1923

L'engagement du combat face au stalinisme montant.


Cours Nouveau

Léon Trotsky

ANNEXE I

COURS NOUVEAU
Lettre à une Assemblée du Parti

Chers camarades,

J’espérais fermement être rétabli assez tôt pour pouvoir participer à la discussion de la situation intérieure et des nouvelles tâches du Parti. Mais la durée de ma maladie a dépassé les prévisions des médecins, et je me vois obligé de vous exposer mes vues par écrit.

La résolution du Bureau Politique sur l’organisation du Parti a une signification exceptionnelle. Elle indique que le Parti est arrivé à une tournant important de sa voie historique. Aux tournants, comme on l’a signalé avec raison en maintes assemblées, il faut de la prudence ; mais il faut aussi de la fermeté et de la décision. L’expectative, l’imprécision seraient en l’occurrence les pires formes d’imprudence.

Portés à surestimer le rôle de l’appareil dirigeant et à sous-estimer l’initiative du Parti, quelques camarades d’esprit conservateur critiquent la résolution du Bureau Politique. Le C. C., disent-ils, assume des obligations impossibles ; la résolution ne fera qu’engendrer des illusions et n’aura que des résultats négatifs. Cette manière de voir décèle une méfiance bureaucratique profonde envers le Parti. Jusqu’à présent, le centre de gravité avait été par erreur reporté sur l’appareil ; la résolution du C. C. proclame qu’il doit désormais résider dans l’activité, l’initiative, l’esprit critique de tous les membres du Parti, avant-garde organisée du prolétariat. Elle ne signifie pas que l’appareil du Parti soit chargé de décréter, de créer ou d’établir le régime de la démocratie. Ce régime, le Parti le réalisera lui-même. Brièvement parlant : le Parti doit se subordonner son propre appareil, sans cesser d’être une organisation centralisée.

Dans les débats et les articles de ces derniers temps, on a souligné que la démocratie " pure ", " entière ", " idéale " est irréalisable et que, pour nous, elle n’est pas une fin en soi. Cela est incontestable. Mais on peut, avec autant de raison, affirmer que le centralisme pur, absolu, est irréalisable et incompatible avec la nature d’un parti de masse et qu’il ne saurait, non plus que l’appareil du Parti, représenter une fin en soi. La démocratie et le centralisme sont deux faces de l’organisation du Parti. Il s’agit de les accorder de la façon la plus juste, c’est-à-dire correspondant le mieux à la situation. Durant la dernière période, l’équilibre était rompu au profit de l’appareil. L’initiative du Parti était réduite au minimum. De là des habitudes et des procédés de direction en contradiction fondamentale avec l’esprit de l’organisation révolutionnaire du prolétariat. La centralisation excessive de l’appareil aux dépens de l’initiative engendrait un malaise, malaise qui, à l’extrémité du Parti, revêtait une forme extrêmement morbide et se traduisait entre autres par l’apparition de groupements illégaux dirigés par des éléments indubitablement hostiles au communisme. En même temps, l’ensemble du Parti désapprouvait de plus en plus les méthodes officielles de solution des questions. L’idée, ou tout au moins le sentiment, que le bureaucratisme menaçait d’engager le Parti dans une impasse était devenue presque générale. Des voix s’élevaient pour signaler le danger. La résolution sur la nouvelle orientation est la première expression officielle du revirement qui s’est effectué dans le Parti. Elle sera réalisée dans la mesure où le Parti, c’est-à-dire ses quatre cent mille membres, voudra et saura la réaliser.

Dans une série d’articles on s’attache à démontrer que, pour vivifier le Parti, il faut commencer par élever le niveau de ses membres, après quoi tout le reste, c’est-à-dire la démocratie ouvrière, viendra par surcroît. Il est incontestable qu’il nous faut élever le niveau idéologique de notre Parti pour le mettre à même d’accomplir les tâches gigantesques qui lui incombent, mais cette méthode pédagogique est insuffisante et, partant, erronée, et y persister, c’est provoquer infailliblement une aggravation de la crise.

