1924

"Notre politique en art, pendant la période de transition, peut et doit être d'aider les différents groupes et écoles artistiques venus de la révolution à saisir correctement le sens historique de l'époque, et, après les avoir placés devant le critère catégorique : pour ou contre la révolution, de leur accorder une liberté totale d'autodétermination dans le domaine de l'art."
(L.Trotsky – Littérature et Révolution, Introduction)


Littérature et Révolution

Léon Trotsky

Chapitre premier



L'ART ANTÉRIEUR A LA RÉVOLUTION



La Révolution bolchevique d'Octobre 1917 ne renversa pas seulement le gouvernement de Kerensky, mais tout le régime social fondé sur la propriété bourgeoise. Ce régime avait sa culture et sa littérature officielles ; son effondrement ne pouvait qu'entraîner celui de la littérature d'avant Octobre.

Le rossignol de la poésie, tout comme l'oiseau de la sagesse, la chouette, ne se fait entendre qu'après le coucher du soleil. Le jour, on agit, on s'affaire, mais au crépuscule le sentiment et la raison viennent faire le bilan de ce qui a été accompli. Les idéalistes, y compris leurs épigones plutôt sourds et quelque peu aveugles – les subjectivistes russes – estimaient que le monde était mû par l'idée, par la pensée critique, autrement dit que l'intelligentsia dirigeait le progrès. En fait, tout au long de l'histoire, l'esprit n'a fait que clopiner derrière le réel, et il est inutile de démontrer, après l'expérience de la Révolution russe, la stupidité rétrograde de l'intelligentsia professionnelle. On peut aussi voir clairement les effets de cette loi dans le domaine de l'art. L'identification traditionnelle du poète au prophète est acceptable seulement en ce sens que le poète est à peu près aussi lent que le prophète à refléter son époque. S'il y a eu des prophètes et des poètes " en avance sur leur temps ", cela signifie seulement qu'ils ont su exprimer certaines exigences de l'évolution sociale avec un peu moins de retard que leurs congénères.

Pour que le premier frisson de l'éveil d'un " pressentiment " révolutionnaire passe dans la littérature russe de la fin du siècle dernier et du début de ce siècle, il a fallu qu'au cours des décennies précédentes, l'histoire produise les plus profonds changements dans la structure économique du pays, dans la répartition des groupes sociaux et dans les sentiments des masses populaires. Pour que les individualistes, les mystiques et autres épileptiques arrivent à occuper l'avant-scène littéraire, il a fallu que la Révolution de 1905 soit brisée par ses contradictions internes, qu'en décembre Dournovo écrase les ouvriers, et que Stolypine dissolve deux Doumas et en crée une troisième. La Sirène du paradis chante après le coucher du soleil, juste au moment où s'envole l'oiseau-prophète, la chouette. Entre les deux révolutions (1907-1917), toute une génération de l'intelligentsia russe fut formée (ou plutôt déformée) dans le climat d'une tentative de conciliation sociale entre la monarchie, la noblesse et la bourgeoisie. Être socialement conditionné, cela ne signifie pas forcément être consciemment intéressé. Mais l'intelligentsia et la classe dominante qui l'entretient sont des vases communicants : la loi d'égalité des niveaux leur est applicable. Le vieux radicalisme et le vieil esprit de révolte intellectuels qui, au cours de la guerre russo-japonaise, avaient trouvé leur expression dans l'état d'esprit totalement défaitiste de l'intelligentsia, disparurent rapidement sous l'étoile du 3 juin [3]. Empruntant le vernis poétique et métaphysique de presque tous les siècles et tous les pays, et appelant à l'aide les pères de l'Église, l'intelligentsia " s'autodétermina " de plus en plus ouvertement pour proclamer sa propre valeur indépendamment du "peuple". Les formes tapageuses qu'elle donna à ce processus naturel d'embourgeoisement furent en quelque sorte une vengeance pour les chagrins que lui avait causés le peuple en 1905, par son entêtement et son manque de respect. Le fait, par exemple, que Léonid Andréiev – la figure artistique la plus bruyante, sinon la plus profonde, d'entre les deux révolutions – termina sa trajectoire dans l'organe réactionnaire de Protopopov et Amphiteatrov constitue à sa façon une indication symbolique des sources sociales du symbolisme d'Andréiev. Ici, le conditionnement social touche à l'intérêt non déguisé. Sous l'épiderme de l'individualisme le plus recherché, de patientes quêtes mystiques, d'un spleen universel de bonne compagnie, on a vu se déposer la graisse de l'esprit conciliateur bourgeois, et cela s'est fait sentir immédiatement dans les vers patriotiques extrêmement vulgaires qui parurent lorsque le développement " organique " du régime du 3 juin fut bouleversé par la catastrophe de l'universelle empoignade.

L'épreuve de la guerre, cependant, dépassa les forces non seulement de la poésie du 3 juin, mais aussi de sa base sociale : l'effondrement militaire du régime brisa les reins de la génération intellectuelle d'entre les deux révolutions. Léonid Andréiev, sentant se dérober sous lui la motte de terre sur laquelle reposait le dôme de sa gloire et qui semblait si solide, se mit à gesticuler en glapissant, en râlant, l'écume aux lèvres, essayant de défendre, de sauver quelque chose.

Malgré la leçon de 1905, l'intelligentsia caressait encore l'espoir de rétablir son hégémonie politique et spirituelle sur les masses. La guerre l'avait fortifiée dans cette illusion, la nouvelle conscience religieuse, rachitique dès sa naissance, ne pouvant fournir, pas plus que le symbolisme nébuleux, le ciment psychologique de l'idéologie patriotique. La Révolution démocratique de février 1917, qui naquit de la guerre et qui la termina, donna l'impulsion la plus grande, mais pour un bref moment, à un renouveau de l'idée du messianisme de l'intelligentsia. La Révolution de février fut sa dernière flambée historique. Le brandon fumant sentait déjà le kerenskysme.

Puis vint Octobre, jalon plus significatif que le règne de l'intelligentsia et qui marqua en même temps la défaite définitive de celle-ci. Toutefois, bien que vaincue et piétinée pour ses péchés passés, sa défunte gloire la faisait délirer à haute voix. Dans sa conscience le monde était sens dessus dessous. Elle était le représentant-né du peuple. Dans ses mains se trouvait la pharmacopée de l'histoire. Les bolchéviks opéraient avec l'opium des Chinois et les bottes des Lettons. Ils ne pourraient pas durer longtemps contre le peuple.

Les toasts de Nouvel an des intellectuels émigrés avaient pour thème : " L'an prochain à Moscou. " Vicieuse stupidité ! Cafouillage ! Il devint vite évident que s'il était en effet impossible de gouverner contre la volonté du peuple, il n'était nullement impossible de gouverner contre les intellectuels émigrés, et même de gouverner avec succès, quoi qu'en pensât un émigré.

La vague pré-révolutionnaire au début du siècle, la Révolution battue de 1905, l'équilibre strict mais instable de la contre-révolution, l'éruption de la guerre, le prologue de février 1917, le drame d'Octobre, tout cela frappa l'intelligentsia lourdement et sans cesse comme avec un bélier. Pas le temps d'assimiler les faits, de les recréer en images, et de trouver l'expression verbale de ces images ! Certes nous avons les Douze de Blok, et plusieurs œuvres de Maïakovsky. C'est quelque chose, un dépôt modeste mais non un paiement au compte de l'histoire, pas même un commencement de paiement. L'art s'est révélé impuissant, comme toujours au début d'une grande époque. Les poètes, qui n'avaient pas été appelés au sacrifice divin, se révélèrent, comme on pouvait s'y attendre, les plus insignifiants de tous les enfants insignifiants de la terre [4]. Les symbolistes, les parnassiens, les acméistes, qui avaient plané au-dessus des passions et des intérêts sociaux, comme dans les nuages, se retrouvèrent à Ekaterinodar avec les Blancs, ou dans l'état-major du maréchal Pilsudsky. Inspirés par une puissante passion wrangelienne, ils nous anathémisaient en vers et en prose.

Les plus sensibles et, dans une certaine mesure, les plus prudents, se taisaient. Dans un récit intéressant, Mariette Chaguinian raconte comment, pendant les premiers mois de la Révolution, elle enseigna le tissage dans la région du Don. Elle n'eut pas seulement à quitter sa table de travail pour le métier à tisser, elle dut aussi se quitter elle-même pour se perdre complètement. D'autres plongèrent dans le " Proletkult ", dans le " Politprosviet " [5], ou travaillèrent dans les musées et traversèrent de cette façon les événements les plus terribles et les plus tragiques que le monde ait jamais vécus. Les années de la Révolution devinrent les années d'un silence presque complet de la poésie. Ce n'était pas tout à fait à cause du manque de papier. Si l'on ne pouvait être imprimé alors, on pourrait l'être maintenant. Il n'était pas inévitable que la poésie fût favorable à la Révolution, elle aurait pu être contre elle. Nous connaissons la littérature des émigrés. C'est un zéro absolu. Mais notre propre littérature, elle non plus, ne nous a rien donné qui soit adéquat à l'époque.


