1918 |
Chapitres 22, 23 et 24 de l'ouvrage «L'avènement du bolchevisme», |
Œuvres - février 1918
L'avènement du bolchevisme
A l'aube du 25 octobre vinrent à l'institut Smolni un ouvrier et une ouvrière de l'imprimerie de notre Parti, apportant la nouvelle que le gouvernement avait interdit la parution de l'organe central du Parti, ainsi que celle du nouveau journal du soviet de Petrograd. Des agents du gouvernement avaient mis les scellés sur l'imprimerie. Le Comité militaire révolutionnaire rapporta aussitôt cette mesure, prit les deux organes sous sa protection, et confia «au glorieux régiment de Wolynie le grand honneur de défendre la libre parole socialiste contre les attentats contre-révolutionnaires». L'imprimerie travailla ensuite sans interruption, et les deux journaux parurent à l'heure fixée
Le gouvernement siégeait toujours au Palais d'Hiver, niais ce n'était plus que l'ombre d'un gouvernement. Politiquement, il n'existait plus. Dans la journée du 25 octobre, le Palais d'Hiver fut, peu à peu, entièrement cerné par nos troupes. A une heure de l'après-midi j'annonçai, à la séance du soviet de Petrograd et au nom du Comité militaire révolutionnaire, que le gouvernement de Kérensky n'existait plus et que, en attendant la décision du Congrès des Soviets de toutes les Russies, la puissance gouvernementale passait aux mains du Comité militaire révolutionnaire.
Quelques jours auparavant, Lénine avait déjà quitté la Finlande, et il se tenait caché dans les maisons ouvrières des faubourgs. Le 25 au soir, il vint se secrètement à l'Institut Smolni. D'après ce qu'il avait lu dans les journaux, il croyait qu'il allait y avoir un compromis provisoire entre nous et le gouvernement de Kérensky. La presse bourgeoise avait tellement fait de bruit avec les prodromes du mouvement révolutionnaire déploiement de troupes armées dans les rues de la capitale, émeutes et effusion de sang inévitable que maintenant, alors que la Révolution s'accomplissait vraiment, elle ne s'en apercevait pas, et prenait pour argent comptant les pourparlers qui avaient lieu entre l'état-major et nous. Pendant ce temps méthodiquement, sans tumulte dans les rues, sans qu'il y ait ni coups de fusil ni effusion de sang, les colonnes, solides et bien disciplinées des soldats, des matelots et des gardes rouges s'emparaient l'un après l'autre de tous les organes du pouvoir, et cela conformément aux ordres précis, communiqués par téléphone, qui partaient de la petite chambre du troisième étage de l'Institut Smolni.
Le soir eut lieu une séance provisoire du Second Congrès des Soviets de toutes les Russies. Dan fit un rapport au nom du Comité central exécutif. Il prononça un discours d'accusation contre les émeutiers, les «expropriateurs «et les fauteurs de rébellion, et il tâcha d'effrayer le Congrès en représentant comme inéluctable l'échec du mouvement révolutionnaire qui, disait-il, serait étouffé dans quelques jours par les troupes du front. Son discours manqua de persuasion, et il était déplacé dans une assemblée ou l'énorme majorité des délégués suivait avec une joie intense la marche victorieuse de la Révolution de Pétrograd
.Le Palais d'Hiver était alors déjà cerné, mais il n'était pas encore pris. De temps en temps partaient de ses fenêtres quelques coups de feu tirés sur les assiégeants, qui lentement et avec prudence resserraient toujours davantage leur cercle autour de lui. De la forteresse Pierre-et-Paul deux ou trois coups de canon furent tirés sur le Palais. Leur grondement lointain pénétra jusqu'au sein de l'Institut Smolni. Dans une rage impuissante, Martow, à la tribune du Congrès, parla de guerre civile, et, tout particulièrement, du siège du Palais d'Hiver, où parmi les ministres il y avait ô abomination ! des membres du parti menschewiste
.La réplique lui fut donnée par deux matelots, qui était venu directement du champ de bataille pour présenter un rapport. Ils rappelèrent l'offensive du 18 juin, toute la politique de trahison de l'ancien gouvernement, le rétablissement de la peine de mort pour les soldats, les arrestations et les mesures oppressives contre les organisations révolutionnaires et ils jurèrent de vaincre ou de mourir. Ces matelots nous apportaient aussi la nouvelle de nos premières pertes subies sur la place qui s'étend devant le Palais d'Hiver.
