une culture nouvelle, un art nouveau. Il ne voit pas les compagnons de route en concurrents des écrivains ouvriers, mais en collaborateurs de la classe ouvrière pour un gigantesque travail de reconstruction. Il comprend le caractère épisodique des groupes littéraires dans une période de transition. Loin de les apprécier en fonction des certificats personnels de classe qu'excipent messieurs les gens de lettres, il s'inquiète de la place qu'occupent ou peuvent occuper ces groupes dans la mise sur pied d'une culture socialiste. Si, pour tel ou tel groupe, il n'est pas possible aujourd'hui de déterminer cette place, le Parti attendra, avec patience et attention. Cela n'empêche nullement les critiques, les lecteurs, d'accorder individuellement leur sympathie à tel ou tel groupe. Le Parti, parce qu'il défend, dans leur ensemble, les intérêts historiques de la classe ouvrière, se doit d'être objectif et prudent. Doublement : il n'accorde pas son imprimatur à "Kouznitsa " pour le seul fait que des ouvriers y écrivent ; il ne repousse a priori aucun groupe littéraire, même uniquement composé d'intellectuels, pour peu que celui-ci s'efforce de se rapprocher de la Révolution, en renforce une des attaches (une attache est toujours un point faible) : avec la ville ou le village, entre les membres du Parti et les Sans-Parti, entre les intellectuels et les ouvriers.

Une telle politique signifie-t-elle qu'un des flancs du Parti, celui qui se tourne vers l'art, ne sera pas protégé ? L'affirmer serait grandement exagéré. Le Parti, prenant pour guides ses critères politiques, rejette, en art, les tendances nettement vénéneuses ou désagrégatrices. Il est vrai que le front de l'art est moins protégé que celui de la politique. N'en va-t-il pas de même pour la science ? Que pensent de la théorie de la relativité les tenants d'une science purement prolétarienne ? Cette théorie est-elle compatible ou non avec le matérialisme ? La question a-t-elle été tranchée ? Où ? Quand ? Par qui ? Il est clair pour tous, même pour les profanes, que l'œuvre de Pavlov se situe sur le terrain du matérialisme. Que dire de la théorie psychanalytique de Freud ? Est-elle compatible avec le matérialisme, comme le pense le camarade Radek, comme je le pense moi-même, ou lui est-elle hostile ? On peut poser la même question à propos des nouvelles théories de la structure atomique, etc... Il serait merveilleux que se trouve un savant capable d'embrasser méthodologiquement toutes ces nouvelles généralisations, d'en établir les connexions avec la conception du monde du matérialisme dialectique. Il pourrait par là énoncer les critères réciproques des nouvelles théories et approfondir du même coup la méthode dialectique. Je crains que ce travail – je ne parle pas d'un article de journal ou de revue, mais d'une œuvre scientifique ou philosophique d'envergure, comme l'Origine des Espèces ou le Capital – ne voie le jour ni aujourd'hui ni demain. Ou plutôt, si un livre de cette sorte était écrit aujourd'hui, il est probable que les pages n'en seraient pas coupées avant que le prolétariat ne dépose les armes.

Le travail d'acclimatation de la culture, c'est-à-dire l'acquisition de l'ABC d'une culture pré-prolétarienne, ne suppose-t-il pas un choix, une critique, un critère de classe ? Certainement. Ce critère est politique, non abstraitement culturel. Tous deux coïncident dans le sens large où la Révolution prépare les conditions d'une nouvelle culture. Cela ne signifie pas que le mariage s'effectue à tout coup. Si la Révolution se voit obligée de détruire des ponts ou des monuments quand il le faut, elle n'hésitera pas à porter la main sur toute tendance de l'art qui, si grandes que soient ses réalisations formelles, menacerait d'introduire des ferments désagrégateurs dans les milieux révolutionnaires ou de dresser les unes contre les autres les forces internes de la Révolution, prolétariat, paysannerie, intellectuels. Notre critère est ouvertement politique, impératif et sans nuances. D'où la nécessité de définir ses limites. Pour être plus précis encore, je dirais que, sous un régime de vigilance révolutionnaire, nous devons mener en ce qui regarde l'art une politique large et souple, étrangère à toutes les querelles des cercles littéraires.

Bien entendu, le Parti ne peut pas, fût-ce un seul jour, s'abandonner au principe libéral du laissez faire, laissez passer [***], même en art. La question est de savoir à quel moment il doit intervenir, dans quelle mesure et dans quel cas. Ce n'est pas une question aussi simple que le pensent les théoriciens de Lef, les champions de la littérature prolétarienne.

Les buts, les tâches et les méthodes de la classe ouvrière sont sans comparaison plus concrets, mieux définis et mieux élaborés sur le plan de la théorie, dans le domaine économique qu'en art. Pourtant, après avoir tenté de construire une économie centralisée, le Parti s'est vu contraint d'admettre l'existence de types économiques différents, voire concurrents. A côté des entreprises d'Etat, organisées en trusts, nous avons des entreprises de caractère local, d'autres qui sont mises en location, des concessions, des entreprises privées, des coopératives, des économies paysannes individuelles, des koustari [****], des entreprises collectives, etc... La politique fondamentale de l'Etat est dirigée vers une économie socialiste centralisée. Cette tendance générale comporte, pour une période donnée, un soutien étendu à l'économie paysanne et aux koustaris. S'il en allait autrement, notre politique en vue d'une industrie socialiste sur une grande échelle deviendrait une abstraction sans vie.