Après Octobre, les hommes de lettres voulurent prétendre que rien de particulier n'avait eu lieu et que cette période en général ne les concernait pas. Mais il advint qu'Octobre commença à se manifester en littérature, à légiférer à son sujet et à vouloir la régir, à la fois d'un point de vue administratif et dans un sens plus profond. Une importante partie des hommes de la vieille littérature se trouva – non de façon fortuite – hors des frontières, et il advint ainsi qu'ils firent faillite, littérairement parlant. Bounine existe-t-il ? On ne peut pas dire que Merejkovsky ait cessé d'exister puisqu'il n'a jamais existé. Et Kouprine, et Balmont et même Tchirikov ? Et la revue Jar Ptitza [*] ou les recueils Spolokhi [**] ? Et d'autres éditions dont la principale caractéristique littéraire réside dans la préservation de l'orthographe ancienne ? Tous, sans exception, comme dans le récit de Tchékhov, gribouillent le livre des réclamations de la gare de Berlin. Il passera du temps avant que le train pour Moscou soit prêt ; en attendant, les voyageurs expriment leurs émotions. Dans les recueils provinciaux Spolokhi, les belles lettres sont représentées par Nemirovitch-Dantchenko, Amphiteatrov, Tchirikov, Pervoukhine et autres nobles cadavres, à supposer qu'ils aient jamais existé. Alexis Tolstoï montre quelques signes de vie, pas très visibles à vrai dire, mais qui suffisent à l'exclure du cercle enchanté des sauveurs de l'orthographe ancienne et de cette clique de tambours en retraite.

Ne voilà-t-il pas une petite leçon pratique de sociologie sur le thème : il est impossible de tromper l'histoire ?

Abordons le sujet de la violence. La terre a été prise, les usines, les dépôts bancaires ; les coffres furent ouverts ; mais qu'est-il advenu des talents et des idées ? Ces valeurs impondérables n'ont-elles pas été exportées en telle quantité qu'on pouvait s'inquiéter du sort de la " culture russe", comme le fit notamment son aimable psalmiste, Maxime Gorki ? Pourquoi rien n'est-il sorti de tout cela ? Pourquoi les émigrés ne peuvent-ils montrer un nom ou un livre de quelque valeur ? Parce que l'on ne peut pas piper l'histoire ou la vraie culture (qui n'est pas celle du psalmiste). Octobre est entré dans les destinées du peuple russe comme un événement décisif, donnant à toute chose une signification et une valeur propres. Le passé a aussitôt reculé, fané et languissant, et l'art ne peut revivre que du point de vue d'Octobre. Qui se tient hors de la perspective d'Octobre se trouve complètement et désespérément réduit à néant, et c'est pourquoi les pédants et les poètes qui ne sont "pas d'accord avec ceci" ou que "cela ne concerne point" sont des zéros. Ils n'ont simplement rien à dire. Pour cette seule raison, non pour une autre, la littérature des émigrés n'existe pas. Et ce qui n'est pas ne peut être jugé.

Dans cette désintégration cadavérique de l'émigration se développe un certain type de cynique léché. Il a dans le sang tous les courants, toutes les tendances, comme une mauvaise maladie qui l'immunise contre toute infection par les idées. Voyez le désinvolte Vetlougine. Peut-être quelqu'un sait-il d'où il vient, mais c'est secondaire. Ses petits livres, la Troisième Russie, Héros, certifient que l'auteur a lu, vu et entendu, et qu'il sait manier la plume. Il commence le premier de ses livres par une sorte d'élégie aux plus subtiles âmes perdues de l'intelligentsia, et finit par une ode aux trafiquants du marché noir. Ce trafiquant, paraît-il, deviendra le maître de cette " troisième Russie " qui monte : Russie réelle, sincère, défendant la propriété privée, riche et impitoyable dans son avidité. Vetlougine, qui fut du côté des Blancs et les rejeta quand ils furent battus, présente opportunément sa candidature en tant qu'idéologue de cette Russie des trafiquants. Il connaît bien sa vocation. Mais qu'en est-il de la " Troisième Russie " ? De quelque façon que vous battiez le jeu, la fausse carte du tricheur, hélas, jaillit mystérieusement. L'acuité du style n'y fait rien. Son premier livre fut écrit à peu près au moment du soulèvement de Kronstadt contre les Soviets (1921), et Vetlougine se disait que c'en était fini de la Russie soviétique. Au bout de quelques mois, le fait escompté ne s'étant pas produit, Vetlougine, si nous ne nous abusons, s'est retrouvé dans le groupe " Changement de direction " [6]. Mais c'est la même chose il est radicalement protégé contre tout retour en arrière. Ajoutons que Vetlougine a également écrit un roman de pacotille au titre suggestif, Mémoires d'une Canaille. Des canailles, il n'en manque pas, mais Vetlougine est la plus brillante de toutes. Elles mentent même de façon désintéressée, ne sachant plus distinguer la vérité du mensonge. Peut-être sont-ce là les vrais rebuts de la " seconde " Russie, qui attend la " Troisième ".

Sur un plan plus relevé, mais plus terne, se tient Aldanov. Ce serait plutôt un K. D. [7], c'est-à-dire un Pharisien. Aldanov appartient à ces sages qui font dans le scepticisme élevé (pas de cynisme, oh non !). Rejetant le progrès, ils sont prêts à accepter la théorie puérile des cycles historiques de Vico, personne, en général, n'étant plus superstitieux que les sceptiques. Les Aldanov ne sont pas des mystiques au plein sens du terme. Ils n'ont pas leur propre mythologie positive ; le scepticisme politique leur donne seulement un prétexte pour regarder tout phénomène politique du point de vue de l'éternité. Cela leur donne un style spécial, avec un zézaiement très aristocratique.

Les Aldanov prennent assez au sérieux leur grande supériorité sur les révolutionnaires en général et sur les communistes en particulier. Il leur semble que nous ne comprenons pas ce qu'ils comprennent. Pour eux la Révolution est venue de ce que les intellectuels ne sont pas tous passés par cette école du scepticisme politique et de style littéraire qui forme le capital spirituel des Aldanov.

Dans leurs loisirs d'émigrés, ils dénombrent les contradictions qui émaillent les discours et les déclarations des dirigeants soviétiques (pourquoi n'y en aurait-il pas ?), les phrases mal construites des éditoriaux de la Pravda (il faut reconnaître qu'il y en a pas mal), et, au bout du compte, le mot stupidité (la nôtre) contraste avec celui de sagesse (la leur) dans les pages qu'ils écrivent. Ils ont été aveugles à la marche de l'histoire, ils n'ont rien prévu, ils ont perdu leur pouvoir et avec lui leur capital, mais tout s'explique par d'autres raisons, notamment entre nous [8] par la vulgarité du peuple russe. Les Aldanov se considèrent avant tout comme des stylistes, parce qu'ils ont dépassé les phrases embrouillées de Milioukov et l'arrogante phraséologie avocassière de son associé Hessen. Leur style, tout au plus timide, sans accent ni caractère, convient admirablement à l'usage littéraire de gens qui n'ont rien à dire. Leur façon suffisante de parler, dépourvue de contenu, la mondanité de leur esprit et de leur stylo…, ignorées de notre vieille intelligentsia, fleurissaient déjà dans la période d'entre les révolutions (1907-1917). Mais ils ont encore appris en Europe et ils écrivent de petits livres, ils sont ironiques, ils se souviennent, ils bâillent un peu mais, par politesse, étouffent leurs bâillements. Ils citent en diverses langues, font des prédictions sceptiques qu'ils contredisent aussitôt. Cela paraît tout d'abord amusant, puis ennuyeux et, à la fin, dégoûtant. Quel charlatanisme de phrases impudentes, quel dévergondage livresque, quelle servilité intellectuelle !

Toutes les humeurs des Vetlougine, Aldanov et autres se trouvent exprimées au mieux dans l'aimable poème d'un certain Don Aminado, qui vit à Paris :

Et qui peut garantir que l'idéal soit vrai ?
Que l'humanité s'en trouvera mieux ?
Où est la mesure des choses ? En avant, général !
Dix ans de plus ! c'est assez pour moi et vous.

Comme on le voit, l'Espagnol n'est pas fier. En avant, général ! Les généraux (et même les amiraux) marchèrent. Le malheur, c'est qu'ils ne sont jamais arrivés.


