1922

Source : numéro 18 du Bulletin communiste (troisième année), 29 avril 1922, signé R. Albert. La conférence de Berlin des 3 internationales s'est tenue du 2 au 6 avril 1922.

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Impressions de séance

Victor Serge


Les social-démocrates, dans la république de Stinnes et de Noske, sont encore chez eux. Ainsi s'explique la réunion de la Conférence des trois Internationales dans une des salles du Reichstag.

Pendant que, dans les chancelleries de l'Entente, s'achèvent les derniers préparatifs de Gênes — où il s'agit d'étrangler à la fois la Russie rouge victorieuse et l'Allemagne ouvrière vaincue — voici réunis autour de ces trois tables en forme de T les représentants de trois Internationales socialistes, en qui s'incarnent la conscience et la volonté de centaines de millions d'opprimés.

Le socialisme ! Marx, son labeur, sa doctrine forte et sûre ; la 1re Internationale et cette vague d'enthousiasme qui passa sur le monde ; la Commune assassinée, puis le renouveau des idées, les grands congrès ; 1914, l'effondrement de tout ; 1917 — et la Révolution... Maintenant il y a trois Internationales. Et les voici.

Au fond de la salle un Vandervelde empâté, chauve, la main en cornet sur l'oreille, une petite face ramassée, barbue, à binocles, — Vandervelde, pétri de gravité ministérielle, qui parlait tout à l'heure de démocratie et du droit des petites nations. — Savez-vous, monsieur le Ministre, ce que l'on appelle le caoutchouc rouge ? Vous avez fait jadis, au Congo, un voyage charmant. Vous avez été l'apôtre, bien nourri et comblé d'honneurs, de la colonisation démocratique. Et dix-sept millions de nègres triment, suent et saignent encore dans votre immense chiourme équatoriale, monsieur le Ministre. Vous avez ainsi fait la guerre. Avez-vous quelquefois pensé au nombre de soldats fusillés (par erreur) qu'on réhabilite ? C'est peu de choses, il est vrai, parmi les hécatombes que vous avez présidées, l'échine respectueusement courbée devant votre roi. Vous avez enfin fait la victoire après la guerre et signé le traité de Versailles. Que pensez-vous, monsieur le Ministre, de la misère, de la faim, du désespoir des travailleurs d'Allemagne ? Que pensez-vous de la mort de Vienne ?

Mais on voit à la sérénité de son regard myope que M. Vandervelde pense à des choses moins amères. Il pense, en socialiste, à juger les fauteurs de la Révolution russe. C'est pourquoi il est ici.

Son Internationale est celle des ministres. MM. Scheidemann, Ebert, Noske en font partie. M. Radbruch — qui vient de livrer aux inquisiteurs de Madrid, Luis Nicolau Fort et Concepcion — aussi. Et il y a, à la table de M. Vandervelde, un ancien ministre géorgien. Quand à M. Ramsay MacDonald, n'en doutons point, il sera ministre.

M. Tchernov devrait appartenir à cette Internationale-là, et c'est oubli, erreur, omission impardonnable, s'il n'en fait point partie. Ne fût-il pas plus que ministre, presque président de République ? M. Tchernov promène avec satisfaction, parmi des visages ratatinés de petits-bourgeois usés, une belle tête de vieil acteur, couronné de cheveux blancs. Il se porte bien : le terrorisme et la guerre civile (c'est toujours, au fond, la mort des autres) n'ont pas entamé sa robuste santé. Il est toujours prêt à requérir contre les bolcheviks. Et c'est l'homme du jour : deux Internationales ressassent son réquisitoire, à n'en plus finir.

Jadis, M. Tchernov condamnait des grands-ducs, des gouverneurs de l'Empire — et avec eux, à la même mort, des étudiants, des ouvriers pleins de foi, des héros. Ce sont de vieilles histoires oubliées. De très haut, M. Tchernov, aidé d'un agent provocateur resté fameux, dirigeait le terrorisme ; et quand, affamés, trahis, livrés, vendus, pendus, les révolutionnaires de son parti se sentaient dupes de quelque sinistre metteur en scène, M. Tchernov couvrait de sa haute autorité Azev, le défendait, sauvait sa précieuse peau. Puis il fut ministre et, comme tous les ministres, réprima. Puis il fit tuer Volodarski et désavouer le même jour cet assassinat. Puis il organisa la guerre civile... Mais on ne peut tout évoquer de sa carrière si remplie. Ce ne serait du reste qu'un écœurement inutile.

