1924

"Notre politique en art, pendant la période de transition, peut et doit être d'aider les différents groupes et écoles artistiques venus de la révolution à saisir correctement le sens historique de l'époque, et, après les avoir placés devant le critère catégorique : pour ou contre la révolution, de leur accorder une liberté totale d'autodétermination dans le domaine de l'art."
(L.Trotsky – Littérature et Révolution, Introduction)


Littérature et Révolution

Léon Trotsky

CHAPITRE V



L'ÉCOLE FORMALISTE DE POÉSIE ET LE MARXISME



Si on laisse de côté les faibles échos des systèmes idéologiques antérieurs à la révolution, la seule théorie qui se soit opposée au marxisme en Russie soviétique dans les dernières années est la théorie formaliste de l'art. Ce qui est paradoxal ici, c'est que le formalisme russe était étroitement lié au futurisme russe, et que, lorsque celui-ci, du point de vue politique, capitula plus ou moins devant le communisme, le formalisme manifesta de toutes ses forces son opposition théorique au marxisme.

Victor Chklovsky est à la fois le théoricien du futurisme et le chef de l'école formaliste. Selon sa théorie, l'art a toujours été la mise en œuvre de formes pures se suffisant à elles-mêmes et ce fait a été reconnu pour la première fois par le futurisme. Celui-ci est donc le premier art conscient de l'histoire, et l'école formaliste la première école d'art scientifique. Grâce aux efforts de Chklovsky – et ce n'est pas là son moindre mérite ! – la théorie de l'art et, en partie, l'art lui-même, se trouvent enfin haussés du stade de l'alchimie à celui de la chimie. Le héraut de l'école formaliste, le premier chimiste de l'art, donne en passant quelques tapes amicales à ces futuristes " conciliateurs " qui cherchent un pont vers la révolution et qui tentent de le trouver dans la conception matérialiste de l'histoire. Un tel pont n'est pas nécessaire : le futurisme se suffit entièrement à lui-même.

Il faut nous arrêter un instant sur cette école, pour deux raisons. D'abord pour elle-même : en dépit de tout ce qu'a de superficiel et de réactionnaire la théorie formaliste de l'art, une certaine part du travail de recherche des formalistes est réellement utile. L'autre raison, c'est le futurisme : si gratuites que soient les prétentions des futuristes à être les représentants uniques de l'art nouveau, on ne peut pas exclure le futurisme de l'évolution qui mène à l'art de demain.

Qu'est-ce que l'école formaliste ?

Telle qu'elle est actuellement représentée par Chklovsky, Jirmunsky, Jacobson et autres, elle est tout d'abord un avorton insolent. Ayant proclamé que l'essence de la poésie était la forme, cette école ramène sa tâche à une analyse, essentiellement descriptive et semi-statistique, de l'étymologie et de la syntaxe des œuvres poétiques, au décompte des voyelles, consonnes, syllabes et épithètes qui se répètent. Ce travail partiel, que les formalistes ne craignent pas d'appeler " science formelle de la poésie " ou " poétique ", est indiscutablement nécessaire et utile, à condition d'en comprendre le caractère partiel, accessoire et préparatoire. Il peut devenir un élément essentiel de la technique poétique et des règles du métier. De même qu'il est utile au poète, ou à l'écrivain en général, de dresser des listes de synonymes et d'en augmenter le nombre pour étendre son clavier verbal, il est utile, voire, pour le poète, indispensable, de jauger un mot non seulement d'après sa signification intrinsèque, mais aussi d'après sa valeur acoustique, puisque c'est avant tout par l'acoustique que ce mot est transmis à autrui. Les méthodes du formalisme, maintenues dans des limites raisonnables, peuvent aider à clarifier les particularités artistiques et psychologiques de la forme (son économie, son mouvement, ses contrastes, son hyperbolisme, etc…). A son tour, ces méthodes peuvent ouvrir à l'artiste une voie – une des voies – vers l'appréhension du monde, et faciliter la découverte des rapports de dépendance d'un artiste ou de toute une école artistique à l'égard du milieu social. Dans la mesure où nous avons affaire à une école contemporaine, vivante, et qui continue à se développer, il est nécessaire, à l'époque transitoire que nous vivons, de l'éprouver au moyen de tests sociaux et de mettre à jour ses racines de classe. De cette façon, non seulement le lecteur mais l'école elle-même pourra s'orienter c'est-à-dire se connaître, s'éclairer et se diriger.

Mais les formalistes se refusent à admettre que leurs méthodes n'ont d'autre valeur qu'accessoire, utilitaire et technique, semblable à celle de la statistique pour les sciences sociales ou du microscope pour les sciences biologiques. Ils vont beaucoup plus loin : pour eux, les arts de la parole trouvent leur achèvement dans le mot, comme les arts plastiques dans la couleur. Un poème est une combinaison de sons, une peinture, une combinaison de taches, et les lois de l'art sont celles de ces combinaisons. Le point de vue social et psychologique, qui pour nous est seul à donner un sens au travail microscopique et statistique sur le matériel verbal, n'est pour les formalistes que de l'alchimie.