De ce côté-ci de la frontière, bon nombre d'écrivains d'avant Octobre sont demeurés semblables à ceux de l'autre côté ; ce sont les émigrés intérieurs de la Révolution. " Avant Octobre ", cette expression semblera au futur historien de la culture tout aussi significative que le mot médiéval l'est pour nous par contraste avec l'âge moderne. Octobre ressembla vraiment, pour ceux qui en majorité adhéraient par principe à la culture antérieure, à une invasion des Huns. Il fallait les fuir dans les catacombes avec les prétendues " torches de la science et de la foi ". Mais ceux qui ont fui comme ceux qui se tiennent à l'écart n'ont pas prononcé un mot nouveau. Il est vrai que la littérature d'avant Octobre ou en marge d'Octobre, en Russie même, a plus de signification que celle des émigrés. Toutefois, elle aussi ne fait que survivre, frappée d'impuissance.

Combien de recueils de poèmes ont paru ! Certains ornés de noms qui sonnent bien ! Ils ont de petites pages avec des lignes courtes, dont aucune n'est mauvaise. Elles sont enchaînées en poèmes dans lesquels il y a vraiment un peu d'art, et même l'écho d'un sentiment autrefois éprouvé. Mais, pris ensemble, ces livres sont tout aussi superflus pour l'homme moderne d'après Octobre qu'un chapelet pour un soldat sur le champ de bataille. La perle de cette littérature de renonciation, de cette littérature de pensées et sentiments mis au rebut, est le gros recueil bien pensant Streletz dans lequel les poèmes, articles et lettres de Sologoub, Rozanov, Belenson, Kouzmine, Hollerbakh et autres, sont imprimés à trois cents exemplaires numérotés. Un roman sur la vie à Rome, des lettres sur le culte érotique du bœuf Apis, un article sur Sainte Sophie – la terrestre et la céleste ! Trois cents copies numérotées... quel crève-cœur, quelle désolation !

Et bientôt vous serez poussés vers la vieille étable avec un gourdin, ô peuple irrespectueux des choses saintes (Zinaïda Hippius [9], Derniers poèmes, 1914-1918).

 Bien sûr, ce n'est pas de la poésie, mais quel talent de journaliste ! A quelle inimitable tranche de vie aboutit cet effort de la poétesse décadente pour manier un gourdin (en vers !). Quand Zinaïda Hippius menace le peuple du fouet " pour l'éternité ", elle exagère, évidemment, mais elle veut faire comprendre que ses malédictions bouleverseront les cœurs à travers les âges. Dans cette exagération, tout à fait excusable en raison des circonstances, on peut voir clairement la nature de l'auteur. Hier encore elle était une dame de Pétrograd, languissante, riche de talents, libérale, moderne. Tout à coup, cette dame si pleine de ses propres raffinements découvre la noire ingratitude de la foule " en souliers ferrés " et, offensée dans son saint des saints, elle transforme sa rage impuissante en un cri strident de femme (toujours en vers). Vraiment si son cri ne bouleverse pas les cœurs, il suscitera l'intérêt. Dans cent ans, l'historien de la Révolution russe soulignera peut-être comment un soulier ferré, écrasant le petit orteil lyrique d'une dame de Pétrograd, révéla la vraie sorcière possédante sous le masque chrétien décadent, mystique et érotique. Et Zinaïda Hippius, la vraie sorcière, fait des poèmes supérieurs à ceux des autres, plus achevés, mais plus " neutres ", c'est-à-dire morts.

Quand vous trouvez parmi tant de pamphlets et de petits livres "neutres" la Maison des Miracles d'Irène Odoevtzeva, vous pouvez presque faire la paix avec le faux romantisme modernisé des salamandres, des chevaliers, des chauves-souris, de la lune mourante, en faveur de deux ou trois récits de la cruelle vie des Soviets. Voici une ballade sur un Izvostchik (cocher) que le commissaire Zon pousse à la mort ainsi que son cheval ; voici l'histoire d'un soldat qui vendit du sel mêlé à du verre pilé, enfin une ballade sur la façon dont les conduites d'eau sont polluées à Pétrograd. Les sujets sont à petite échelle et devraient beaucoup plaire au cousin Georges comme à la tante Anna. Malgré cela, ils livrent un petit reflet de la vie, ce ne sont pas seulement les échos tardifs de mélodies chantées il y a longtemps et enregistrées dans les anthologies. Pour un moment nous sommes prêts à nous joindre au cousin Georges. Ce sont des poèmes très très gentils. Allez-y, Mademoiselle !

Ne parlons pas seulement des " vieux " qui ont survécu à Octobre. II existe aussi, en marge d'Octobre, un groupe de jeunes littérateurs et poètes. Je ne sais pas de façon très sûre combien jeunes sont ces jeunes, mais, en tout cas, avant la guerre et avant la Révolution, ou bien ils étaient des débutants, ou bien ils n'avaient pas encore commencé. Ils écrivent des nouvelles, des romans, des poèmes, avec cet art pas très individualisé qui avait cours naguère. C'est ainsi qu'alors on se faisait reconnaître. La Révolution, (" le soulier ferré ") a broyé leurs espoirs. Ils laissent croire, dans la mesure où ils le peuvent, que rien en fait ne s'est produit, et dans leurs vers et proses dénués d'originalité ils expriment une arrogance blessée. Toutefois, de temps à autre, ils soulagent leurs âmes en faisant secrètement un pied de nez.

Le chef de tout ce groupe est Zamiatine, l'auteur des Insulaires [10]. A vrai dire il a pris pour sujet les Anglais. Zamiatine les connaît et les peint assez bien dans une série d'esquisses, mais du dehors, comme un observateur étranger doué mais pas très exigeant. Sous le même titre, il a placé des esquisses de Russes " insulaires ", membres de cette intelligentsia qui vit sur une île au milieu de l'océan étranger et hostile de la réalité soviétique. Ici, Zamiatine est plus subtil, mais pas plus profond. Après tout, il est lui-même un " insulaire" et même d'une très petite île de la Russie actuelle. Qu'il écrive sur les Russes de Londres ou sur les Anglais de Léningrad, Zamiatine reste un émigré de l'intérieur. Par son style, quelque peu guindé, qui exprime les bonnes manières littéraires qui lui sont propres (et confinent au snobisme), Zamiatine paraît avoir été créé pour enseigner des cercles de jeunes " insulaires ", éclairés et stériles [***].

Les " Insulaires " les plus avouables sont les membres du groupe du Théâtre d'Art de Moscou. Ils ne savent que faire de leur haute technique ni d'eux-mêmes. Ils considèrent tout ce qui se passe autour d'eux comme hostile ou, au moins étrange. Pensez donc : ces gens vivent dans l'esprit du théâtre de Tchékhov. Les Trois Sœurs et l'Oncle Vania aujourd'hui ! Pour laisser passer le mauvais temps – le mauvais temps ne dure pas longtemps – ils jouèrent la Fille de Madame Angot qui, en dehors de toute autre considération, leur donna une petite occasion de fronder les autorités révolutionnaires. Maintenant, ils dévoilent à l'Européen blasé et à l'Américain qui achète tout, combien était beau le verger de la vieille Russie féodale et combien raffinés et langoureux étaient ses théâtres. Belle et noble troupe moribonde d'un bijou de théâtre ! La très douée Akhmatova [11] n'y appartient-elle pas ?

La " Guilde des poètes " comprend les versificateurs les plus éclairés ; ils connaissent la géographie, savent distinguer le rococo du gothique, s'expriment en français et sont au plus haut degré des adeptes de la culture. Ils pensent, à juste titre, que " notre culture a encore un faible zézaiement enfantin " (Georges Adamovitch). Un vernis superficiel ne saurait les séduire. " Le poli extérieur ne peut prendre la place de la vraie culture " (Georges Ivanov). Leur goût est suffisamment bon pour admettre qu'Oscar Wilde est, après tout, un snob, non un poète, ce sur quoi on ne peut être en désaccord avec eux. Ils méprisent ceux qui n'accordent pas de valeur à une " école ", c'est-à-dire à une discipline, à un savoir, à une aspiration, et un tel péché ne nous est pas étranger. Ils polissent très soigneusement leurs poèmes. Plusieurs parmi eux, Otsup, par exemple, ont du talent. Otsup est un poète du souvenir, du drame et de l'inquiétude. A chaque pas il retombe dans le passé. La seule chose qui constitue pour lui la "joie de vivre", c'est la mémoire. "J'ai même trouvé une place pour moi : observateur poète et bourgeois tirant ma vie de la mort", dit-il avec une tendre ironie. Mais son inquiétude n'est pas hystérique, presque harmonieuse au contraire ; c'est celle d'un Européen maître de soi et, ce qui est vraiment réconfortant, une inquiétude tout à fait cultivée, sans aucun élancement mystique. Mais pourquoi la poésie de tous ces gens-là ne fleurit-elle pas ? Parce qu'ils ne créent pas la vie, ne participent pas à la sécrétion de ses humeurs et sentiments, parce qu'ils sont seulement des écrémeurs tardifs, les épigones d'une culture nourrie du sang des autres. Ce sont des imitateurs cultivés et même exquis, des échos sonores, ayant beaucoup lu, doués, mais rien de plus.