Comme sur un invisible signal, tout le monde se leva de son siège, avec une unanimité qui n'est produite que par une haute tension morale, l'assemblée entonna le chant des morts. Qui a vécu ce moment-là ne l'oubliera jamais...
La séance fut interrompue. Il était impossible de continuer la discussion théorique relative à l'élaboration du gouvernement, alors que dans le tumulte du combat et de la fusillade entourant le Palais d'Hiver se décidait par les faits le sort de ce gouvernement. Cependant la prise du Palais traînait en longueur, et il en résulta un fléchissement parmi les éléments indécis du Congrès. Les orateurs de l'aile droite nous prédisaient une catastrophe prochaine. Tous attendaient avec anxiété les nouvelles de ce qui se passait sur la place du Palais d'Hiver. Au bout de quelques temps arriva Antonow[Antonoov-Ovsenko Ndlr], qui dirigeait les opérations. Il se fit dans la salle un silence complet : le Palais d'Hiver était pris, Kérensky s'était enfui, et les autres ministres étaient arrêtés et conduits à la forteresse Pierre-et-Paul.
Le premier chapître de la Révolution d'Octobre était ainsi achevé !
Les socialistes-révolutionnaires de droite et les Menschewiki, au nombre d'environ une soixantaine, c'est-à-dire à peu près le dixième du Congrès, quittèrent la salle en protestant. Comme ils ne pouvaient rien faire d'autre, «ils rejetèrent toute la responsabilité «de tout ce qui allait se passer sur les Bolschewiki et sur les socialistes-révolutionnaires de gauche.
Ces derniers hésitaient encore. Leur passé les rattachait au parti de Tschernow. L'aile droite de ce parti s'était complètement livrée à la classe moyenne et à la petite bourgeoisie, aux intellectuels de la petite bourgeoisie et aux villageois aisés, et, dans toutes les questions importantes, elle s'alliait contre nous avec la grande bourgeoisie libérale.
Les éléments les plus révolutionnaires de ce parti, dans lesquels se reflétait encore tout le radicalisme des revendications sociales des masses paysannes les plus pauvres, étaient orientés vers le prolétariat et vers le parti du prolétariat. Néanmoins., ils avaient peur de couper les liens qui les rattachaient à leur ancien parti. Aussi, lorsque nous quittâmes le Pré-Parlement, ils refusèrent de nous suivre et nous mirent en garde contre les «aventures». Mais, maintenant, la Révolution les plaçait devant la nécessité de choisir : pour les Soviets ou contre les Soviets. Non sans hésitation, ils se rangèrent du côté de la barricade où nous nous trouvions nous-mêmes.
A Pétrograd, la victoire était complète. Le pouvoir appartenait tout entier au Comité militaire révolutionnaire. Nous rendîmes nos premiers décrets sur l'abolition de la peine de mort, sur les réélections des Comités des armées, etc. Mais voilà que nous nous trouvâmes dans l'impossibilité de communiquer avec la province, Les employés supérieurs des chemins de fer, des postes et des télégraphes étaient contre nous. Les Comités des armées, les conseils municipaux et les Zemstwos bombardaient continuellement l'institut Smolni de menaçantes dépêches, où ils nous déclaraient franchement la guerre, en promettant, nous rebelles, de nous mettre à la raison à bref délai !
Nos télégrammes, décrets et déclarations n'atteignaient pas la province, car l'Agence télégraphique de Pétrograd nous refusait ses services. Dans cette atmosphère d'isolement où se trouvait la capitale par rapport à tout le reste du pays, des bruits inquiétants et extraordinaires naissaient et se propageaint avec facilité.
Lorsque la presse bourgeoise et la presse modérée purent se convaincre que le soviet détenait réellement le pouvoir, que le gouvernement précédent était arrêté, et que les ouvriers en armes étaient maîtres des rues de Pétrograd, elles déclenchèrent contre nous une campagne d'une frénésie vraiment inouïe ; il n'y avait pas de mensonge ni de calomnie que cette presse-là n'ait mobilisé contre le Comité militaire révolutionnaire, contre ses chefs et ses commissaires. Dans la journée du 26 octobre eut lieu la séance du Soviet de Pétrograd à laquelle prirent part les délégués du Congrès Panrusse les membres de la Conférence de la garnison et un nombreux public d'adhérents. C'est là que, pour la première fois depuis près de quatre mois, Lénine et Sinowjew[Zinoviev Ndlr] firent leur réapparition ; ils furent accueillis par de bruyantes ovations. La joie de la victoire était cependant troublée par l'appréhension de l'accueil que le pays ferait à ce nouvel état de choses et par le souci où l'on était de savoir si les Soviets conserveraient réellement la puissance gouvernementale...