" L'art a toujours été indépendant de la vie, et sa couleur n'a jamais reflété la couleur du drapeau qui flotte sur la forteresse de la cité " (Chklovsky). " L'ajustement à l'expression, à la masse verbale, est le moment unique, essentiel de la poésie " (R. Jacobson, dans La Poésie russe d'aujourd'hui). " Dès l'instant où il y a une forme nouvelle, il y a un contenu nouveau. La forme ainsi détermine le contenu " (Kroutchenykh). " La poésie, c'est la mise en forme du mot, qui est valable en soi ou, comme le dit Khlebnikov, qui est " autonome " (Jacobson), etc…

Certes, les futuristes italiens avaient cherché dans le mot un instrument d'expression pour le siècle de la locomotive, de l'hélice, de l'électricité, de la radio, etc... En d'autres termes, ils cherchaient une forme nouvelle pour le contenu nouveau de la vie. Mais, à ce qu'il paraît, " c'était une réforme dans le domaine du reportage, et non dans le domaine du langage poétique " (Jacobson). Il en va tout autrement du futurisme russe ; il mène jusqu'au bout " l'ajustement à la masse verbale ". Pour le futurisme russe, la forme détermine le contenu.

Jacobson est certes obligé d'admettre qu' " une série de nouvelles méthodes poétiques trouvent leur application (?) dans l'urbanisme ". Mais voici sa conclusion : " De là les poèmes urbanistes de Maïakovski et de Khlebnikov. " En d'autres termes, ce n'est pas l'urbanisme qui, après avoir frappé l'œil et l'oreille du poète ou les avoir rééduqués, a, inspiré à celui-ci une forme nouvelle, des images nouvelles, des épithètes nouvelles, un rythme nouveau, mais au contraire, c'est la forme nouvelle qui, née spontanément (de façon " autonome "), a contraint le poète à chercher un matériel approprié et, entre autres, l'a poussé en direction de la ville ! Le développement de la " masse verbale " est passé spontanément de L'Odyssée au Nuage en Pantalon, la torche, la chandelle, puis la lampe électrique n'y sont pour rien ! Il suffit de formuler clairement ce point de vue pour que son inconsistance puérile saute aux yeux. Mais Jacobson tente d'insister; il répond par avance que chez le même Maïakovski, on trouve des vers comme ceux-ci " Quittez les villes, stupides humains. " Et le théoricien de l'école formaliste a ce raisonnement profond : " Qu'est-ce donc ? Une contradiction logique ? Mais que d'autres attribuent au poète les pensées exprimées dans ses œuvres. Incriminer un poète pour des idées et des sentiments est une attitude tout aussi absurde que celle du public médiéval frappant l'acteur qui avait joué le rôle de Judas. " Et ainsi de suite.

Il est évident que tout cela a été écrit par un lycéen très doué, avec l'intention la plus évidente et la plus " autonome " de " ficher une plume dans notre professeur de littérature, un pédant notoire ". Mais nos hardis novateurs, si habiles à planter leur plume, sont incapables de s'en servir pour un travail théorique correct. Il n'est pas difficile de le prouver.

Evidemment le futurisme a ressenti les suggestions de la ville, du tramway, de l'électricité, du télégraphe, de l'automobile, de l'hélice, du cabaret de nuit (spécialement du cabaret de nuit) bien avant d'avoir trouvé sa forme nouvelle. L'urbanisme est profondément installé dans le subconscient du futurisme et les épithètes, l'étymologie, la syntaxe et le rythme du futurisme ne sont qu'une tentative de donner une forme artistique à l'esprit nouveau des villes qui s'est emparé de la conscience. Et si Maïakovski s'exclame : " Quittez les villes, stupides humains ", c'est là le cri d'un citadin, d'un homme urbanisé jusqu'à la moelle des os ; c'est d'ailleurs hors de la ville qu'il se montre le plus clairement et visiblement citadin, lorsqu'il " quitte la ville "... pour aller à sa maison de campagne. Il n'est pas du tout question ici d' " incriminer " (ce mot vient comme un cheveu sur la soupe) un poète pour les idées et les sentiments qu'il exprime. Bien sûr, c'est seulement la manière dont il les exprime qui fait que le poète est poète. Mais en fin de compte, le poète, dans la langue de l'école qu'il a adoptée ou qu'il a créée lui-même, accomplit des tâches qui sont situées hors de lui. Et cela est vrai même s'il se limite au cercle étroit du lyrisme : son amour personnel et sa propre mort. Les nuances individuelles de la forme poétique correspondent évidemment au tour d'esprit individuel, mais en même temps, elles s'accommodent de l'imitation et de la routine, aussi bien dans le domaine des sentiments que dans la façon de les exprimer. Une nouvelle forme artistique, prise au sens historique large, naît en réponse à des besoins nouveaux. Pour rester dans le cercle de la poésie lyrique intime, on peut dire qu'entre la physiologie du sexe et un poème sur l'amour s'insère un système complexe de mécanismes psychiques de transmission dans lesquels entrent des éléments individuels, héréditaires et sociaux. Le fondement héréditaire, sexuel de l'homme change lentement. Les formes sociales d'amour changent plus rapidement. Elles affectent la superstructure psychique de l'amour, produisent de nouvelles nuances et de nouvelles intonations, de nouvelles demandes spirituelles, le besoin d'un vocabulaire nouveau et présentent ainsi de nouvelles exigences à la poésie. Le poète ne peut trouver un matériau de création artistique que dans son milieu social et il transmet les nouvelles impulsions de la vie à travers sa propre conscience artistique. Le langage, modifié et compliqué par les conditions urbaines, donne au poète un nouveau matériau verbal, suggère ou facilite de nouvelles combinaisons de mots pour la formulation poétique de pensées nouvelles ou un sentiment nouveau qui essaie de percer la coquille obscure du subconscient. S'il n'y avait pas de changements psychiques engendrés par les changements du milieu social, il n'y aurait pas de mouvement en art : les gens continueraient, de génération en génération, à se satisfaire de la poésie de la Bible ou des Grecs anciens.