La République soviétique allie ouvriers, paysans et intellectuels d'origine petite-bourgeoise sous la direction du Parti communiste. De cette combinaison sociale, grâce aux progrès de la technique et de la culture, doit sortir une société communiste. A travers une série d'étapes. La paysannerie et les intellectuels viendront au communisme par d'autres chemins que les ouvriers. Leurs voies particulières ne peuvent pas ne pas se refléter dans la littérature. Les intellectuels qui n'ont pas lié leur sort sans réserve à celui du prolétariat (non-communistes dans leur écrasante majorité) cherchent à s'appuyer sur les paysans en raison de l'absence, ou de l'extrême faiblesse, d'un point d'appui bourgeois. Ce processus est, pour le moment, plutôt symbolique et consiste à idéaliser a posteriori l'esprit révolutionnaire du moujik. Il caractérise tous les compagnons de route. Avec l'augmentation du nombre des établissements scolaires et de ceux qui, dans les campagnes, sauront lire, le lien qui existe entre l'art et la paysannerie peut devenir organique. La paysannerie produira ses propres intellectuels. Si le point de vue des paysans en économie, en politique ou en art est plus primitif, plus limité et plus égoïste que celui du prolétariat, il n'en est pas moins une donnée de fait. L'artiste fera œuvre historique progressiste quand, empruntant le point de vue des paysans ou mieux, le mariant à son propre point de vue, il sera pénétré de l'idée que l'union des ouvriers et des paysans est une nécessité vitale. A travers sa création, la coopération nécessaire entre le village et la ville sera renforcée. La marche des paysans vers le socialisme donnera à ses œuvres un contenu riche et profond, une forme variée dans ses couleurs, et nous avons toutes raisons de penser qu'il ajoutera de valables chapitres à l'histoire de l'art. En revanche, opposer le village, organique et séculairement sacré, à la ville, c'est faire œuvre réactionnaire, hostile au prolétariat, incompatible avec le progrès, condamnée à pourrir. Même dans le domaine de la forme, un tel art ne peut aboutir qu'au rabâchage et à l'imitation.

Le poète Kliouov, les Imaginistes, " les Frères Sérapion ", Pilniak, et même des futuristes comme Klebnikov, Kroutchenikh et Kamensky, ont un fonds moujik, organique, alors que d'autres ont plutôt un fonds bourgeois traduit dans la langue du moujik. Là où les rapports avec le prolétariat sont les moins ambigus de tous, c'est chez les futuristes. " Les Frères Sérapion ", les Imaginistes, Pilniak laissent percer, ici et là, leur opposition au prolétariat, du moins encore très récemment. Ils reflètent, sous un aspect très fragmentaire, l'état d'esprit du village à l'époque de la réquisition forcée des grains. C'était l'époque où, cherchant un refuge contre la faim dans les villages, ils y engrangeaient leurs impressions. Leur bilan est plutôt ambigu. Il ne doit pas être considéré hors de la période qui s'est terminée avec la révolte de Kronstadt. Aujourd'hui, un changement considérable s'est produit dans la paysannerie. Il a lieu chez les intellectuels et il devrait se manifester chez les compagnons de route qui chantent le moujik. Il s'y est déjà montré, dans une certaine mesure. Sous l'influence de nouvelles secousses sociales, ces groupes n'en ont pas fini avec les luttes intérieures, les scissions, les ralliements. Il faut suivre tout cela avec soin et de façon critique. Le Parti qui, non sans raison nous l'espérons, prétend au rôle de direction spirituelle, ne peut passer à côté de telles questions et se contenter de bavardages.

Un art prolétarien de grande envergure ne pourrait-il éclairer la marche des paysans vers le socialisme ? Bien sûr qu'il le " peut ", tout comme une centrale électrique " peut " distribuer lumière et énergie à l'isba, à l'étable, au moulin. Il suffit d'avoir une telle centrale, et des câbles qui vont au village. Plus de danger, soit dit en passant, que dans ce cas l'agriculture se dresse contre l'industrie. Malheureusement, nous n'avons pas encore de tels câbles, et la centrale électrique brille par son absence. L'art prolétarien fait défaut. L'art d'inspiration prolétarienne (poètes ouvriers, et futuristes) est aussi peu prêt à répondre aux besoins de la ville et du village que, disons, l'industrie soviétique est prête à résoudre les problèmes de l'économie mondiale.