Le soir eut lieu une séance du Congrès des Soviets, Lénine présenta deux projets de décrets : l'un sur la paix et l'autre sur le partage des terres. Ces deux décrets furent adoptés à l'unanimité après une courte discussion. Dans cette même séance fut constitué un nouveau gouvernement central sous forme de Soviet des Commissaires du Peuple.
Le Comité Central de notre parti tenta de réaliser l'union avec les socialistes-révolutionnaires de gauche. On leur offrit de prendre part à la constitution du gouvernement des Soviets. Ils hésitaient et prétendaient que le gouvernement devait avoir le caractère d'une coalition dans le cadre des partis soviétistes. Mais les Menschewiki et les socialistes-révolutionnaires de droite avaient rompu toutes relations avec le Congrès des Soviets, car ils étaient partisans résolus d'une coalition avec les partis anti-soviétistes.
Il ne nous restait plus qu'à laisser aux socialistes-révolutionnaires de gauche le soin de ramener leurs voisins de droite dans le camp de la Révolution ; mais, tant qu'ils s'occuperaient de cette cause sans espoir, nous nous tenions pour obligés de reporter sur notre parti sans partage aucun, toute la responsabilité gouvernementale. La liste des commissaires du peuple était uniquement composée de Bolchewiki. Il y avait là, décidément un certain danger politique : la transition était trop radicale, qu'on se rappelle seulement que les chefs de ce parti la veille encore, étaient sous le coup d'une inculpation relevant du paragraphe 108 du Code criminel, c'est-à-dire la haute trahison. Mais il n'y avait pas d'autre choix possible.
Les autres partis soviétistes hésitaient et déclinaient toute responsabilité ; ils préférèrent se tenir sur l'expectative. Finalement, nous ne doutâmes plus que notre parti fût seul capable de créer un gouvernement révolutionnaire.
Les décrets, homologués par le Congrès, relatifs à la défense nationale et à la paix, furent imprimés à des quantités considérables d'exemplaires, qui furent distribués dans tout le pays par les délégations venues des campagnes, ainsi que par les agitateurs que nous envoyions dans les provinces et dans les tranchées. En même temps, les ouvriers procédaient à l'organisation et à l'armement de la garde rouge. Celle-ci, conjointement avec la vieille garnison et avec les matelots, assumait la lourde tâche du service de surveillance.
Le Soviet des Commissaires du peuple s'emparait successivement de tous les organes gouvernementaux mais il se heurtait partout à la résistance passive des hauts et moyens fonctionnaires. Les partis de l'ancien Soviet faisaient tous leurs efforts pour trouver un appui dans ces milieux-là et pour organiser le sabotage du nouveau gouvernement. Nos ennemis étaient convaincus qu'il s'agissait au fond d'un simple épisode et que le lendemain, le surlendemain ou, au pis aller dans huit jours, le gouvernement des Soviets serait renversé...
Cependant l'Institut Smolni voyait arriver, pour la première fois, les consuls étrangers et les membres des ambassades, qui étaient poussés autant par la curiosité que par les affaires urgentes de leurs charges. Les journalistes accouraient avec leurs carnets de notes et appareils photographiques. Tous étaient pressés de voir le nouveau gouvernement, car tous étaient persuadés que, dans quelques jours, il serait déjà trop tard. En ville régnait un ordre parfait. Les matelots, soldats et gardes rouges se comportèrent dans ces premiers jours du nouveau régime avec une discipline irréprochable et ils furent d'excellents soutiens de ce rude régime de l'ordre révolutionnaire.