Mais alors, s'écrie le philosophe du formalisme en se jetant sur nous, il s'agit tout simplement d'une nouvelle forme " dans le domaine du reportage, et non dans le domaine du langage poétique " ? Là, nous sommes foudroyés. Si cela peut vous faire plaisir, eh bien oui, la poésie est du reportage, mais de grand style.

Les querelles sur " l'art pur " et sur l'art orienté étaient de mise entre libéraux et populistes. Elles ne sont pas dignes de nous. La dialectique matérialiste est au-dessus de cela pour elle, du point de vue du processus historique objectif, l'art est toujours un serviteur social, historiquement utilitaire. Il trouve le rythme des mots nécessaire pour exprimer des sentiments sombres et vagues, il rapproche la pensée et le sentiment, ou les oppose l'une à l'autre, il enrichit l'expérience spirituelle de l'individu et de la collectivité, il affine le sentiment, le rend plus souple, plus sensible, lui donne plus de résonance, il élargit le volume de la pensée grâce à l'accumulation d'une expérience qui dépasse l'échelle personnelle, il éduque l'individu, le groupe social, la classe, la nation. Et il le fait sans qu'il importe aucunement de savoir si, dans son courant actuel, il agit sous le drapeau de l'art " pur " ou d'un art ouvertement tendancieux. Dans notre développement social russe, l'art tendancieux fut le drapeau d'une intelligentsia qui cherchait à se lier au peuple. Impuissante, écrasée par le tsarisme, privée de milieu culturel, cherchant un soutien dans les couches inférieures de la société, l'intelligentsia s'efforçait de prouver au " peuple " qu'elle ne pensait qu'à lui, ne vivait que par lui et l'aimait " terriblement ". De même que les populistes qui " allaient au peuple" étaient prêts à se passer de linge propre, de peigne et de brosse à dents, l'intelligentsia était prête à sacrifier dans son art les "subtilités " de la forme pour donner l'expression la plus directe et la plus immédiate des souffrances et des espoirs des opprimés. Au contraire, pour la bourgeoisie ascendante, qui ne pouvait se présenter ouvertement en tant que bourgeoisie et qui, en même temps, s'efforçait de garder l'intelligentsia à son service, l'art " pur " fut une bannière toute naturelle. Le point de vue marxiste est fort éloigné de ces tendances, qui furent historiquement nécessaires mais qui sont historiquement dépassées. Restant sur le plan de l'investigation scientifique, le marxisme recherche avec autant d'assurance les racines sociales de l'art " pur " que celles de l'art tendancieux. Il n' " incrimine " nullement un poète pour les pensées et les sentiments que celui-ci exprime, mais il se pose des questions d'une signification beaucoup plus profonde, à savoir : à quel ordre de sentiments une forme donnée œuvre d'art correspond-elle dans toutes ses particularités ? à quelles conditions sociales sont dus ces pensées et ces sentiments ? quelle place occupent-ils dans le développement historique de la société, de la classe ? Et encore : quels sont les éléments de l'héritage littéraire qui ont participé à l'élaboration de la forme nouvelle ? sous l'influence de quelles impulsions historiques les nouveaux complexes de sentiments et de pensées ont-ils percé la coquille qui les séparait de la sphère de la conscience poétique ? La recherche peut devenir plus complexe, plus détaillée, plus individualisée, mais elle aura comme idée fondamentale le rôle subsidiaire que l'art joue dans le processus social.

En art chaque classe a sa politique, variable avec le temps, c'est-à-dire le système propre selon lequel elle présentera ses exigences à l'art : mécénat des cours et des grands seigneurs, jeu automatique de l'offre et de la demande complété par des procédés complexes d'influence sur l'individu et ainsi de suite. La dépendance sociale et même personnelle de l'art ne fut pas dissimulée, mais ouvertement affichée aussi longtemps que l'art conserva son caractère courtisan. Le caractère plus large, plus populaire, anonyme, de la bourgeoisie ascendante conduisit, dans l'ensemble, et malgré de nombreuses déviations, à la théorie de l'art " pur ". Dans la volonté tendancieuse, dont nous avons parlé plus haut, de l'intelligentsia populiste, il y avait aussi un égoïsme de classe : sans le peuple, l'intelligentsia était incapable de prendre racine, de s'affirmer et de conquérir le droit de jouer un rôle dans l'histoire. Mais dans la lutte révolutionnaire, l'égoïsme de classe de l'intelligentsia fut retourné sens dessus dessous et, chez son aile gauche, prit la forme de la plus haute abnégation. C'est pourquoi l'intelligentsia non seulement ne cacha pas, mais proclama à pleine voix sa volonté tendancieuse, sacrifiant plus d'une fois dans son art l'art lui-même, comme elle sacrifia beaucoup d'autres choses.