Le Parti ne peut élever son niveau qu’en accomplissant ses tâches essentielles, et cela en dirigeant collectivement (avec les lumières et l’initiative de tous ses membres) la classe ouvrière et l’Etat prolétarien. Il faut aborder la question, non pas du point de vue pédagogique, mais du point de vue politique. On ne saurait faire dépendre l’application de la démocratie ouvrière du degré de " préparation " des membres du Parti à cette démocratie. Notre Parti est un parti. Nous pouvons présenter des exigences rigoureuses à ceux qui veulent y entrer et y rester ; mais, une fois qu’on en est membre, on participe par là-même à toute son action.

Le bureaucratisme tue l’initiative et entrave ainsi l’élévation du niveau général du Parti. C’est là son défaut capital. Comme l’appareil est constitué inévitablement par les camarades les plus expérimentés et les plus méritoires, c’est sur la formation politique des jeunes générations communistes que le bureaucratisme a sa répercussion la plus fâcheuse. Aussi est-ce la jeunesse, baromètre sûr du Parti, qui réagit le plus vigoureusement contre le bureaucratisme de notre organisation.

Néanmoins, il ne faudrait pas croire que notre système de solution des questions - tranchées presque uniquement par les fonctionnaires du Parti - n’ait aucune influence sur l’ancienne génération, qui incarne l’expérience politique et les traditions révolutionnaires du Parti. Là aussi, le danger est très grand. L’immense autorité du groupe des vétérans du Parti est universellement reconnue. Mais ce serait une erreur grossière que de la considérer comme un absolu. Ce n’est que par une collaboration active constante avec la nouvelle génération, dans le cadre de la démocratie, que la vieille garde conservera son caractère de facteur révolutionnaire. Sinon, elle peut se figer et devenir insensiblement l’expression la plus achevée du bureaucratisme.

L’histoire nous offre plus d’un cas de dégénérescence de ce genre. Prenons l’exemple le plus récent et le plus frappant : celui des chefs des partis de la II° Internationale. Wilhelm Liebknecht, Bebel, Singer, Victor Adler, Kautsky, Bernstein, Lafargue, Guesde étaient les disciples directs de Marx et d’Engels. Pourtant, dans l’atmosphère du parlementarisme et sous l’influence du développement automatique de l’appareil du Parti et de l’appareil syndical, ces leaders, totalement ou partiellement, tournèrent à l’opportunisme. À la veille de la guerre, le formidable appareil de la social-démocratie, couvert de l’autorité de l’ancienne génération, était devenu le frein le plus puissant à la progression révolutionnaire. Et nous, les " vieux ", nous devons bien nous dire que notre génération, qui joue naturellement le rôle dirigeant dans le Parti, ne serait nullement prémunie contre l’affaiblissement de l’esprit révolutionnaire et prolétarien dans son sein, si le Parti tolérait le développement des méthodes bureaucratiques qui transforment la jeunesse en objet d’éducation et détachent inévitablement l’appareil de la masse, les anciens des jeunes. Contre ce danger indubitable, il n’est pour le Parti d’autre moyen que l’orientation vers la démocratie et l’afflux, toujours plus grand, des éléments ouvriers dans son sein.

Je ne m’arrêterai pas ici sur les définitions juridiques de la démocratie ni sur les limites qui lui sont imposées par le statut du Parti. Quoique importantes, ces questions sont secondaires. Nous les examinerons à la lumière de notre expérience et y apporterons les modifications nécessaires. Mais ce qu’il faut modifier avant tout, c’est l’esprit qui règne dans nos organisations. Il faut que le Parti revienne à l’initiative collective, au droit de critique libre et fraternelle, qu’il ait la faculté de s’organiser lui-même. Il est nécessaire de régénérer et de renouveler l’appareil du Parti et de lui faire sentir qu’il n’est que l’exécuteur de la volonté de la collectivité.

La presse du Parti a, ces derniers temps, donné une série d’exemples caractéristiques de la dégénérescence bureaucratique des mœurs et des rapports dans le Parti. Un critique osait-il élever la voix, immédiatement on prenait le numéro de sa carte de communiste. Avant la publication de la décision du C. C. sur le " cours nouveau ", le simple fait de signaler la nécessité d’une modification du régime intérieur du Parti était considéré par les fonctionnaires préposés à l’appareil comme une hérésie, une manifestation de l’esprit de scission, une atteinte à la discipline. Et maintenant les bureaucrates sont prêts formellement à " prendre acte " du " cours nouveau ", c’est-à-dire pratiquement à l’enterrer. Le renouvellement de l’appareil du Parti - dans le cadre précis du statut - doit avoir pour but de remplacer les bureaucrates momifiés par des éléments vigoureux étroitement liés à la vie de la collectivité. Et, avant tout, il faut écarter des postes dirigeants ceux qui, au premier mot de protestation ou d’objection, brandissent contre les critiques les foudres des sanctions. Le " cours nouveau " doit avoir pour premier résultat de faire sentir à tous que personne désormais n’osera plus terroriser le Parti.