En vérité, l'autre Internationale socialiste, celle de Vienne, vaut mieux ! Adler, voûté, penche sur la table une tête moustachue d'intellectuel accablé. Misère de Vienne où l'on n'a pas su faire la Révolution, où le socialisme des irrésolus n'a pas même su défendre le dernier morceau de pain de l'ouvrier, misère du socialisme velléitaire qui n'ose vouloir ni la Révolution ni la reconstitution du capitalisme ! C'est un poids lourd à porter — quand on a les épaules faibles et les mains tâtonnantes.

Or, si l'Internationale de Londres est celle des ministres et de la répression bourgeoise, celle de Vienne est celle des faibles. Il suffit pour s'en persuader de voir, à la même table, Adler — si vieux, si las, près de Clara Zetkin, vaillante et virile — Longuet, Martov, et non loin d'eux Serrati... Tous ils ont eu, ils ont encore des velléités révolutionnaires, mais quand il faut rompre avec Renaudel qu'il méprise, Longuet ne peut pas ; et quand il faut rompre avec Turati, Serrati ne peut pas ; et quand il faut rompre avec la contre-révolution dont il sait l'infamie, Martov ne peut pas... Que pourront-ils aujourd'hui ?

Discours et déclarations. De quoi donc s'agit-il ? Est-ce du front unique ? Deux millions de chômeurs et un million de lock-outés attendant en Angleterre que le socialisme les défende.

Dans toute l'Europe centrale, les peuples méthodiquement affamés, désespèrent. A quelques jours d'ici les puissances victorieuses vont se réunir à Gênes pour tenter d'imposer à la Russie rouge la loi du bourgeois le plus fort... Et trente millions d'hommes meurent de faim de la Volga à la mer Noire. Quelles préoccupations peuvent avoir à cette heure des socialistes, si ce n'est d'opposer enfin aux agressions de la classe ennemie, toutes les forces du travail ? La guerre du droit a porté ses fruits ; il semble que les plus ministres des ministres socialistes ne puissent plus se dérober au devoir élémentaire...

Pourtant ! Discours et déclarations : dans tout cela le front uni, la défense du prolétariat, l'étranglement de l'Allemagne ouvrière, le guet-apens contre la Russie rouge tiennent peu de place. Ces socialistes, dont pas un ne manque, dans la société bourgeoise, de confort et de sécurité, à cette heure de l'histoire, posent des conditions à la Révolution russe.

Venus de Londres, de Vienne, de Paris, de Bruxelles, journalistes, avocats, parlementaires, ne paraissent s'être rassemblés ici que pour juger un coupable. Et ce coupable, c'est la Révolution russe. C'est Lénine dont le tort est d'avoir lait trembler sur leurs bases les démocraties impérialistes et survécu aux balles des socialistes-révolutionnaires. C'est toi, paysan de la Volga, dont les Tchéco-Slovaques et le parti de M. Tchernov ont dévasté le pays, c'est toi qui, sous l'étoile rouge à cinq branches et le fusil au poing, a chassé les Anglais de Bakou et de Tiflis ! C'est vous, ouvriers et paysans de Russie, qui, en défendant pendant cinq années votre Révolution et votre droit à la vie contre la guerre, les blocus, le froid, la faim, l'ignorance, le sabotage, les conspirations, avez enfreint tant de principes sacrés ! Vandervelde requiert et Macdonald répète. Approbation quasi générale.

L'importante question, voyez-vous, ce n'est pas celle du sort de la Révolution russe, ou celle de l'offensive patronale dans tous les pays, ni celle des réparations : c'est de savoir si les amis de M. Tchernov, dont on prétend dévoiler à Moscou, au grand jour du Tribunal révolutionnaire, toutes les turpitudes, seront jugés avec toutes les garanties désirables !

Mais quelqu'un s'est levé, à la table des communistes. Ici l'on est plus jeune, plus nerveux, on n'a ni l'air cossu des parlementaires chevronnés, ni l'air pâteux des socialistes à portefeuilles habitués à vivre dans des fauteuils. Ici l'on est des révolutionnaires, et ça se voit. Quelqu'un s'est levé : silhouette osseuse et dure, visage heurté, teint gris, geste véhément et parole cinglante : Radek.

Radek répond à Vandervelde. Et la situation est tout de suite rétablie. On n'accuse pas la Révolution quand on fut ministre de Guerre, quand on signa le traité de Versailles, quand on est l'ami politique de Scheidemann et de Tchernov ! C'est pousser l'inconscience au delà des limites de la démagogie. En cinq minutes Radek a montré quels comptes terribles la Révolution pourrait demander aux socialistes qui sont là. Mais l'heure n'est pas encore venue, de ce débat. Aujourd'hui :

« Voulez-vous oui ou non défendre les salaires, combattre le chômage, contrecarrer les desseins criminels de l'impérialisme ? »

R. ALBERT



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