Sous le masque d'un citoyen du monde civilisé, le noble Versilov fut en son temps le pique-assiette le plus éclairé de la culture étrangère. Il avait un goût engendré par plusieurs générations de la noblesse. Il se trouvait quasiment chez lui en Europe. Avec condescendance ou avec un mépris ironique, il regardait de son haut le séminariste radical qui citait Pissarev, ou qui prononçait le français avec un accent provincial et dont les manières... bref, ne parlons pas de manières. Pourtant, ce séminariste de 1860, comme son successeur de 1870 bâtirent la culture russe dans le temps où Versilov se révélait définitivement comme le plus stérile des écrémeurs de la culture.

Les K.D. russes, ces libéraux bourgeois tardifs du début du XXème siècle, sont forts imbus de respect et même de craintive dévotion pour la culture, ses fondations stables, ses formes et son arôme, quoique par eux-mêmes ils ne soient rien d'autre que des zéros. Retournez-vous, mesurez le mépris sincère avec lequel ces K.D. regardèrent le bolchevisme du haut de leur culture d'écrivains ou d'avocats professionnels, et comparez-le au mépris que l'histoire a montré pour ces mêmes K.D. De quoi s'agit-il ? C'est le cas même de Versilov, transposé simplement au niveau des préoccupations d'un professeur bourgeois. La culture des K.D. s'est révélée le simple reflet tardif de cultures étrangères sur le sol superficiel de l'opinion publique russe. Le libéralisme fut, dans l'histoire de l'Occident, un mouvement puissant contre les autorités terrestres et célestes, et dans l'ardeur de sa lutte révolutionnaire il enrichit à la fois la civilisation matérielle et la culture. La France, telle que nous la connaissons, avec son peuple cultivé, ses formes policées et l'urbanité qui est intégrée à la chair et au sang de ses masses, est sortie, modelée telle qu'elle est, du creuset de plusieurs révolutions. Le processus " barbare" des dislocations, des soulèvements, des catastrophes, a aussi laissé ses dépôts dans la langue française d'aujourd'hui, la marquant de ses côtés forts et de ses faiblesses, de son exactitude et de son inflexibilité. Il en a été de même des styles de l'art français. Pour donner une nouvelle souplesse et une nouvelle malléabilité à la langue française il faudra, soit dit en passant, une autre grande révolution, non pas du langage, mais de la société française. Une telle révolution est également nécessaire pour hisser l'art français, si conservateur dans toutes ses innovations, sur un autre plan, plus élevé.

Mais nos K.D., ces imitateurs tardifs du libéralisme, ont tenté de soutirer à l'histoire, gratuitement, la crème du parlementarisme, de la courtoisie raffinée, de l'art harmonieux (sur la base solide du profit et de la rente). Etudier les styles individuels ou collectifs de l'Europe, s'en imprégner ou même les importer, et ensuite montrer en les empruntant qu'ils n'ont vraiment rien à dire, Adamovitch, Iretsky et beaucoup d'autres en sont capables. Mais ce n'est pas créer la culture, c'est simplement en prélever la crème.

Lorsque quelque esthète K.D. fait un long voyage dans un wagon à bestiaux et vient nous raconter, en grommelant entre ses dents, comment lui, un Européen si bien élevé, avec le meilleur dentier du monde et une connaissance détaillée de la technique du ballet égyptien, est contraint par cette révolution de rustres de voyager avec des besaciers pouilleux, on éprouve un haut-le-cœur pour les fausses dents, pour les techniques du ballet et pour toute cette culture volée aux boutiques de l'Europe. La conviction commence à grandir que le moindre pou de ce besacier en haillons est plus important, plus nécessaire pour ainsi dire, dans le mécanisme de l'histoire, que cet égoïste soigneusement cultivé et totalement stérile.

Avant guerre, alors que les écrémeurs de culture ne s'étaient pas encore mis à quatre pattes pour hurler patriotiquement, commençait à se développer chez nous un style journalistique. Certes, Milioukov continuait à marmonner de façon prolixe et à scribouiller des éditoriaux de parlementaire professionnel ; son éditeur associé, Hessen, fournissait encore les meilleurs exemples des "procédures de divorce" mais, de façon générale, nous commencions à oublier nos voies domestiques traditionnellement embourbées pour la graisse de carême du Russkié Viédomosti [****]. Ce minime progrès en journalisme à la manière européenne (et payé, notons-le, par le sang de la révolution de 1905 puisque c'est d'elle que sortirent les partis et la Douma) fut noyé presque sans laisser de traces dans les vagues de la révolution de 1917. Les K.D. qui aujourd'hui vivent à l'étranger, spécialistes du divorce ou non, soulignent de la façon la plus malicieuse les faiblesses littéraires de la presse soviétique. Vraiment nous écrivons mal, sans style, même après le Russkié Viédomosti. Cela veut-il dire que nous ayons reculé ? Non, cela veut dire que nous sommes dans une période de transition entre l'imitation, le verbiage de l'avocat à gages d'une part, et d'autre part, le grand mouvement culturel de tout un peuple qui, s'il lui est donné un peu de temps, créera lui-même son propre style, en journalisme comme ailleurs.

Vient ensuite une autre catégorie, les ralliés [12]. C'est un terme de politique française. Furent ainsi désignés les anciens royalistes qui firent la paix avec la République. Ils abandonnèrent la lutte pour le roi, même leurs espoirs en lui, et traduisirent loyalement leur royalisme en langage républicain. Aucun d'entre eux n'aurait pu écrire la Marseillaise, même si elle n'avait jamais été écrite auparavant, et il est douteux qu'ils aient chanté avec enthousiasme ses strophes contre les tyrans. Mais ces ralliés vivaient et laissaient vivre. Il y a nombre de ces ralliés parmi les poètes, artistes et acteurs d'aujourd'hui. Ils ne calomnient pas et n'injurient pas ; au contraire, ils acceptent l'état de choses, mais en termes généraux et " sans en assumer la responsabilité ". Là où il convient, ils sont diplomatiquement silencieux ou passent " loyalement " à côté des choses ; en général, ils sont patients et participent, dans la mesure où ils le peuvent. Je ne fais pas allusion au groupe " Changement de direction " qui a sa propre idéologie. Je parle seulement des tranquilles philistins de l'art, de ses fonctionnaires ordinaires, souvent non dépourvus de talent. Ces ralliés, nous en trouvons partout, même parmi les peintres de portraits ; ils peignent des portraits " soviétiques ", et ce sont parfois de grands artistes. Ils ont de l'expérience, du savoir-faire, tout ce qu'il faut. Pourtant les portraits ne sont pas reconnaissables. Pourquoi ? Parce que l'artiste ne porte pas d'intérêt profond à ses sujets, il n'a pas d'affinité intellectuelle avec eux, il peint un bolchévik russe comme il avait l'habitude de peindre une carafe ou un navet pour l'Académie, et peut-être avec plus d'indifférence encore.

Je ne donne pas de noms, parce qu'ils forment toute une classe. Ces ralliés n'arrachent pas au ciel les étoiles et n'ont pas inventé la poudre. Mais ils sont utiles et nécessaires, comme engrais pour la nouvelle culture. Ce qui n'est pas négligeable.


Que l'art qui reste en marge d'Octobre soit asexué, cela apparaît avec évidence dans le sort réservé aux recherches et trouvailles d'ordre intellectuel ou religieux qui avaient " fertilisé " le principal courant de la littérature antérieure à la révolution, c'est-à-dire le symbolisme. Quelques mots à ce sujet sont ici nécessaires.