Notre jeunesse ne doit pas se borner à répéter nos formules. Elle doit les conquérir, se les assimiler, se former son opinion, sa physionomie à elle et être capable de lutter pour ses vues avec le courage que donnent une conviction profonde et une entière indépendance de caractère. Hors du Parti l’obéissance passive qui fait emboîter mécaniquement le pas après les chefs ; hors du Parti l’impersonnalité, la servilité, le carriérisme ! Le bolchevik n’est pas seulement un homme discipliné : c’est un homme qui, dans chaque cas et sur chaque question, se forge une opinion ferme et la défend courageusement, non seulement contre ses ennemis, mais au sein de son propre parti. Peut-être sera-t-il aujourd’hui en minorité dans son organisation. Il se soumettra, parce que c’est son parti. Mais cela ne signifie pas toujours qu’il soit dans l’erreur. Peut-être a-t-il vu ou compris avant les autres la nouvelle tâche ou la nécessité d’un tournant. Il soulèvera avec persistance la question une deuxième, une troisième, une dixième fois s’il le faut. Par là, il rendra service à son parti, en le familiarisant avec la nouvelle tâche ou en l’aidant à accomplir le tournant nécessaire sans bouleversements organiques, sans convulsions intérieures.

Notre Parti ne pourrait s’acquitter de sa mission historique s’il se morcelait en fractions. Il ne se désagrégera pas ainsi car, collectivité autonome, son organisme s’y oppose. Mais il ne combattra avec succès les dangers de fractionnement qu’en développant et en consolidant dans son sein l’application de la démocratie ouvrière. Le bureaucratisme de l’appareil est précisément l’une des principales sources du fractionnement. Il réprime impitoyablement la critique et refoule le mécontentement à l’intérieur de l’organisation. Pour lui, toute critique, tout avertissement est presque fatalement une manifestation de l’esprit de scission. Le centralisme mécanique a pour complément obligé le fractionnement, caricature de la démocratie et danger politique formidable.

Conscient de la situation, le parti accomplira l’évolution nécessaire avec la fermeté et la décision exigées par les tâches qui lui reviennent. Par là même, il affermira son unité révolutionnaire qui lui permettra de mener à bien le travail immense qui lui incombe sur l’échelle nationale et internationale.

Je suis loin d’avoir épuisé la question. J’ai renoncé, intentionnellement, à en étudier ici plusieurs côtés essentiels, me proposant de vous les exposer oralement dès que je serai rétabli - ce qui, je l’espère, ne tardera pas.

Salut fraternel.

8 décembre 1923.

L. Trotsky.

P. S. - La publication de cette lettre dans la Pravda étant retardée de deux jours, j’en profite pour y ajouter quelques remarques complémentaires.

J’ai appris que, lors de la communication de ma lettre aux assemblées de quartier, certains camarades avaient exprimé la crainte que l’on n’exploitât mes considérations sur les rapports entre la " vieille garde " et la jeune génération, pour opposer (!) les jeunes aux vieux. À coup sûr, cette appréhension n’a pu venir qu’à ceux qui, il y a deux ou trois mois encore, repoussaient avec horreur l’idée même de la nécessité d’un changement d’orientation.

En tout cas, mettre au premier plan des appréhensions de ce genre, au moment présent et dans la situation actuelle, dénote une inintelligence des dangers réels et de leur importance relative. L’état d’esprit actuel de la jeunesse, symptomatique au plus haut point, est engendré précisément par les méthodes employées pour maintenir le " calme " et dont la résolution adoptée à l’unanimité par le Bureau Politique est la condamnation formelle. En d’autres termes, le " calme ", tel qu’il était compris, menaçait de détacher de plus en plus la fraction dirigeante des communistes plus jeunes, c’est-à-dire de l’immense majorité du Parti.

