1935 |
Œuvres – 1935
Journal d'exil
[TROISIÈME CAHIER]
17 juin
Voici deux jours que nous sommes en Norvège, dans un hôtel de village, à soixante-dix kilomètres d'Oslo. La Finlande ! Des collines, des lacs, des pins, des sapins... Seulement les Norvégiens sont plus massifs que les Finlandais. Dans leur installation domestique, il y a, ma foi, beaucoup de primitif (même par comparaison avec la France). Mais il faut noter tout par ordre.
20 juin
Le 9 juin Van est venu chez nous à Domène : pour nous aider à faire nos bagages pour le passage en Norvège. Le visa n'était pas encore reçu, c'est-à-dire pas encore apposé sur les passeports, à cause de la Trinité, mais il y avait un télégramme d'Oslo disant que la décision du gouvernement était déjà prise, et que le visa serait donné sans difficulté après les fêtes. N. n'était pas rassurée : de nouvelles difficultés n'allaient-elles pas surgir au dernier moment, et n'allions-nous pas être forcés de revenir de Paris ? (Les autorités ne nous permettaient de rester que vingt quatre heures à Paris.) Nous avons encore interrogé Paris par téléphone. Liova a répondu : le visa est promis, nous le recevrons mardi matin, partez lundi. - On s'est mis fiévreusement à faire les valises, le gros du travail tombant sur N., Van aidait.
Le lundi matin s'est annoncé chez nous le chef de la Sûreté de Grenoble. Personnage extrêmement antipathique, rien de la courtoisie française, il m'appelait, Dieu sait pourquoi, Excellence, ce que les Français n'ont jamais fait. Il avait ordre de nous accompagner jusqu'à Paris. Il m'a fait savoir, en passant, qu'il avait passé deux ans en Russie, dans le Sud, il était à Odessa au moment de la mutinerie des bateaux français... " Vous connaissez - André Marty !... Moi, j'ai passé un mauvais quart d'heure. " II ne restait qu'à lui exprimer mes condoléances.
A Paris on nous a logés chez le Dr. R., qui habite avec ses deux fils : l'aîné est membre de notre organisation. Le mardi matin, H. M. est allé au consulat de Norvège chercher le visa : pour y apprendre qu'on n'avait connaissance de rien. M. appela par téléphone notre camarade d'Oslo; celui-ci répondit d'un ton abattu: le gouvernement hésitait au dernier moment : est-ce que Tr. n'allait pas se livrer ici à une activité révolutionnaire, et puis le gouvernement ne pouvait pas répondre de sa sécurité... Partir par le plus prochain bateau (d'Anvers), il ne pouvait en être question. Il fallait recommencer les démarches à peu près à partir du commencement, or le délai de séjour à Paris expirait le soir même. H. M. se rendit à la Sûreté Nationale. Explication orageuse avec le chef : Tr. nous a trompés pour avoir la possibilité de venir à Paris ! H. M. mène de main de maître les pourparlers avec les autorités : si vous faites du bruit, vous allez effrayer les Norvégiens; ne nous faites pas d'obstacles, donnez-nous un délai supplémentaire, nous recevrons le visa. - Tr. doit partir mercredi soir, qu'il aille en Belgique, il a un visa de transit... - Et en Belgique ? - Cela ne nous regarde pas. Vous ne voulez pas tromper Vandervelde, et cependant nous, vous nous avez trompés... - H. M. propose : En attendant le visa, Trotsky entrera dans une clinique. - Une clinique ? Le truc classique ! Et comment le ferons-nous sortir ensuite de la clinique ? - En conclusion, ces messieurs donnèrent à entendre à H. M. que le retour à Domène (Isère) n'était pas possible : le nouveau ministre de l'Intérieur Paganon, député de l'Isère, est un radical de gauche, donc plus peureux que ses prédécesseurs, il ne veut pas donner à ses adversaires politiques un prétexte pour l'accuser d'"héberge " Tr. dans son département...
Il n'y avait plus qu'un délai de grâce de quarante-huit heures à utiliser pour faire pression sur Oslo. Je téléphonai à Scheflo (un rédacteur de Christiansund, qui m'avait chaudement appuyé pour obtenir le visa), j'envoyai un télégramme au ministre de la Justice (au sujet de ma " non-immixtion " dans la politique et de ma sécurité personnelle), un deuxième télégramme au président du Conseil. Scheflo se rendit en avion à Oslo, pour arriver à temps pour le conseil des ministres du mercredi soir. Il fallut décommander par téléphone les places sur le paquebot norvégien. Le visa belge de transit, pendant ce temps, arrivait à échéance. L'humeur de nos jeunes amis était très abattue...
Entre temps j'avais de nombreux entretiens avec des camarades parisiens. L'appartement de l'honorable docteur s'était inopinément transformé en état-major de la fraction des bolchéviks-léninistes : dans toutes les pièces on discutait, les téléphones sonnaient, sans cesse arrivaient de nouveaux amis. Les journaux étaient pleins d'échos du congrès socialiste de Mulhouse, et du coup les " trotskystes " étaient au centre de l'attention de la grande presse. Les " putschistes ! ", écrivait le Temps à l'unisson de l'Humanité. Dans ces conditions, mon séjour à Paris devait aller doublement sur les nerfs de la police.