Notre conception marxiste du conditionnement social objectif de l'art et de son utilité sociale ne signifie nullement, lorsqu'elle est traduite dans le langage de la politique, que nous voulons régenter l'art au moyen de décrets et de prescriptions. Il est faux de dire que pour nous, seul est nouveau et révolutionnaire un art qui parle de l'ouvrier ; quant à prétendre que nous exigeons des poètes qu'ils décrivent exclusivement des cheminées d'usines ou une insurrection contre le capital, c'est absurde. Bien sûr, par sa nature même, l'art nouveau ne pourra pas ne pas placer la lutte du prolétariat au centre de son attention. Mais le soc de l'art nouveau n'est pas limité à un certain nombre de sillons numérotés : au contraire, il doit labourer et retourner tout le terrain, en long et en large. Si petit qu'il soit, le cercle du lyrisme personnel a incontestablement le droit d'exister dans l'art nouveau. Bien plus, l'homme nouveau ne pourra être formé sans un nouveau lyrisme. Mais pour créer celui-ci, le poète doit lui-même sentir le monde d'une façon neuve. Si, sur son étreinte avec le monde, on doit obligatoirement voir se pencher le Christ ou Sabaoth en personne (comme c'est le cas chez Akhmatova, Zvetaeva, Chkapskaïa et autres), cela ne fait que témoigner de la décrépitude de son lyrisme, de son inadéquation sociale et partant, esthétique, à l'homme nouveau. Même là où cette terminologie n'est pas tant une survivance profonde qu'un retard dans le vocabulaire, elle témoigne pour le moins d'une stagnation psychique qui suffit à l'opposer à la conscience de l'homme nouveau. Personne n'imposera, ni ne s'avisera d'imposer aux poètes une thématique. Ecrivez donc tout ce qui vous vient à l'esprit ! Mais permettez à la nouvelle classe, qui se considère avec quelque raison comme appelée à construire un monde nouveau, de vous dire dans tel ou tel cas : si vous traduisez les conceptions du " Domostroï " dans le langage des acméistes, ce n'est pas cela qui fera de vous des poètes nouveaux. Dans une très large mesure, la forme de l'art est indépendante, mais l'artiste qui crée cette forme et le spectateur qui la goûte ne sont pas des machines vides, l'une faite pour créer la forme et l'autre pour l'apprécier. Ce sont des êtres vivants, dont la psyché est cristallisée et présente une certaine unité, même si celle-ci n'est pas toujours harmonieuse. Cette psyché est le résultat des conditions sociales. La création et la perception des formes artistiques sont l'une de ses fonctions. Et quelles que soient les subtilités auxquelles se livrent les formalistes, toute leur conception simpliste est fondée sur leur ignorance de l'unité psychologique de l'homme social, de l'homme qui crée et qui consomme ce qui a été créé.

Ce que le prolétariat doit pouvoir trouver dans l'art, c'est l'expression de ce nouvel état d'esprit qui commence tout juste à se former en lui et que l'art doit aider à prendre forme. Il ne s'agit pas ici d'un ordre de l'Etat, mais d'un critère historique. Sa force réside dans le caractère objectif de sa nécessité historique. On ne peut ni l'éluder, ni échapper à son pouvoir.

L'école formaliste semble s'efforcer, précisément, d'être objective. Elle est dégoûtée, non sans raison, de l'arbitraire littéraire et critique qui opère seulement avec les goûts et les humeurs. Elle cherche des critères précis pour classifier les appréciations. Mais, à cause de l'étroitesse de son point de vue et du caractère superficiel de ses méthodes, elle tombe constamment dans des superstitions telles que la graphologie et la phrénologie. Ces deux écoles ont, elles aussi pour but, on le sait, d'établir des critères purement objectifs pour définir le caractère humain, comme le nombre et l'arrondi des boucles dans l'écriture, et les particularités des bosses derrière la tête. Il est probable que les boucles et les bosses ont effectivement un rapport avec le caractère, mais ce rapport n'est pas immédiat, et il est loin de définir entièrement le caractère humain. Cet objectivisme illusoire, qui se fonde sur des éléments fortuits, secondaires ou simplement insuffisants, conduit inévitablement au pire subjectivisme. Dans le cas de l'école formaliste, il conduit au fétichisme du mot. Ayant compté les adjectifs, pesé les lignes et mesuré les rythmes, ou bien le formaliste s'arrête et se tait avec l'air d'un homme qui ne sait plus que faire de lui-même, ou bien il émet une généralisation inattendue qui contient cinq pour cent de formalisme et quatre-vingt quinze pour cent de l'intuition la moins critique.