A supposer que nous laissions de côté la paysannerie (comment le pourrions-nous ?), il ne semble pas que pour le prolétariat, classe fondamentale de la société soviétique, les choses soient aussi simples qu'on le voit dans les pages de Lef. Les futuristes proposent de jeter par-dessus bord la vieille littérature individualiste, désuète dans sa forme, contredisant à la nature collectiviste du prolétariat (cet argument s'adresse à nous, pauvres que nous sommes !). Ils révèlent une compréhension très insuffisante de la dialectique des rapports entre l'individu et le collectif. Il n'existe pas de vérités abstraites, autrement dit, il y a individualisme et individualisme. Par individualisme, une partie des intellectuels d'avant la Révolution se jeta dans le mysticisme, une autre emprunta la voie chaotique du futurisme et, se donnant à la révolution – soit dit à son honneur –, se rapprocha du prolétariat. Quand ceux-ci transportent dans le prolétariat une amertume qui tient à leur individualisme, faut-il les absoudre de tant d'égocentrisme, c'est-à-dire, d'un individualisme extrême ? Le malheur est que le prolétaire est dépourvu de cette qualité-là. Son individualité n'est ni suffisamment formée ni différenciée. Ce sera la conquête la plus précieuse du progrès culturel qui commence aujourd'hui que d'élever la personnalité, dans ses qualités objectives, dans sa conscience subjective. Il serait puéril de penser que les belles lettres bourgeoises soient aptes à jouer ce rôle, à faire brèche dans la solidarité de classe. Ce que Shakespeare, Gœthe, Pouchkine, Dostoïevski donneront à l'ouvrier, c'est avant tout une image plus complexe de la personnalité, de ses passions et sentiments, une conscience plus approfondie de ses forces intérieures, une aperception plus nette de son subconscient, etc... En fin de compte, l'ouvrier y trouvera un enrichissement. Gorki, imbu de l'individualisme romantique du vagabond, a su nourrir l'esprit printanier de la révolution prolétarienne à la veille de 1905 parce qu'il a aidé à l'éveil de la personnalité dans une classe où la personnalité, une fois éveillée, cherche à se mettre en rapport avec d'autres personnalités éveillées. Le prolétariat a besoin d'une nourriture et d'une éducation artistiques. Il ne faut pas le prendre pour un morceau d'argile que les artistes, ceux du passé et ceux de l'avenir, peuvent modeler à leur propre ressemblance.

Le prolétariat, très sensible sur les plans spirituel et artistique, n'a pas reçu d'éducation esthétique. Il est peu probable que sa route parte du point où s'est arrêtée l'intelligentsia bourgeoise avant la catastrophe. De même que l'individu, à partir de l'embryon, refait l'histoire de l'espèce et, dans une certaine mesure, de tout le monde animal, la nouvelle classe, dont l'immense majorité émerge d'une existence quasi préhistorique, doit refaire pour elle-même toute l'histoire de la culture artistique. Elle ne peut pas commencer à édifier une nouvelle culture avant d'avoir absorbé et assimilé les éléments des anciennes cultures. Cela ne veut pas dire qu'elle va traverser pas à pas, systématiquement, toute l'histoire passée de l'art. A la différence de l'individu biologique, une classe sociale absorbe et assimile de façon plus libre et plus consciente. Elle ne peut toutefois aller de l'avant sans considérer les points de repères les plus importants du passé.

La base sociale du vieil art ayant été détruite de façon plus décisive que jamais auparavant, son aile gauche, afin que l'art continue, cherche un appui dans le prolétariat, du moins dans les couches sociales qui gravitent autour du prolétariat. Celui-ci, à son tour, tirant profit de sa position de classe dirigeante, aspire à l'art, cherche à établir des contacts avec lui, prépare ainsi les bases à une formidable croissance artistique. En ce sens, il est vrai que les journaux muraux d'usine constituent les prémices nécessaires, encore que très lointaines, de la littérature de demain. Naturellement, personne ne dira : renonçons à tout le reste, en attendant que le prolétariat, à partir de ces journaux muraux, ait atteint la maîtrise artistique. Le prolétariat, lui aussi, a besoin d'une continuité dans la tradition artistique. Il la réalise aujourd'hui, plus indirectement que directement, à travers les artistes bourgeois qui gravitent autour de lui, ou qui cherchent refuge sous son aile. Il en tolère une partie, il en soutient une autre, il adopte ceux-ci et assimile complètement ceux-là. La politique du Parti en art dépend précisément de la complexité de ce processus, de ses mille liens internes. Il est impossible de la ramener à une formule, quelque chose d'aussi bref que le bec d'un moineau. Il n'est pas non plus indispensable de l'y ramener.


[*] Pendant la Révolution, de nombreux paysans voyageaient avec un sac (" mechok "), en wagons à bestiaux, achetant et revendant toutes sortes de marchandises, et principalement de la nourriture.

[**] "Krasnaïa Nov" (Friche rouge) – revue littéraire fondée en 1921 et qui a cessé de paraître au début de la guerre. A édité en 1923 le présent ouvrage de Trotsky. Fut dirigée dès le début par A. Voronsky, critique de talent connu pour ses portraits d'écrivains. Celui-ci fut écarté de la revue en 1927 pour " déviations idéologiques" et, en 1932, " Krasnaïa Nov " passait sous la coupe de l'Union des Ecrivains nouvellement fondée par décret du Comité Central du Parti Communiste (N. d. T.).

[***] En français dans le texte.

[****] Artisans.


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