Au commencement du siècle, l'intelligentsia passa du matérialisme et du positivisme, et même dans une certaine mesure du marxisme à travers la philosophie critique de Kant, vers le mysticisme. Entre les deux révolutions, cette nouvelle conscience religieuse vacilla et s'éparpilla en flammèches mourantes. Maintenant que le roc de l'orthodoxie officielle a été sérieusement ébranlé, ces mystiques de salons, chacun à sa façon, sont déprimés, la nouvelle échelle des choses étant trop grande pour eux. Sans l'aide de ces prophètes de boudoir et de ces journalistes sanctifiés, parmi lesquels se trouvent d'anciens marxistes, et même contre eux, les vagues de la marée révolutionnaire sont venues battre les murs mêmes de l'Eglise russe, qui n'avait pas connu la Réforme. Elle se défendit contre l'histoire par la rigidité, l'immobilité de ses formes, par son rite automatique et la force de l'État. Elle, qui s'était courbée très bas devant le tzarisme, se maintint presque inchangée pendant plusieurs années après la chute de son allié et protecteur autocratique. Mais mon tour vint aussi. La tendance "Jalon nouveau", qui se propose de rénover l'Église, tente une tardive réforme bourgeoise, sous le prétexte de s'adapter à l'État soviétique. Notre révolution politique bourgeoise fut achevée – cela même contre le désir de la bourgeoisie – quelques mois seulement avant la révolution des masses travailleuses. La réforme de l'Église ne commença que quatre ans après le soulèvement prolétarien. Si " l'Église vivante " [13] sanctionne la révolution sociale, c'est seulement parce qu'elle cherche à se camoufler. Une Église prolétarienne est impossible. La réforme de l'Église vise des buts essentiellement bourgeois, tels que sa libération de la lourdeur médiévale, la substitution d'un rapport plus individualisé des fidèles à la hiérarchie céleste, aux grimaces du rite et au chamanisme ; en un mot, le but général est de donner à la religion et à l'Église une souplesse et une capacité d'adaptation plus grandes. Dans les quatre premières années, l'Église se protégea contre la révolution prolétarienne par un conservatisme sombre et intransigeant. Maintenant, elle passe à la Nep. Si la Nep soviétique accouple l'économie socialiste et le capitalisme, la Nep de l'Église est une greffe bourgeoise sur le tronc féodal. La reconnaissance du régime ouvrier est dictée, comme il a déjà été dit, par la loi du mimétisme.

Toutefois, l'ébranlement de la structure séculaire de l'Église a commencé. A gauche – " l'Église vivante" a aussi son aile gauche – s'élèvent des voix encore plus radicales. Plus à gauche encore se trouvent des sectes extrémistes. Un rationalisme naïf qui commence seulement à s'éveiller ouvre la terre aux semences matérialistes et athées. Une ère de grands soulèvements et de grandes chutes est arrivée dans ce royaume qui s'était annoncé comme n'étant pas de ce monde. Où est maintenant la " nouvelle conscience religieuse " ? Où sont les prophètes et les réformateurs des salons littéraires ou des cercles de Léningrad et de Moscou ? Où est l'anthroposophie ? Il ne vient de leur côté ni souffle ni murmure. Les pauvres homéopathes mystiques se sentent comme des chats domestiques choyés, puis tout à coup jetés sur la glace qui se brise à l'heure de la crue. Les lendemains difficiles de la première révolution engendrèrent leur " nouvelle conscience religieuse ", la seconde révolution l'écrasa.

Berdiaïev, par exemple, continue d'accuser ceux qui ne croient pas en Dieu, ceux qui ne se préoccupent pas d'une vie future, d'être des bourgeois. C'est vraiment amusant. De la courte liaison de cet écrivain avec les socialistes lui est resté le mot "bourgeois", qu'il applique à l'antéchrist soviétique. Le malheur est que les ouvriers russes ne sont pas religieux du tout, tandis que les bourgeois sont devenus croyants... depuis qu'ils ont perdu leurs propriétés. Un des nombreux inconvénients de la Révolution consiste en ce qu'elle met complètement à nu les racines sociales de l'idéologie.

La " nouvelle conscience religieuse " s'est évanouie, mais non sans laisser quelques traces dans la littérature. Toute une génération de poètes qui avaient accepté la Révolution de 1905 comme une nuit de la Saint-Jean, et qui avaient brûlé leurs ailes délicates à ses feux de joie, commença à introduire la hiérarchie céleste dans ses rimes. Ils furent rejoints par la jeunesse d'entre les deux révolutions. Mais parce que les poètes, suivant une mauvaise tradition, avaient jadis, aux moments difficiles, l'habitude de se tourner vers les nymphes, Pan, Mars et Vénus, de nos jours l'Olympe a été nationalisé pour les besoins de la forme poétique. Après tout, choisir Mars ou Saint Georges n'est qu'une question de rythme, trochée ou iambe. Sans aucun doute, derrière tout cela, chez quelques-uns ou beaucoup se cachaient certaines expériences, et surtout celle de la peur. Vint la guerre qui dissout la peur de l'intelligentsia dans une anxiété générale. Vint ensuite la Révolution qui condensa cette peur en panique. Que pouvait-on escompter ? Vers qui se tourner ? A quoi se raccrocher ? Rien d'autre ne resta que les Saintes Écritures. Très peu sont maintenant désireux d'agiter le nouveau liquide religieux distillé avant la guerre chez Berdiaïev et dans d'autres pharmacies ; ceux qui ont besoin de mystique font simplement le signe de croix de leurs ancêtres. La Révolution a gratté et lavé le tatouage personnel, laissant à nu tout ce qu'il y avait de traditionnel, de tribal, de reçu avec le lait maternel et qui n'avait pas été dissous par la raison critique à cause de sa faiblesse et de sa couardise. En poésie, Jésus n'est jamais absent. Et à l'âge de l'industrie textile mécanisée, la robe de la Vierge est le tissu poétique le plus populaire.

On est atterré par la plupart de ces recueils poétiques, surtout ceux des femmes. Ici, vraiment, on ne peut faire un pas sans Dieu. Le monde lyrique d'Akhmatova, de Zvetaeva [14], de Radlova et autres poétesses, authentiques ou prétendues, est extrêmement réduit. Il embrasse la poétesse elle-même, un inconnu en chapeau ou porteur d'éperons et, inévitablement, Dieu, sans aucune caractéristique spéciale. Dieu est une tierce personne, très commode et très transportable, à usage domestique, un ami de la famille qui remplit de temps à autre les devoirs d'un gynécologue. Comment cet individu, plus très jeune et chargé des commissions personnelles, trop souvent ennuyeuses, d'Akhmatova, de Zvetaeva et des autres, peut, dans ses moments perdus, diriger les destinées de l'univers, cela est simplement incompréhensible. Pour Chkapskaïa, si organique, si biologique, si gynécologique (le talent de Chkapskaïa est réel), Dieu a quelque chose d'un entremetteur et d'une accoucheuse, c'est-à-dire tous les attributs d'une mauvaise langue toute-puissante. Si une note subjective peut être autorisée ici, nous concéderions volontiers que ce Dieu féminin, aux fortes hanches, s'il n'est pas très imposant, est beaucoup plus sympathique que le poussin couvé par la philosophie mystique d'au-delà des étoiles.

Comment ne pas arriver enfin à la conclusion que la tête normale d'un philistin éduqué est une poubelle dans laquelle l'histoire jette en passant la coquille et les déchets de ses diverses réalisations ? Nous y voyons l'Apocalypse, Voltaire et Darwin, le Livre des Psaumes, la philologie comparative, la table de multiplication et le cierge. Un ragoût honteux qui fait regretter l'ignorance de l'homme des cavernes. L'homme, le " roi de la nature " qui veut infailliblement "servir", remue la queue en entendant la voix de son " âme immortelle" ! A l'examen, la prétendue âme se révèle un " organe " beaucoup moins parfait et moins harmonieux que l'estomac ou le rein : " l'immortelle" a de nombreux appendices rudimentaires et des poches remplies de toutes sortes d'humeurs gangréneuses, causes continuelles de démangeaisons et d'ulcères spirituels. Parfois ceux-ci crèvent en rimes qui sont alors livrées comme poésie individualiste et mystique, imprimée en plaquettes.


Mais rien, peut-être, n'a révélé de façon aussi intimement convaincante la vacuité et la putréfaction de l'individualisme intellectuel que la canonisation universelle dont Rozanov [15] est aujourd'hui l'objet : philosophe " génial ", et prophète, et poète, et aussi, en passant, chevalier de l'esprit. Et pourtant, Rozanov fut un salaud notoire, un poltron, un parasite et une âme de laquais. Telle était sa véritable essence, et son talent se limitait à l'expression de cette essence.

Lorsqu'on parle du " génie " de Rozanov, ce sont principalement ses révélations dans le domaine sexuel que l'on met en avant. Mais si l'un de ses admirateurs essayait de rassembler et de systématiser ce que Rozanov, dans sa langue si parfaitement adaptée aux réticences et aux ambiguïtés, a dit de l'influence du sexe sur la poésie, la religion ou la politique, il en tirerait quelque chose de fort pauvre et de pas très neuf. L'école psychanalytique autrichienne (Freud, Jung, Albert Adler, etc...) a apporté une contribution infiniment plus grande à la question du rôle joué par l'élément sexuel dans la formation du caractère individuel et de la conscience sociale. Dans le fond, il n'y a pas ici de comparaison possible. Même les exagérations les plus paradoxales de Freud sont de loin plus importantes et plus fructueuses que les audacieuses suppositions de Rozanov, qui s'égare complètement dans l'imbécillité voulue et le bavardage pur et simple, enfonce les portes ouvertes et ment pour deux.