Au fond, les formalistes ne poursuivent pas leur façon d'envisager l'art jusqu'à sa conclusion logique. Si l'on considère le processus de la création poétique seulement comme une combinaison de sons ou de mots et si l'on veut se maintenir dans cette voie pour résoudre tous les problèmes de la poésie, la seule formule parfaite de la " poétique " sera celle-ci : armez-vous d'un dictionnaire raisonné et créez, au moyen de combinaisons et de permutations algébriques des éléments du langage, toutes les œuvres poétiques passées et à venir du monde. En raisonnant " formellement ", on peut arriver à Eugène Onéguine par deux chemins : soit en subordonnant le choix des éléments du langage à une idée artistique préconçue, comme le fit Pouchkine, soit en résolvant le problème algébriquement. Du point de vue " formaliste ", la seconde méthode est plus correcte, car elle ne dépend pas de l'état d'esprit, de l'inspiration ou d'autres éléments précaires de ce genre, et elle a en outre l'avantage, tout en conduisant à Eugène Onéguine, de pouvoir mener à un nombre incalculable d'autres grandes œuvres. Tout ce dont on a besoin ici, c'est d'un temps illimité, c'est-à-dire de l'éternité. Mais comme ni l'humanité, ni a fortiori le poète individuel n'ont l'éternité à leur disposition, le ressort fondamental de la composition poétique restera, comme avant, l'idée artistique préconçue, comprise dans le sens le plus large, c'est-à-dire à la fois comme pensée précise, sentiment personnel ou social clairement exprimé et vague disposition de l'esprit. Dans ses efforts vers la réalisation artistique, cette idée subjective sera à son tour excitée et stimulée par la forme cherchée, et pourra quelquefois être poussée tout entière sur une voie qui était complètement imprévue au départ. C'est à dire simplement que la forme verbale n'est pas la réflexion passive d'une idée artistique préconçue mais un élément actif qui influence l'idée elle-même. Mais ce genre de rapport mutuel actif, où la forme influence le contenu et parfois le transforme de fond en comble, nous est connu dans tous les domaines de la vie sociale et même de la vie biologique. Ce n'est nullement là une raison pour rejeter le darwinisme et le marxisme et créer une école formaliste en biologie et en sociologie.

Victor Chklovsky, qui zigzague avec la plus grande aisance du formalisme verbal aux évaluations les plus subjectives, adopte en même temps l'attitude la plus intransigeante envers la définition et l'étude de l'art fondées sur le matérialisme historique. Dans un opuscule qu'il a publié à Berlin sous le titre La Marche du Cavalier, il formule dans l'espace de trois petites pages – la brièveté est le mérite principal, et en tout cas indiscutable, de Chklovsky – cinq arguments exhaustifs (ni quatre, ni six, mais cinq) contre la conception matérialiste de l'art. Nous passerons en revue ces arguments, car il est fort utile de voir et de montrer quelles vétilles sont présentées comme le dernier mot de la pensée scientifique (avec la plus grande variété de références scientifiques sur ces mêmes trois pages microscopiques).

" Si le milieu et les rapports de production influençaient l'art, écrit Chklovsky, est-ce que les thèmes artistiques ne seraient pas attachés au lieu où ils correspondent à ces rapports ? Or en fait, les thèmes n'ont ni feu ni lieu." Bien, mais les papillons ? Selon Darwin, ils " correspondent " eux aussi à des rapports déterminés, et cependant, ils volent de place en place tout aussi bien que n'importe quel écrivain libre de ses mouvements.

Pourquoi le marxisme, et lui précisément, doit-il condamner les thèmes artistiques à l'esclavage, on a du mal à le comprendre. Le fait que les peuples les plus divers, et les diverses classes d'un même peuple, utilisent les mêmes thèmes montre simplement que l'imagination humaine est limitée et que l'homme, dans toutes ses créations, y compris la création artistique, tend à économiser ses forces. Chaque classe essaie d'utiliser, dans la plus grande mesure possible, l'héritage matériel et spirituel d'une autre classe. L'argument de Chklovsky pourrait être aisément transféré au domaine de la technique même de la production. Depuis les temps antiques, le véhicule a été basé sur un seul et même thème des essieux, des roues, un châssis. Le char du patricien romain, cependant, était aussi bien adapté à ses goûts et à ses besoins que le carrosse du comte Orlov, avec son confort intérieur, l'était au goût du favori de Catherine. Le chariot du paysan russe est adapté aux nécessités de son activité économique, à la force de son petit cheval et aux particularités des routes de campagne. L'automobile, qui est incontestablement un produit de la technique nouvelle, présente néanmoins le même " thème " : quatre roues montées sur deux essieux. Et pourtant, chaque fois que la nuit, sur une route de Russie, un cheval de paysan fait un écart, effrayé par les phares aveuglants d'une automobile, cet épisode reflète le conflit de deux cultures.

" Si le milieu s'exprimait dans le roman, la science européenne ne se casserait pas la tête pour savoir quand les contes des Mille et Une Nuits ont été composés, et où, en Egypte, en Inde ou en Perse. " Tel est le deuxième argument de Chklovsky. Dire que le milieu de l'homme, et de l'artiste entre autres, c'est-à-dire les conditions de sa vie et de son éducation trouvent leur expression dans son œuvre ne veut pas dire du tout que cette expression a un caractère géographique, ethnologique et statistique précis.