Chez nos ennemis naquit la crainte que cet «épisode» ne puisse à la fin durer trop longtemps ; en même temps on préparait en toute hâte l'organisation de la première attaque contre le nouveau gouvernement. L'initiative de ce mouvement appartenait aux socialistes-révolutionnaires et aux Menschewiki. Dans la période précédente ils n' avaient ni voulu ni osé prendre en mains tout le pouvoir. Conformément à leur situation de parti politique provisoire, ils se contentaient, dans le cadre du gouvernement de coalition, de jouer le rôle d'auxiliaires, de critiques, d'initiateurs et de défenseurs de la bourgeoisie. A chaque élection, ils vomissaient consciencieusement leurs malédictions sur la tête de la grande bourgeoisie, mais c'était pour, aussitôt après, s'allier avec elle, non moins consciencieusement, au sein du gouvernement Cette politique, au bout de six mois de période révolutionnaire, les conduisit finalement si loin qu'ils avaient perdu pour toujours la confiance des masses populaires et de l'armée ; la Révolution d'Octobre leur arrachait aussi maintenant, tout d'un coup, la disposition de l'appareil gouvernemental. Hier encore, ils se croyaient les maîtres de la situation ; les chefs bolschewiki, persécutés par eux, étaient hors-la-loi et se cachaient, tout comme au temps du tsarisme. Et aujourd'hui les Bolchewiki détenaient la puissance gouvernementale, tandis que les ministres d'hier c'est-à-dire les modérés et leurs collaborateurs étaient tenus à l'écart et avaient subitement perdu toute influence sur le cours ultérieur des événements. Les socialistes-révolutionnaires et les Menschewiki ne voulaient ni ne pouvaient croire que ce brusque bouleversement signifiât le commencement d'une ère nouvelle. Ils voulaient croire et se contraignaient à croire qu'il y avait là un accident, un malentendu, qui pourrait être dissipé par quelques discours énergiques et par des articles doctrinaires. Mais, à chaque heure qui s'écoulait, les obstacles qu'ils rencontraient devenaient toujours plus difficiles à surmonter. De là vient la haine aveugle et vraiment insensée qu'ils ont pour nous.
Les politiciens bourgeois, naturellement, ne se risquaient pas eux-mêmes dans la fournaise. Ils poussèrent devant eux les socialistes-révolutionnaires et les Menschewiki, qui, à lutter contre nous, acquirent l'énergie qui leur avait manqué lorsqu'ils constituaient un parti semi-gouvernemental. Leurs journaux répandaient toujours des bruits et des calomnies extraordinaires. Des proclamations dues à leur initiatives contenaient des invitations directes à renverser le nouveau gouvernement. Ils entretenaient une agitation parmi les fonctionnaires en vue d'organiser le sabotage, et parmi les élèves-officiers, en vue de préparer, par les armes, des coups de main.
Le 27 et le 28 octobre, nous étions assaillis toujours par d'incessantes menaces télégraphiques, provenant des Comités des armées, des conseils municipaux, des zemstwos, et des organisations de Wikschel (Institution dirigeante de la Fédération des cheminots). La Perspective Newsky, la principale artère fréquentée par la bourgeoisie de la capitale, devenait toujours plus animée. La jeunesse bourgeoise sortait de son état d'engourdissement et déployait excitée par la presse sur la Perspective Newsky, une agitation toujours plus grande contre le gouvernement des Soviets.
Aidés par les bourgeois, les élèves-officiers désarmaient les gardes rouges isolés. Dans les rues écartées on tirait tout bonnement des coups de fusil sur les gardes rouges et les matelots. Un groupe d'élèves-officiers s'empara du central téléphonique Des tentatives furent également faites pour occuper le télégraphe et la poste. Enfin on nous informa que trois autos blindées étaient tombées entre les mains d'une organisation militaire ennemie.
Les éléments bourgeois relevaient manifestement la tête. Les journaux annonçaient que notre dernière heure était venue. Nous avions intercepté quelques ordres secrets, d'où il résultait qu'il avait été créé contre le soviet de Petrograd une organisation de combat, dont l'âme était le soi-disant «Comité pour la défense de la Révolution», comité qui avait été constitué par le conseil municipal et par le Comité central exécutif tel qu'il était autrefois. Ici comme là dominaient les socialistes-révolutionnaires de droite et les Menschewiki. Ce comité était soutenu par des élèves-officiers, des étudiants et beaucoup d'officiers contre révolutionnaires qui, derrière le dos des modérés, cherchaient à porter aux soviets le coup mortel.