On doit toutefois admettre que les émigrés de l'extérieur ou de l'intérieur, qui n'ont pas honte de célébrer Rozanov et de s'incliner devant lui, ont levé le gibier. Par son parasitisme intellectuel, sa flagornerie, sa pleutrerie, Rozanov n'a fait que pousser à son achèvement logique leurs traits spirituels communs : la lâcheté devant la vie et la lâcheté devant la mort.

Un certain Victor Khovine, théoricien du futurisme ou de quelque chose du même genre, nous assure que la versatilité de Rozanov résulte de causes plus complexes et plus subtiles ; que si Rozanov courut vers la Révolution (de 1905) sans quitter le journal réactionnaire Novôie Vremia, puis vira à droite, c'est seulement parce qu'il fut effrayé de ce qu'il découvrait en lui : l'étoffe d'un surhomme et le non-sens. S'il alla jusqu'à exécuter les ordres du ministre de la justice (dans l'affaire Beiliss) [16], s'il écrivit simultanément en réactionnaire dans le Novoïe Vremia et en libéral dans le Russkoie Slovo (sous un pseudonyme), s'il servit d'entremetteur à de jeunes écrivains pour Souvorine, tout cela venait de la complexité et de la profondeur de sa nature spirituelle. Ces apologistes stupides et radoteurs auraient été au moins un peu plus convaincants si Rozanov s'était rapproché de la révolution au moment où elle était persécutée pour s'en éloigner au moment de sa victoire. C'est précisément ce que Rozanov ne fit pas, et ne pouvait pas faire. Il célébra la catastrophe du champ de Khodynka [17] comme un sacrifice purificateur, à une époque où le réactionnaire Pobedonostzev triomphait. L'Assemblée Constituante et la Terreur, tout ce qui fut le plus révolutionnaire, il l'accepta en octobre 1905, quand la jeune révolution semblait avoir jeté bas les puissances existantes. Après le 3 juin 1907, il célébra les hommes du 3 juin. Au moment du procès Beiliss, il s'efforça de prouver que les Juifs utilisaient le sang des chrétiens à des fins religieuses. Peu avant sa mort, il écrivit, en faisant sa coutumière grimace de nigaud, que les Juifs étaient " le premier peuple de la terre ", ce qui naturellement ne valait pas mieux que ce qu'il avait dit au procès Beiliss, bien qu'en sens opposé. Ce qui est le plus vrai et le plus constant chez Rozanov, c'est son tortillement de ver devant le pouvoir. Un ver de terre écrivain, un ver qui se tortille, glisse, colle, se contracte et se détend suivant les nécessités, et qui dégoûte comme un ver. Rozanov, dans son propre cercle bien entendu, qualifia l'Église orthodoxe de tas de fumier. Mais il respecta les rites (par lâcheté et à tout hasard) et, quand vint le moment de mourir, il communia cinq fois (également à tout hasard). Il fut hypocrite avec le Ciel comme il l'avait été avec son éditeur et avec ses lecteurs.

Rozanov se vendit publiquement pour de l'argent. Sa philosophie fut conforme à sa vie et s'y adapta. Son style aussi. Il fut le poète du coin du feu, de l'appartement tout confort. Se moquant des maîtres et des prophètes, il enseigna que la chose la plus importante dans la vie était le moelleux, le chaud, le gras, le doux. L'intelligentsia, dans ces dernières décennies, s'embourgeoisait rapidement et penchait beaucoup vers le moelleux et le doux, mais elle était en même temps embarrassée par Rozanov comme l'est un jeune bourgeois par une cocotte mal embouchée qui confie publiquement son savoir. Comme Rozanov appartint toujours en fait à l'intelligentsia et que, maintenant, les vieilles divisions de la société " éduquée " ont perdu toute signification, et cette société elle-même toute décence, la figure de Rozanov revêt des proportions titanesques. Dans le culte de Rozanov se retrouvent aujourd'hui les théoriciens du futurisme (Chklovsky, Khovine), Remizov, les rêveurs anthroposophistes, le prosaïque Joseph Hessen, les anciennes droites et les anciennes gauches ! " Hosanna au parasite ! Il nous a appris à aimer les douceurs, nous avons rêvé de l'albatros et nous avons tout perdu. Et nous voici rejetés par l'histoire – et sans douceur. "


Une catastrophe, qu'elle soit personnelle ou sociale, est toujours une excellente pierre de touche, car elle révèle de façon infaillible les liaisons personnelles ou sociales véritables. A la suite d'Octobre, l'art qui l'a précédé, et qui devint presque entièrement contre-révolutionnaire, a montré sa liaison indissoluble avec les classes dirigeantes de la vieille Russie. Les choses sont si claires maintenant qu'on n'a même pas besoin de les montrer du doigt. Le propriétaire foncier, le capitaliste, le général en uniforme ou en civil émigrèrent avec leur avocat et leur poète. Ils décidèrent tous alors que la culture avait péri. Évidemment, le poète s'était considéré jusqu'alors comme indépendant du bourgeois, et il s'était même querellé avec lui. Mais lorsque le problème fut posé avec le sérieux de la révolution, le poète se révéla immédiatement un parasite jusqu'à la moelle des os. Cette leçon historique sur l'art " libre " se développa parallèlement à la leçon sur les autres " libertés" de la démocratie, cette démocratie qui balayait sur les arrières de Youdenitch. Aux âges modernes, l'art, à la fois individuel et professionnel, à la différence du vieil art populaire collectif, croît dans l'abondance et les loisirs des classes dirigeantes et reste entretenu par elles. L'élément de prostitution qui était presque invisible lorsque les rapports sociaux n'étaient pas perturbés, fut mis crûment à nu quand la hache de la Révolution abattit les vieux piliers. La psychologie du parasitisme et de la prostitution n'est du tout équivalente à celle de la soumission, de la politesse ou du respect. Au contraire, elle implique des querelles très sévères, des explosions, des menaces de rupture totale, mais seulement des menaces. Foma Fomiteh Opiskine [18], le type classique du vieux parasite noble, " avec psychologie ", se trouvait presque toujours dans un état d'insurrection domestique. Mais si je me rappelle bien, il ne s'en alla jamais plus loin que la dernière grange. C'est évidemment très rude et, en tout cas, impoli, de comparer Opiskine avec les académiciens et les presque classiques Bounine, Merejkovsky, Zinaïda Hippius, Kotliarevsky, Zaitzev, Zamiatine et autres. Mais il faut chanter la chanson de l'histoire telle qu'elle est. Ils se sont révélés des prostitués et des parasites. Et bien que certains d'entre eux protestent là-contre d'une manière violente, la majorité des émigrés de l'intérieur, en partie à cause des circonstances sur lesquelles ils n'ont aucun contrôle, et surtout, on doit le penser, à cause de leur tempérament, sont simplement tristes que leur état de prostitués ait été tari à la source, et leur mélancolie s'épuise en réminiscences, en expériences rabâchées.



ANDRE BIELY



La littérature d'entre les deux révolutions (1905-1917), décadente dans son humeur et sa portée, hyper-raffinée dans sa technique, littérature d'individualisme, de symbolisme et de mysticisme, trouva en Biély son expression la plus haute et fut à travers lui la plus ouvertement détruite par Octobre. Biély croit en la magie des mots. On peut par conséquent dire à son sujet que son pseudonyme littéraire [19] témoigne de son opposition à la Révolution, car la plus grande période de lutte révolutionnaire se passa en combats entre Rouges et Blancs.

Les souvenirs de Biély sur Blok, étonnants par leurs détails insignifiants et leur mosaïque psychologique arbitraire, font largement ressortir la situation dans laquelle se trouvent des gens d'une autre époque, d'un autre monde, d'une époque passée, d'un monde qui ne reviendra plus. Ce n'est pas une question de génération, car ces gens appartiennent à notre génération, mais des différences de nature sociale, de type intellectuel, de racines historiques. Pour Biély, "la Russie est un vaste pré, vert comme le domaine Iasnaïa-Poliana ou celui de Chakhmatovo [20] ". En cette image de la Russie pré-révolutionnaire et révolutionnaire représentée comme un pré vert, plus encore comme un pré de Iasnaïa-Poliana ou de Chakhmatovo, on sent combien se trouve profondément enterrée la vieille Russie, la Russie du propriétaire foncier et du fonctionnaire, au mieux, la Russie de Tourgueniev et de Gontcharov. Quelle distance astronomique entre elle et nous, et qu'il est bon qu'elle soit aussi lointaine ! Quel saut à travers les âges de cette vieille Russie à Octobre !