Qu'il soit difficile de décider si certains romans furent écrits en Egypte, en Inde ou en Perse n'a rien de surprenant, car ces pays ont beaucoup de conditions sociales communes. Mais le fait que la science européenne " se casse la tête " pour résoudre ces questions à partir des textes mêmes de ces romans témoigne justement que ceux-ci reflètent le milieu, fût-ce de manière très déformée. Personne ne peut sortir de soi-même. Les délires d'un fou eux-mêmes ne contiennent rien que le malade n'ait préalablement reçu du monde extérieur. Seul un psychiatre expérimenté, à l'esprit pénétrant, et informé du passé du malade, saura trouver dans le contenu du délire les débris déformés et altérés de la réalité. La création artistique n'est évidemment pas du délire. Mais elle est aussi une altération, une déformation, une transformation de la réalité selon les lois particulières de l'art. Si fantastique que l'art puisse être, il ne dispose d'aucun autre matériau que celui qui lui est fourni par le monde à trois dimensions où nous vivons et par le monde plus étroit de la société de classe. Même quand l'artiste crée le ciel ou l'enfer, ses fantasmagories transforment simplement l'expérience de sa propre vie, jusque et y compris la note impayée de sa logeuse.

" Si les caractéristiques de caste et de classe se reflétaient dans l'art, poursuit Chklovsky, comment se pourrait-il que les contes grands-russes sur le barine soient les mêmes que les contes sur le pope ? "

Au fond, il y a simplement là une paraphrase du premier argument. Pourquoi les histoires sur les nobles et sur les popes ne pourraient-elles pas être les mêmes, et en quoi cela contredit-il le marxisme ? Les appels écrits par des marxistes bien connus parlent souvent de propriétaires fonciers, de capitalistes, de prêtres, de généraux et d'autres exploiteurs. Le propriétaire foncier se distingue incontestablement du capitaliste, mais dans certains cas, on peut les mettre dans le même sac. Pourquoi donc l'art populaire ne pourrait-il lui aussi, dans certains cas, mettre le barine et le pope dans le même sac, en tant que représentants de castes qui dominent et dépouillent le moujik ? Dans les caricatures de Moor et de Deny, le pope et le propriétaire foncier se retrouvent souvent côte à côte, sans aucun préjudice pour le marxisme.

" Si les caractéristiques ethnographiques se reflétaient dans l'art, insiste Chklovsky, le folklore de peuples différents ne serait pas échangeable, et les contes nés au sein de tel peuple ne seraient pas valables pour le voisin. "

De mieux en mieux ! Le marxisme ne prétend pas du tout que les traits ethnographiques ont un caractère indépendant ! Au contraire, il souligne l'importance tout à fait déterminante des conditions naturelles et économiques dans la formation du folklore. La similitude des conditions d'évolution des peuples pasteurs et agriculteurs, où la paysannerie est prépondérante, et la similitude des influences qu'ils exercent les uns sur les autres ne peuvent pas ne pas mener à un folklore similaire. En l'occurrence, du point de vue de la question qui nous intéresse, il est sans importance de savoir si les thèmes semblables sont nés indépendamment chez les différents peuples, comme reflet, réfracté par le même prisme de l'imagination paysanne, d'une expérience identique dans ses traits fondamentaux ou si au contraire, les semences des contes populaires ont été transportées par un vent propice de place en place, prenant racine là où le sol se montrait favorable. Dans la réalité, ces deux modes se sont probablement combinés.

Enfin – " le point de vue marxiste sur l'art est faux, cinquièmement, parce que... " – Chklovsky avance à titre d'argument distinct le thème concret de l'enlèvement qui, à travers la comédie grecque, est parvenu jusqu'à Ostrovsky. En d'autres termes, notre critique répète une fois de plus, sous une forme particulière, son premier argument (comme on le voit, même en ce qui concerne la logique formelle, tout ne va pas pour le mieux chez notre formaliste...). Oui, les thèmes émigrent de peuple à peuple, de classe à classe, et même d'auteur à auteur. Cela veut dire seulement que l'imagination humaine est économe. Une nouvelle classe ne recommence pas à créer toute la culture depuis le début, mais prend possession du passé, le trie, le retouche, le réarrange et continue à construire à partir de là. Sans cette utilisation de la " garde-robe " d'occasion du passé, il n'y aurait pas en général de mouvement en avant dans le processus historique. Si le thème du drame d'Ostrovsky lui est venu des Egyptiens en passant par la Grèce, le papier même sur lequel il a traité ce thème, il le doit au papyrus égyptien, puis au parchemin grec. Prenons une autre analogie, plus proche de nous : le fait que les méthodes critiques des sophistes grecs, qui furent les formalistes purs de leur époque, aient pénétré profondément la conscience de Chklovsky ne change rien au fait que Chklovsky lui-même est un produit très pittoresque d'un milieu social et d'une époque bien déterminés.

La destruction du marxisme en cinq points par Chklovsky nous rappelle beaucoup ces articles contre le darwinisme que publiait la Revue Orthodoxe au bon vieux temps. Si la théorie selon laquelle l'homme descend du singe était vraie, écrivait il y a trente ou quarante ans le docte évêque d'Odessa Nikanor, nos grands-pères auraient eu les signes distinctifs d'une queue, ou bien se seraient rappelé cette caractéristique chez leurs grands-pères et grands-mères. Deuxièmement, comme chacun sait, les singes ne donnent naissance qu'à des singes... Cinquièmement, le darwinisme est faux parce qu'il contredit le formalisme... pardon, je veux dire les décisions formelles des assemblées de l'Eglise universelle. Le savant ecclésiastique avait cependant un avantage : il était franchement passéiste et il prenait ses arguments chez l'apôtre Paul et non dans la physique, la chimie ou les mathématiques, comme le fait, en passant, le futuriste Chklovsky.

