1922 |
Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste. |
Moscou sous Lénine
1922
II : Crise économique mondiale - Lloyd George propose une conférence - Cannes
La Russie des soviets avait ses difficultés intérieures. LInternationale communiste se construisait non sans heurts ; cétait trop naturel. Mais, dans ces premières années de paix, les grandes puissances ne trouvaient pas non plus devant elles une route unie. Après la courte période de prospérité factice qui avait suivi, chez les Alliés, la cessation des hostilités, une crise économique se développait, plus ou moins sévère selon les pays. La nouvelle Europe, telle quelle était sortie des traités, offrait à la France la possibilité de redevenir la grande puissance du continent. La possession du minerai de fer de Lorraine lui permettait de poser ses conditions à lAllemagne pour obtenir lindispensable charbon de la Ruhr ; la Petite Entente - Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Roumanie - et la Pologne, bloquant une Allemagne amputée, garantissant sa sécurité en même temps que par elles, son hégémonie, politique et économique dans lEurope centrale et dans les Balkans était hors de conteste. Mais la bourgeoisie française nétait plus de taille à assumer un tel rôle ; soit que la saignée de la guerre - 1.500.000 morts - lait trop affaiblie, soit quelle ne trouvât plus en elle la vigueur et lélan nécessaires aux grandes entreprises, elle dédaigna les vastes desseins pour shypnotiser sur une revanche, entêtée et stupide, contre lAllemagne. Ses nationalistes professionnels étaient incapables de penser en termes autres que revendications territoriales : Alsace-Lorraine, Sarre, Rive gauche du Rhin où ils essayèrent vainement de faire surgir des quislings . Et, avant tout, lAllemagne devait payer .
Quelques déclarations faites à Robert de Jouvenel par des personnages très différents sont instructives. Dabord celle de Rathenau : Les Français ne veulent pas dun tel système [participation de lAllemagne à de grands travaux entrepris en commun]. Ce sont de petits boutiquiers qui vivent dans la terreur de voir réaliser, fût-ce à leur profit, une grande entreprise où les entrepreneurs auraient lair de gagner de largent. (La politique daujourdhui, p. 219.) Puis celle de Barrès, littérateur et président de la Ligue des patriotes : On a voulu forcer notre développement industriel, tourner le meilleur de notre activité vers lexpansion économique. On fausse ainsi le bonheur français. (Id., p. 68.) Enfin celle de Tardieu qui ne manque pas de surprendre : Ces problèmes sont avant tout moraux. (Id., p. 82.) Notre groupement de forces naturelles, cest la Petite Entente, cest lItalie et cest la Belgique. (Id., p. 86.)
Cette politique bornée vouait à léchec les conférences fréquentes dans lesquelles les Alliés tentaient de résoudre les problèmes de laprès-guerre ; la France sy trouvait invariablement isolée, en opposition à lAmérique qui lui rappelait ses dettes, à lAngleterre anxieuse de voir renaître les grands échanges commerciaux nécessaires à son économie ; à lItalie qui lui disputait la Syrie que les Alliés lui avaient concédée à Londres, en mai 1915, pour prix de son entrée en guerre à leur côté.
Menacée dune énorme armée permanente de chômeurs, lAngleterre simpatientait ; elle proposa la tenue dune Conférence à laquelle toutes les nations seraient invitées pour étudier la reconstruction de léconomie européenne. Une réunion préparatoire eut lieu à Cannes. Il y eut, vers la fin, un coup de théâtre : Briand - il était alors président du Conseil - fut soudain rappelé à Paris et contraint de démissionner. En son absence, Millerand et Poincaré avaient organisé une intrigue contre lui. Poincaré revint au pouvoir, prit les Affaires étrangères, et fit de Barthou son second, comme vice-président du conseil. Briand avait réalisé un étonnant tour de force en gouvernant pendant près dune année avec la Chambre nationaliste du Bloc national. Poincaré aurait voulu quon posât des conditions à ladmission de la Russie à la Conférence. Et, là encore, il mettait au premier rang la question dargent ; comme lAllemagne, la Russie devait payer, payer les dettes de lancien régime, payer les dettes de la guerre, et encore les sommes déboursées par la France pour le soutien des entreprises contre-révolutionnaires et lappui donné à leurs généraux malheureux. Un journal libéral anglais, The Daily News, demanda alors à Poincaré sil était disposé à donner à ses créanciers anglais et américains les garanties quil exigeait de la Russie soviétique. En conclusion de la réunion de Cannes, la Russie des soviets fut officiellement invitée à participer à la Conférence internationale qui allait être convoquée au mois de mars à Gênes.
Radek souligna la signification du revirement de la politique des grandes puissances à légard de la Russie et son importance : elles reconnaissaient implicitement le fiasco définitif des campagnes contre-révolutionnaires. Incapables de la vaincre par les armes, les gouvernements bourgeois étaient contraints de tolérer la Russie des soviets et de chercher à commercer avec elle. Ce que le Temps, de son côté, devait reconnaître en écrivant ces lignes mélancoliques : Malgré ses crimes, le régime défend lindépendance de la nation et parle au nom du peuple russe.
Si le président Wilson avait pu faire triompher ses vues, il y aurait eu une conférence générale, avec participation des bolchéviks, peu après la fin de la guerre, au début de 1919. La proposition quil en fit se heurta à lhostilité de Pichon, ministre des Affaires étrangères de Clemenceau qui, au lieu de vouloir conférer avec les bolchéviks méditait de les renverser par des interventions armées. Mieux informé et plus clairvoyant que ses antagonistes, Wilson tentait vainement de leur faire comprendre que le bolchévisme ne pourrait être vaincu par les armes. Il trouva un appui en Lloyd George qui, à cette époque, pouvait craindre un mouvement révolutionnaire en Angleterre ; pour sauver la face, celui-ci déclara que les bolchéviks ne devraient pas être mis sur le même pied que les autres membres de la conférence mais seraient appelés suivant la coutume des invitations que lEmpire romain adressait aux chefs des Etats voisins, ses tributaires, pour rendre compte de leurs actions . Finalement les bolchéviks furent invités, mais non comme tributaires , ce qui eût été passablement ridicule. La conférence devait se réunir dans une île de la mer de Marmara, Prinkipo. Mais elle neut pas lieu ; les représentants des soi-disant gouvernements russes autres que les bolchéviks refusèrent de se rencontrer avec les bolchéviks, et il suffit à Clemenceau de gagner du temps pour que lidée même de la conférence fût abandonnée.