A Paris nous avons revu, après trois ans de séparation, Sèvouchka : il a grandi, forci... et complètement oublié le russe. Le livre russe " Les trois gros hommes ", qu'il lisait si bien, avec délectation, à Prinkipo, il n'y touche maintenant qu'avec aversion (il l'a conservé), comme à quelque chose d'étranger et d'inquiétant. Il fréquente une école française, où les gamins le traitent de boche...
Mercredi, vers neuf heures et demie du soir, Held nous téléphona d'Oslo que le gouvernement avait enfin décidé d'accorder le visa pour six mois. Les " six mois " sont une mesure de précaution, pour ne pas avoir les mains trop liées au regard des adversaires politiques. La dépression fit place, dans la jeunesse, à un fougueux enthousiasme...
Le lendemain matin cependant, de nouvelles difficultés surgirent : le consul de Norvège déclara que, le visa étant donné pour un délai déterminé, Tr. devait se munir d'un visa français de retour; au reste lui, consul, allait demander des instructions par téléphone à Oslo. Obtenir un visa français de retour, c'était chose autant dire sans espoir; en tout cas cela signifiait de nouveaux atermoiements. De nouvelles démarches, conversations téléphoniques, agitations... et dépenses. Vers midi le visa norvégien fut obtenu, le visa de transit belge renouvelé avec un nouveau délai. Dernières entrevues et adieux. Nouvel agent de police pour nous accompagner jusqu'à Bruxelles.
Jusqu'à Anvers nous fûmes accompagnés, outre Van, par un camarade français, Rous, de Perpignan, un Catalan. Le policier qui nous convoyait se trouva être son " pays ". Une intéressante conversation s'engagea entre eux dans le dernier compartiment. Le policier votait habituellement pour les socialistes. Mais la confiance pour les socialistes et les radicaux avait faibli dans la police : ces partis-là ne voulaient pas le pouvoir et ne le prendraient pas. L'influence des Croix de Feu avait grandi. Les gauches disent aux fascistes : mais vous n'avez pas de programme ! - N'importe, répondent les droites : il faut d'abord tout flanquer par terre, et après on verra... Magnifique formule pour des défenseurs de l'ordre ! Ces derniers temps, dans la police, des sympathies s'éveillent pour les communistes : ils ont reconnu la défense nationale, et puis en même temps, peut-être qu'ils sont capables de faire preuve d'énergie... Ainsi, la polarisation politique se produit jusque dans les rangs de la police française. Les espoirs en l'énergie des communistes sont, bien entendu, illusoires : justement parce qu'ils ont reconnu la défense nationale, ils se sont amputés de toute possibilité, quelle qu'elle soit, d'activité révolutionnaire. Un parti ouvrier qui dit à sa bourgeoisie : Ne t'inquiète pas, je te soutiendrai en cas de guerre ! - cesse par là même d'exister comme parti révolutionnaire.
A Anvers il a fallu passer une journée et demie. J'en ai profité pour voir des camarades belges. Un groupe de militants de cinq hommes - tous des ouvriers - étaient venus de Charleroi. Nous nous sommes réunis chez Polk, un travailleur diamantaire d'Anvers (la nationalité et la profession de Spinoza !), et nous avons passé à peu près quatre heures à causer.
Sur le petit vapeur norvégien (trois nuits et deux jours), personne n'a fait attention à nous. A cet égard, toute la traversée, à la différence de nos précédents déplacements, s'est passée de façon idéale. Ni policiers, ni journalistes, ni public pour s'intéresser à nous. (Nous voyagions, N. et moi, avec des passeports d'émigration délivrés par le gouvernement turc; comme il y avait avec nous Van et Frankel, l'officier chargé de la vérification des billets et passeports avait défini notre groupe comme ceci : " Un Français, un Tchécoslovaque et deux Turcs ".) Ce n'est qu'au débarcadère d'Oslo que quelques journalistes et photographes de la presse ouvrière, c'est-à-dire gouvernementale, dévoilèrent notre incognito. Mais nous partîmes rapidement en voiture avec Scheflo, qui nous avait attendus au port.
Le gouvernement a exprimé le souhait que nous nous installions en dehors d'Oslo, à quelque deux heures de route, à la campagne. Les journaux n'ont pas eu de peine à découvrir notre refuge. La sensation, dans l'ensemble, a été considérable : cette visite est ce que les Norvégiens attendaient le moins. Mais tout à l'air de vouloir se passer heureusement. Les conservateurs sont, bien entendu, " indignés ", mais ils expriment leur indignation avec une relative retenue. La presse à sensation garde la neutralité. Le parti paysan, dont -- sur le plan parlementaire -- dépend l'existence même du gouvernement, n'a pas fait d'objection à la délivrance du visa. La presse ouvrière a pris assez fermement la défense, sinon de ma personne, du moins du droit d'asile. Les conservateurs ont voulu interpeller au Storting, mais ne trouvant pas d'écho dans les autres partis, ils se sont abstenus. Seuls les fascistes ont organisé un meeting de protestation sous le mot d'ordre : " Que veut à Oslo le chef de la Révolution mondiale ? " Simultanément, les staliniens m'ont, pour la mille et unième fois, sacré chef de la contre-révolution mondiale.