Qu'il s'agisse du pré Béjine de Tourgueniev, de celui de Chakhmatovo de Blok, de celui de Iasnaïa-Poliana de Tolstoï ou de celui d'Oblomov de Gontcharov, on a la même image de paix et d'harmonie végétative. Les racines de Biély sont dans le passé. Et où se trouve maintenant l'ancienne harmonie ? A Biély tout semble bouleversé, tout est de travers, tout est sans harmonie. Pour lui, la paix de Iasnaïa-Poliana n'a pas été transformée en saut en avant, mais en excitations et en trépignements sur place. Le dynamisme apparent de Biély ne fait que tourner en rond, c'est un combat sur les tertres d'un vieux régime qui se désintègre et disparaît. Ses contorsions verbales ne mènent nulle part. Il n'a pas une trace d'idéal révolutionnaire. En fait, il est un conservateur intellectuel, réaliste, dont le sol s'est dérobé sous les pieds et qui en est désespéré. Les Mémoires d'un Rêveur, journal inspiré par Blok, associe le réaliste désespéré dont le poêle fume à l'intellectuel habitué au confort de l'esprit et qui ne peut rêver d'une vie loin du pré de Chakhmatovo. Biély, le " rêveur ", dont les pieds sont par terre et qui s'appuie sur le propriétaire foncier et le bureaucrate, ne fait que cracher des bouffées de fumée autour de lui.

Individualiste désaxé, arraché à ses coutumes, Biély voudrait se susbtituer au monde entier, tout construire à partir de lui-même et à travers lui-même, redécouvrir tout lui-même, mais ses œuvres, d'inégale valeur artistique, ne font toujours que sublimer, intellectuellement ou poétiquement, les vieilles coutumes. Et c'est pourquoi, en dernière analyse, cette préoccupation obséquieuse de soi-même, cette apothéose des faits ordinaires de sa propre routine intellectuelle deviennent si insupportables, à notre époque où masse et vitesse fabriquent réellement un monde nouveau. Si quelqu'un écrit de façon si pompeuse sur sa rencontre avec Blok, comment faut-il écrire sur les grands événements qui affectent les destinées des nations ?

Dans les souvenirs d'enfance de Biély, Kotik Letaev, il y a d'intéressants moments de lucidité, pas toujours artistiques, mais souvent convaincants ; malheureusement, ils sont reliés les uns aux autres par des discussions occultes, des profondeurs imaginaires, une accumulation pléthorique de mots et d'images qui les rendent totalement futiles. Jouant des genoux et des coudes, Biély s'efforce de faufiler son âme enfantine dans le monde extérieur. On voit les traces de ses coudes à toutes les pages, mais le monde extérieur n'est pas là ! Et vraiment d'où viendrait-il ?

Il n'y a pas longtemps, Biély – toujours préoccupé de lui-même, se narrant lui-même, se promenant autour de lui-même, se reniflant et se léchant – a écrit à son sujet quelques pensées très vraies :

"Peut-être que, sous mes abstractions théoriques du "maximum", se cachait le minimalisme, tâtant soigneusement le terrain. J'abordais tout d'une manière détournée. Tâtant le terrain de loin au moyen d'une hypothèse, d'une allusion, d'une preuve méthodologique, restant dans une indécision attentive" (Souvenirs d'Alexandre Blok).

En traitant Blok de maximaliste, Biély parle de lui-même tout à fait comme d'un menchevik (en le Saint-Esprit, bien entendu, pas en politique). Ces mots peuvent sembler inattendus sous la plume d'un Rêveur et d'un Original (avec des majuscules) mais, après tout, en parlant tant de soi-même on dit quelquefois la vérité. Biély n'est pas un maximaliste, pas du tout, mais un minimaliste incontesté, un éclat du vieux régime et de ses points de vue, souffrant et soupirant dans un nouveau climat. Et il est absolument vrai qu'il aborde tout d'une manière détournée. Tout son Saint Pétersbourg est bâti selon des procédés détournés. Et c'est pourquoi cela ressemble à un accouchement. Même là où il atteint l'effet artistique, c'est-à-dire là où une image naît dans la conscience du lecteur, celui-ci la paie trop cher, de sorte qu'après toutes ces circonlocutions, après cette tension et ces efforts, le lecteur reste finalement sur sa faim. C'est comme si l'on vous faisait pénétrer dans une maison par la cheminée, et qu'on s'aperçoive ensuite qu'il y avait une porte, par laquelle il était plus aisé d'entrer.

Sa prose rythmée est effrayante. Ses phrases n'obéissent pas au mouvement intérieur de l'image mais à un mètre extérieur, qui, au début, peut sembler seulement superflu mais qui ne tarde pas à vous fatiguer par sa lourdeur et finalement empoisonne jusqu'à votre existence. La certitude qu'une phrase finira selon tel rythme porte sur les nerfs, comme lorsque, frappé d'insomnie, on attend que le volet grince à nouveau. Parallèlement à la manie du rythme, vient le fétichisme du mot. Il est évidemment certain que le mot n'exprime pas seulement un sens, qu'il a aussi une valeur sonore et que, sans cette considération à l'égard du mot, on ne saurait parler de maîtrise, en prose ou en poésie. Ne dénions pas à Biély ses mérites dans ce domaine. Mais le mot le plus chargé et le plus sonore ne peut signifier plus que ce qui a été mis en lui. Biély cherche dans le mot, comme les Pythagoriciens dans le nombre, un second sens particulier, caché. Et c'est pourquoi il se trouve souvent dans l'impasse. Si vous croisez le médius sur l'index et touchez un objet, vous sentirez deux objets, mais si vous répétez l'expérience vous vous sentirez mal à l'aise ; au lieu d'utiliser correctement votre sens du toucher, vous en abusez pour vous tromper. Les méthodes artistiques de Biély donnent tout à fait cette impression. Elles sont faussement complexes.

Sa pensée stagnante, essentiellement moyennâgeuse, se caractérise non par une analyse logique et psychologique, mais par un jeu d'allitérations, des contorsions verbales et des liaisons acoustiques. Plus Biély s'agrippe aux mots et les viole sans rémission, plus il paraît insupportable, avec ses opinions figées dans un monde qui a surmonté l'inertie. Biély atteint ses moments les plus forts quand il décrit la solide vie d'autrefois. Mais même là, sa manière est fatigante, malaisée. On voit clairement qu'il est lui-même chair de la chair et sang du sang du vieil État, tout à fait conservateur, passif et modéré, et que son rythme, ses contorsions verbales, ne sont qu'un moyen dérisoire de lutter contre sa passivité intérieure et sa sécheresse, maintenant qu'il est arraché du pôle de sa vie.