Une certaine tendance de l’appareil à penser et à décider pour l’organisation tout entière mène à asseoir l’autorité des milieux dirigeants uniquement sur la tradition. Le respect de la tradition est incontestablement un élément nécessaire de la formation communiste et de la cohésion du Parti, mais il ne peut être un facteur vital que s’il se nourrit et se fortifie constamment par un contrôle actif de cette tradition, c’est-à-dire par l’élaboration collective de la politique du Parti pour le moment présent. Sinon, il peut dégénérer en un sentiment purement officiel, et n’être plus qu’une forme sans contenu. Une telle liaison entre les générations est évidemment insuffisante et des plus fragiles. Elle peut paraître solide, jusqu’au moment où l’on s’aperçoit qu’elle est prête à se rompre. C’est là précisément qu’est le danger de la politique du " calme " dans le Parti.

Et, si les vétérans qui ne sont pas encore bureaucratisés, qui ont encore conservé l’esprit révolutionnaire (c’est-à-dire, nous en sommes persuadé, l’immense majorité), se rendent nettement compte du danger signalé plus haut et aident de toutes leurs forces le Parti à faire appliquer la résolution du Bureau Politique du C. C., toute raison d’opposer les unes aux autres les générations dans le Parti disparaîtra. Il sera alors relativement facile d’endiguer la fougue, les " excès " éventuels de la jeunesse. Mais il faut, avant tout, faire en sorte que la tradition du Parti ne soit pas concentrée dans l’appareil directeur, mais vive et se renouvelle constamment dans l’expérience journalière de l’organisation tout entière. Par là même, on parera à un autre danger : celui de la division de l’ancienne génération en " fonctionnaires ", chargée de maintenir le " calme ", et en non-fonctionnaires. N’étant plus renfermé en lui-même, l’appareil du Parti, c’est-à-dire son ossature organique, loin de s’affaiblir, se fortifiera. Or, il est indubitable que nous avons besoin dans notre Parti d’un appareil centralisé puissant.

Peut-être pourrait-on objecter que l’exemple de dégénérescence de la social-démocratie à l’époque réformiste, que j’ai cité dans ma lettre, n’a pas grande valeur pour l’époque révolutionnaire actuelle. Évidemment, exemple n’est pas identité. Néanmoins, le caractère révolutionnaire de notre époque n’est pas une garantie par lui-même. Nous vivons sous le régime de la nep, dont le danger est encore accru par le ralentissement de la révolution mondiale. Notre action pratique journalière de gestion de l’Etat, action de plus en plus délimitée et spécialisée, recèle, comme l’indique la résolution du C. C., un danger de rétrécissement de notre horizon, c’est-à-dire de dégénérescence opportuniste. Il est évident que ce danger s’accroît à mesure que le commandement des " secrétaires " tend à se substituer à la direction véritable du Parti. Nous serions de piètres révolutionnaires, si nous nous reposions sur le " caractère révolutionnaire de l’époque " du soin de surmonter nos difficultés, et surtout nos difficultés intérieures. Cette " époque ", il faut l’aider par la réalisation rationnelle de la nouvelle orientation proclamée à l’unanimité par le Bureau Politique.

Pour terminer, encore une remarque. Il y a deux ou trois mois, alors que les questions qui font l’objet de la discussion actuelle n’apparaissaient pas encore à l’ordre du jour du Parti, quelques militants de province haussaient avec indulgence les épaules et se disaient qu’à Moscou, on cherchait la petite bête, qu’en province tout allait bien. Maintenant encore, cet état d’esprit se reflète dans certaines correspondances de province. Opposer la province tranquille et raisonnable à la capitale troublée et contaminée, c’est faire preuve de ce même esprit bureaucratique dont nous avons parlé plus haut. En réalité, l’organisation moscovite est la plus vaste, la plus forte, la plus vitale des organisations de notre Parti. Même aux moments de " calme " plat, l’activité y a été plus intense que nulle part ailleurs. Si Moscou se distingue maintenant des autres points de la Russie, c’est uniquement en ce qu’elle a pris l’initiative de la revision de l’orientation de notre Parti. C’est là un mérite et non un défaut. Tout le Parti emboîtera le pas à sa suite et procédera à la revision nécessaire de certaines mœurs. Moins l’appareil provincial du Parti s’opposera à ce mouvement et plus les organisations locales franchiront facilement ce stade inévitable d’autocritique fructueuse dont les résultats se traduiront par un accroissement de la cohésion et une élévation du niveau idéologique du Parti.

L. T.


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