Il est indiscutable que le besoin de l'art n'est pas créé par les conditions économiques. Mais ce n'est pas non plus l'économie qui engendre le besoin de s'alimenter. Au contraire, c'est le besoin de nourriture et de chaleur qui crée l'économie. Il est parfaitement exact qu'on ne peut en aucun cas se régler sur les seuls principes du marxisme pour juger, rejeter ou accepter une œuvre d'art. Une œuvre d'art doit, en premier lieu, être jugée selon ses propres lois, c'est-à-dire selon les lois de l'art. Mais seul le marxisme est capable d'expliquer pourquoi et comment, à telle période historique, est apparue telle tendance artistique, c'est-à-dire qui a exprimé le besoin de telles formes artistiques à l'exclusion des autres, et pourquoi.

Il serait puéril de penser que chaque classe, d'elle-même, peut créer complètement et pleinement son art propre, et en particulier, que le prolétariat est capable de créer un art nouveau au moyen de cercles artistiques fermés, séminaires, " proletkult " et autres... D'une manière générale, l'activité créatrice de l'homme historique est héréditaire. Toute nouvelle classe montante se hisse sur les épaules des précédentes. Mais cette succession est dialectique, c'est-à-dire qu'elle se découvre au moyen de répulsions et de ruptures internes. Les impulsions, sous la forme de nouveaux besoins artistiques, du besoin de nouvelles conceptions artistiques et littéraires, sont données par l'économie, par l'intermédiaire d'une nouvelle classe, et à un degré moindre, par la situation nouvelle d'une même classe lorsque sa richesse et sa puissance culturelle augmentent. La création artistique est toujours un retournement complexe des formes anciennes sous l'influence de nouveaux stimulants, qui prennent naissance en dehors de l'art. C'est dans ce sens large que l'on peut parler de fonction de l'art, dire que l'art sert. Il n'est pas un élément désincarné se nourrissant de lui-même, mais une fonction de l'homme social, indissolublement liée à son milieu et à son mode de vie. Comme toujours lorsqu'on pousse un préjugé social jusqu'à l'absurde, la démarche de Chklovsky est en ce sens extrêmement caractéristique : il en est venu à l'idée que l'art est absolument indépendant du mode de vie social à une période de notre histoire russe où l'art a révélé avec plus d'évidence que jamais sa dépendance spirituelle et matérielle quotidienne à l'égard des classes, des sous-classes et des groupes de la société !

Le matérialisme ne nie pas l'importance de l'élément formel, que ce soit en logique, en jurisprudence ou en art. De même qu'un système juridique peut et doit être jugé d'après sa logique et sa cohérence internes, l'art peut et doit être jugé du point de vue de ses réalisations formelles, car en dehors d'elles il n'y a point d'art. Cependant, une théorie juridique qui tenterait d'établir que le droit est indépendant des conditions sociales serait viciée à la base. La force motrice, c'est dans l'économie, dans les contradictions de classes qu'on la trouve ; le droit donne seulement une forme et une expression intérieurement cohérentes à ces phénomènes, non dans leurs particularités individuelles mais dans leur généralité, dans ce qu'ils ont de reproduisible et de durable. Aujourd'hui justement, nous pouvons voir avec une clarté qui est rare dans l'histoire comment se forme un droit nouveau : non pas par les méthodes d'une déduction logique qui se suffirait à elle-même, mais par une estimation empirique des besoins économiques de la nouvelle classe dominante et un ajustement empirique à ces besoins. La littérature, par ses méthodes et ses procédés, dont les racines plongent dans le plus lointain passé et qui représentent l'expérience accumulée dans l'art du verbe, donne une expression aux pensées, aux sentiments, aux états d'esprit, aux points de vue et aux espoirs de son époque et de sa classe. On ne peut sortir de là. Et point n'est besoin, semble-t-il, d'en sortir, du moins pour ceux qui ne sont pas au service d'une époque révolue et d'une classe qui a fait son temps.

Les méthodes de l'analyse formelle sont nécessaires, mais non suffisantes. On peut compter les allitérations dans les dictons populaires, classer les métaphores, dénombrer les voyelles et les consonnes dans une chanson de noce, tout cela enrichira indiscutablement, d'une façon ou d'une autre, notre connaissance du folklore ; mais si l'on ne connaît pas le système de rotation des cultures employé par le paysan et le cycle qui en résulte dans sa vie, si l'on ignore le rôle de l'araire, si l'on n'a pas saisi la signification du calendrier ecclésiastique pour le paysan, du moment où il se marie à celui où la paysanne accouche, on ne connaîtra de l'art populaire que la coquille extérieure, on n'en aura pas atteint le noyau. On peut établir le plan architectural de la cathédrale de Cologne en mesurant la base et la hauteur de ses arcs, en déterminant les trois dimensions de ses nefs, les dimensions et la disposition de ses colonnes, etc... Mais si l'on ne sait pas ce qu'était une ville médiévale, ce qu'était une corporation et ce qu'était l'Eglise catholique au Moyen Age, on ne comprendra jamais la cathédrale de Cologne. Tenter de libérer l'art de la vie, de le proclamer activité indépendante, c'est le priver d'âme et le faire mourir. Le besoin même d'une telle opération est un symptôme incontestable de décadence idéologique.