Pendant la guerre mondiale, Biély devint un disciple du mystique allemand Rudolf Steiner, évidemment " docteur en philosophie ", et monta la garde en Suisse, la nuit, sous le dôme du temple anthroposophe. Qu'est-ce que l'anthroposophie ? C'est un démarquage intellectuel et spirituel du christianisme, fait à l'aide de citations poétiques et philosophiques hâtives. Je ne puis donner de détails plus exacts, parce que je n'ai jamais lu Steiner et n'ai pas l'intention de le faire : je considère avoir le droit de ne pas m'intéresser à des systèmes " philosophiques " qui s'appliquent à différencier les queues des sorcières de Weimar et de Kiev (dans la mesure où je ne crois pas aux sorcières en général, à l'exception de Zinaïda Hippius, citée plus haut, en la réalité de laquelle je crois absolument, sans pouvoir rien dire de précis sur la longueur de sa queue). Il en est autrement de Biély. Si les choses du Ciel sont pour lui les plus importantes, il devrait les exposer. Cependant, Biély, qui est tant adonné aux détails qu'il nous raconte sa traversée d'un canal comme s'il s'agissait pour le moins de la scène du Jardin de Gethsémani vue de ses propres yeux, sinon du sixième jour de la Création, ce même Biély, dès qu'il touche à son anthroposophie, devient bref et succinct ; il préfère la figure du silence. La seule chose dont il nous informe est que "ce n'est pas moi mais le Christ en moi qui est moi", et aussi que "nous sommes nés en Dieu, nous mourrons en Christ et le Saint-Esprit nous ressuscitera". C'est réconfortant mais réellement pas très clair. Biély ne s'exprime pas de façon plus populaire en raison d'une crainte fondamentale : celle de tomber dans le concret théologique qui serait trop risqué. En effet, le matérialisme piétine invariablement toute croyance ontologique positive conçue à l'image de la matière, aussi fantastiquement transformée que celle-ci puisse l'être au cours du processus. Si vous êtes croyant, expliquez donc quelle sorte de plumes ont les anges, et de quelle substance sont les queues des sorcières. Craignant ces questions légitimes, les gentlemen spiritualistes ont tellement sublimé leur mysticisme qu'à la fin l'existence céleste sert de pseudonyme ingénieux à l'inexistence. Alors, à nouveau effrayés (vraiment, il n'y avait pas du tout lieu de s'engager là-dedans), ils retombent sur le catéchisme. Et ainsi, entre un morne vide céleste et une liste de valeurs théologiques, va la végétation spirituelle des mystiques de l'anthroposophie et de la foi philosophique en général. Biély tente opiniâtrement, mais sans succès, de masquer son vide par une orchestration sonore et par des mètres forcés. Il s'efforce de s'élever de façon mystique au-dessus de la Révolution d'Octobre, il s'efforce même de l'adopter en passant, lui donnant une place parmi les choses de la terre, lesquelles cependant ne sont autres pour lui, suivant ses propres termes, que des " stupidités ". Échouant dans cette tentative – et comment aurait-il pu ne pas échouer ? – Biély se met en colère. Le mécanisme psychologique de ce processus est aussi simple que l'anatomie d'un pantin : quelques trous et quelques ressorts. Mais des trous et des ressorts de Biély sort l'Apocalypse, non l'Apocalypse générale, mais son apocalypse particulière, celle d'André Biély. "L'esprit de vérité m'oblige à exprimer mon attitude envers le problème social. Eh bien, heu... vous savez, ainsi... Voulez-vous du thé ? Quoi, il n'y a pas d'homme commun aujourd'hui. En voici un, je suis l'homme commun !" Manque de goût ? Oui, une grimace forcée, une niaiserie sèche. Et cela devant un peuple qui a vécu une révolution ! Dans sa très arrogante introduction à sa non-épique Épopée, André Biély accuse notre époque soviétique d'être "terrible pour les écrivains qui se sentent appelés à de grands tableaux monumentaux". Lui, le monumentaliste, est traîné, figurez-vous, "sur l'arène du quotidien", à la peinture de "boîtes à bonbons" ! Peut-on, je vous le demande, retourner la réalité et la logique plus rudement sur la tête ? C'est lui, Biély, qui est traîné par la Révolution, loin des toiles vers les boîtes à bonbons ! Avec des détails les plus recherchés, et moins avec des détails qu'avec une écume de mots, Biély nous raconte comment, "sous le dôme du temple de Jean", il "fut trempé par une pluie verbale " (sic !), comment il eut connaissance de la "terre de la pensée vivante", comment le temple de Jean devint pour lui "une image de pèlerinage théorique". Fatras chaste et saint ! En le lisant, chaque page semble plus intolérable que la précédente. Cette recherche satisfaite du néant psychologique, et qui ne se poursuit nulle part ailleurs que sous le dôme du temple de Jean, ce gribouillage snob, boursouflé, lâche et superstitieux, écrit avec un bâillement froid, tout cela nous est présenté comme une " toile monumentale ". L'appel à tourner la face vers ce que la plus grande des révolutions est en train de bouleverser dans les stratifications de la psychologie nationale est considéré comme une invitation à peindre des " boîtes à bonbons " ! C'est chez nous, en Russie soviétique, que sont les "boîtes à bonbons" ! Quel mauvais goût, quel dévergondage verbal ! C'est plutôt le " temple de Jean " construit en Suisse par les touristes et flâneurs spirituels qui est une sorte de boîte à bonbons insipides d'un docteur en philosophie allemand, boîte remplie de " langues de chat " et de toutes sortes de mouches sucrées.

C'est notre Russie qui est à présent une toile si gigantesque qu'il faudra des siècles pour la peindre. De là, des sommets de nos étendues révolutionnaires, partent les sources d'un art nouveau, d'un point de vue nouveau, de nouvelles chaînes de sentiments, d'un nouveau rythme des pensées, d'une nouvelle lutte pour les mots. Dans cent, deux cents ou trois cents ans, on découvrira avec émotion ces sources de l'esprit humain libéré et... on trébuchera sur le " rêveur " qui se détourna de la " boîte à bonbons" de la Révolution et qui lui demanda des moyens matériels pour décrire comment il fuit la Grande Guerre, en Suisse, et comment, jour après jour, il captura dans son âme immortelle certains petits insectes et les étendit sur son ongle "sous le dôme du temple de Jean".

Dans cette même épopée, Biély déclare que les "fondements de la vie quotidienne sont pour lui des stupidités". Et ce, face à une nation qui saigne pour changer les fondements de la vie quotidienne. Oui, certainement ni plus ni moins que des stupidités ! Et il demande le payok [21], non le payok ordinaire, mais celui qui est proportionné aux grandes toiles. Et il s'indigne que l'on ne se hâte pas de le lui donner. Ne semblerait-il pas que cela paie réellement d'obscurcir l'état de l'âme chrétienne par des " stupidités " ?  Sans doute, il n'est pas, c'est le Christ qui est en lui. Et il renaîtra dans le Saint-Esprit. Pourquoi donc, ici, parmi nos stupidités terrestres, répandre sa bile sur une page imprimée pour un payok insuffisant ? La piété anthroposophique ne le libère pas seulement du goût artistique, mais aussi de la pudeur sociale.

Biély est un cadavre, et il ne ressuscitera en nul Esprit, quel qu'il soit.


[*] L'Oiseau de Feu.

[**] Le Tocsin

[***] Ceci était écrit quand je fis connaissance d'un groupe de poètes qui s'appellent eux-mêmes "Insulaires" (Tikhonov et autres). Mais on entend chez eux des notes vivantes, et du moins chez Tikhonov des notes jeunes, fraîches et prometteuses. D'où vient cette appellation exotique ?

[****] Le Bulletin russe, quotidien libéral (1863-1917).


Notes

[3] Après la défaite de la Révolution de 1905, le premier ministre Stolypine promulgua, le 3 juin 1907, de prétendues "réformes organiques".

[4] Allusion à un poème de Pouchkine.

[5] Proletkult : organisation pour la culture prolétarienne.
Politprosviet organisation pour l'éducation politique.

[6] Sous le nom de " Smiena viekh " (Signaux déplacés) se manifesta un groupe qui, après la proclamation de la NEP, estima que le régime bolchévik pouvait contribuer à rétablir la puissance nationale et à reconstruire la Russie, et qui par suite, changea d'orientation. Ce groupe publia à Berlin un quotidien, Nakanounié (La Veille), favorable aux bolchéviks. Nous traduisons ici le nom de ce groupe par " Changement de direction ".

[7] K.D. : Constitutionnel-démocrate. Parti libéral bourgeois sous le tsarisme.

[8] En français dans le texte.

[9] Zinaïda Hippius, poétesse symboliste, née en 1867, morte à Paris en 1945. Epouse de Merejkovsky.

[10] Ecrivain russe, né en 1884, mort en 1937. En 1905, participa aux activités du P.O.S.D.R. (parti social-démocrate). Le quitta et fut atteint de " pessimisme cosmique " pendant les années de réaction. En 1917, accueillit la Révolution avec scepticisme. Après un bref emprisonnement, il fut, contre toute attente, autorisé par Staline à émigrer, probablement grâce à l'intervention de Gorki. A Paris, publia "Nous autres", roman qui servit de modèle au 1984 d'Orwell.

[11] Anna Akhmatova, née en 1888, est la plus grande poétesse russe actuelle. Elle n'émigra pas, mais ne composa jamais avec le régime. De 1923 à 1940, elle choisit le silence, pour ne recommencer à écrire que pendant la guerre. Elle fut la principale victime, avec Zoschenko, du jdanovisme en 1948, et elle se tut de nouveau jusqu'à la mort de Staline.

[12] En français dans le texte.

[13] Nom que se donna la tendance gauche de l'Église orthodoxe.

[14] Marina Zvetaeva, née en 1892, émigra à Paris en 1922, mais rentra en U.R.S.S. en 1940. En 1942, elle se pendit. Longtemps condamnés, ses poèmes sont aujourd'hui publiés en U.R.S.S. où ils connaissent un grand succès.

[15] Vassily Rozanov, né en 1856, mort près de Moscou en 1919, fut un des personnages les plus curieux et l'un des écrivains les plus originaux de son temps.

[16] Affaire Beiliss : procès à sensation, qui eut lieu en 1912, et où des Juifs furent accusés de meurtre rituel. Ce procès fut le signal d'une vague de sanglants pogroms, que la police encouragea en sous-main. Dans cette atmosphère, Rozanov jugea bon de publier, dans une feuille d'extrême-droite, des articles où il affirmait que la religion juive exigeait le sacrifice d'innocents.

[17] Terrain sur lequel eut lieu, à l'occasion du couronnement de Nicolas II, en 1894, une catastrophe dans laquelle périrent plusieurs centaines de personnes.

[18] Personnage de Dostoïevsky.

[19] Biely en russe signifie blanc.

[20] Iasnaya-Polyana, domaine de Léon Tolstoï. Chakhmatovo, domaine de Blok.

[21] Payok : ration. Il s'agit ici de la ration que l'État allouait aux travailleurs des villes pendant la famine.


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