[Suit une page dactylographiée, en allemand, insérée dans le cahier, apparemment traduction d'un article en norvégien, suivie de quelques lignes de la main de Tr.]
Die Arbeiterklasse des Landes und alle rechtdenkenden und vorurteilsfreien Menschen werden übrigens den Beschluss der Regierung freudig begrüssen. Asylrecht sol kein toter Buchstabe, sondern eine Realität sein. Das norwegische Volk fühlt sich darum nicht - wie Höire (die Konservativen) - beleidigt sondern geehrt durch Trotzkis Aufenthalt hier im Lande.
Zu seiner Politik nehmen die norwegischen Arbeiter und ihre Partei nicht Standpunkt. Uns fehlen nämlich die Voraussetzungen dazu, uns eine gründliche Meinung über den zwischen Stalin und Trotzki enstanden ist [sic] zu bilden. [La phrase suivante cochée en marge par Tr.] Es kann sein, dass Stalin die Verhältnisse richtiger und realpolitischer gesehen hat als sein Rivale. Aber das berechtigt den siegenden Flügel nicht, einen Mann wie Leo Trotzki zu trakassieren und aus dem Lande zu weisen, einen Trotzki, dessen Name in der Geschichte der russischen Revolution neben dem Lenins stehen wird. Wenn er trotz seiner grossen und unbestreitbaren Verdienste aus dem Lande gewiesen ist, muss es jedes demokratische Volk, als eine liebe Pflicht ansehen, ihm Behausung zu geben, gesonders, wenn er noch dazu krank und niedergebrochen ist und einen Erholungsaufenthalt nütig hat.[1]
Tranmael a publié un article très sympathique dans l'Arbeiderbladet. Le plus remarquable est qu'en prenant ma défense contre les persécutions de Staline, Tranmael exprime sans ambiguïté sa solidarité avec la politique générale de Staline. Cette distinction entre les sympathies personnelles et politiques apporte dans la question l'indispensable clarté.
D'inquiétants procès se déroulent en U.R.S.S. L'exclusion d'Enoukidzé, l'homme le plus effacé et le plus invertébré qui soit, est un coup porté à Kalinine. Le motif : " Ne te vante pas de ta bonté ! " est une indication dans le même sens. Il n'y aura rien d'étonnant, si cette fois-ci Kalinine ne tient pas le coup. Les dépêches ont annoncé avant-hier le meurtre d'Antipov, président de la Commission de contrôle soviétique (pas de confirmation). Le Comité Central exige des propagandistes que même cet été, malgré les vacances, ils n'oublient pas le trotskysme, les zinoviévistes, etc. De la gloire du VIIe Congrès du Komintern nul ne souffle mot. La dictature de Staline approche d'une nouvelle étape.
24 juin
Il y a eu à mon sujet une "question" parlementaire au Storting, non une interpellation. Le président du Storting a prononcé un discours ambigu, qui a classé la question. Le Matin écrit, en citant la presse allemande, qu'il y a quelques années j'ai tenté de pénétrer illégalement en Norvège, mais que j'ai été reconnu à la frontière et non admis dans le pays. Le correspondant à Moscou du journal conservateur réchauffe dans une dépêche l'affaire Kirov en liaison avec l'affaire Enoukidzé... Qu'est-ce que cela signifie ?
Le pire est ma mauvaise santé. Les dix jours de voyage et de séjour à l'hôtel avaient bien passé, il me semblait renaître. Mais maintenant tout est revenu d'un coup : faiblesse, température, transpiration, vide intérieur physique... Misère, voilà tout.
Note
[1] [" La classe ouvrière du pays et tous les hommes de pensée droite et de jugement libre salueront d'ailleurs avec joie la décision du gouvernement. Le droit d'asile doit être non lettre morte, mais réalité. Aussi bien le peuple norvégien ne se sent-il pas - comme les Höire (les conservateurs) - offensé, mais honoré par le séjour de Trotsky ici dans ce pays.
" Sur sa politique, les travailleurs norvégiens et leur parti n'ont pas à se prononcer. Car les éléments d'appréciation nous manquent pour nous faire une opinion fondée sur le [conflit qui] a surgi entre Staline et Trotsky. Il est possible que Staline ait jugé la situation de façon plus juste et plus réaliste que son rival. Mais cela ne justifie pas l'aile victorieuse à persécuter et à exiler un homme comme Léon Trotsky, dont le nom accompagnera celui de Lénine dans l'histoire de la révolution russe. Puisque malgré ses immenses et incontestables mérites il a été banni de son pays, tout peuple démocratique doit considérer comme un agréable devoir de lui donner un abri, surtout alors qu'en outre il est malade et abattu et a besoin de refaire sa santé. "]