L'analogie que nous avons esquissée plus haut avec les objections théologiques contre le darwinisme peut paraître au lecteur superficielle et anecdotique. Dans un sens, c'est juste, bien sûr. Mais il y a là une connexion plus profonde. Pour un marxiste tant soit peu instruit, la théorie formaliste ne peut pas ne pas rappeler les airs familiers d'une très vieille mélodie philosophique. Les juristes et les moralistes (citons au hasard l'Allemand Stammler et notre subjectiviste Mikhaïlovsky) essayaient de prouver que la morale et le droit ne pouvaient être déterminés par l'économie, pour la seule raison que la vie économique elle-même était impensable en dehors de normes juridiques et éthiques. Certes les formalistes du droit et de la morale n'allaient pas jusqu'à affirmer l'indépendance complète du droit et de l'éthique par rapport à l'économie ; ils reconnaissaient un certain rapport mutuel complexe entre " facteurs ", mais pour eux ces "facteurs", tout en s'influençant l'un l'autre, conservaient leurs qualités de substances indépendantes, venues on ne sait d'où. L'affirmation d'une totale indépendance du " facteur " esthétique par rapport à l'influence des conditions sociales, à la manière de Chklovsky, est un exemple d'extravagance spécifique, elle aussi d'ailleurs déterminée par les conditions sociales : c'est la mégalomanie de l'esthétique, dans laquelle notre dure réalité est mise la tête en bas. Outre cette particularité, les constructions des formalistes ont la même espèce de méthodologie défectueuse que tout autre type d'idéalisme. Pour un matérialiste, la religion, le droit, la morale, l'art représentent des aspects distincts d'un processus de développement social unique dans son fondement. Bien qu'ils se différencient de leur base de production, deviennent complexes, renforcent et développent dans le détail leurs caractéristiques spéciales, la politique, la religion, le droit, l'éthique, l'esthétique restent néanmoins des fonctions de l'homme socialement lié et obéissant aux lois de son organisation sociale. L'idéaliste, lui, voit non pas un processus unique de développement historique produisant les organes et les fonctions qui lui sont nécessaires, mais un croisement, une combinaison ou une interaction de certains principes indépendants : les substances religieuse, politique, juridique, esthétique et éthique, qui trouvent leur origine et leur explication dans leur dénomination même. L'idéalisme dialectique de Hegel détrône à sa manière ces substances (qui sont pourtant des catégories éternelles) en les ramenant à une unité génétique. Bien que, chez Hegel, cette unité soit l'esprit absolu qui, au cours du processus de ses manifestations dialectiques, germe sous forme de divers " facteurs ", le système de Hegel – grâce non pas à son idéalisme, mais à son caractère dialectique –, donne une idée de la réalité historique qui vaut celle qu'un gant retourné donne de la main humaine. Quant aux formalistes (le plus génial d'entre eux est Kant), ils ne s'occupent pas de la dynamique du développement, mais d'une coupe transversale de celui-ci, au jour et à l'heure de leur propre révélation philosophique. Ils y découvrent la complexité et la multiplicité de leur objet (et non du processus, car ils ne pensent pas en termes de processus). Cette complexité, ils l'analysent et la classifient. Ils donnent des noms aux éléments, qui sont immédiatement transformés en essences, en sous-absolus sans père ni mère : la religion, la politique, la morale, le droit, l'art... Il ne s'agit plus ici du gant retourné de l'histoire, mais de la peau arrachée aux doigts et desséchée jusqu'à l'abstraction complète ; la main de l'histoire devient alors le produit de l' " interaction " du pouce, de l'index, du médius et autres " facteurs ". Le " facteur " esthétique, c'est l'auriculaire, le plus petit mais non le moins aimable des doigts.

En biologie, le vitalisme est une variante de cette fétichisation des divers aspects du processus universel, sans compréhension de leur déterminisme interne. A la morale et à l'esthétique absolues et situées au-dessus du social, comme à la " force vitale " absolue et située au-dessus de la physique, il ne manque plus qu'une seule chose... un Créateur unique. La multiplicité de " facteurs " indépendants, sans commencement ni fin, n'est rien d'autre qu'un polythéisme camouflé. Et si l'idéalisme kantien représente historiquement la traduction du christianisme dans le langage de la philosophie rationaliste, toutes les variétés du formalisme idéaliste conduisent par contre, ouvertement ou secrètement, à Dieu comme cause de toutes les causes. Par comparaison avec l'oligarchie idéaliste d'une douzaine de sous-absolus, un Créateur personnel et unique est déjà un élément d'ordre. C'est là que réside la connexion plus profonde entre les réfutations formalistes du marxisme et les réfutations théologiques du darwinisme.

L'école formaliste est un avorton disséqué de l'idéalisme, appliqué aux problèmes de l'art. Les formalistes montrent une religiosité qui mûrit très vite. Ils sont les disciples de Saint Jean : pour eux, " au commencement était le Verbe ". Mais pour nous, " au commencement était l'Action ". Le mot la suivit comme son ombre phonétique.


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