1889 |
"Le Congrès socialiste international de Paris, le premier congrès de la Deuxième Internationale, se tint du 14 au 21 juillet 1889. Plékhanov y représentait la "Libération du Travail", qui n´avait pas de mandat régulier. Son discours qu´il conclut par les mots bien connus sur la victoire du mouvement révolutionnaire en Russie en tant que mouvement ouvrier fut très apprécié, notamment par Engels. |
Téléchargement fichier winzip (compressé) : cliquer sur le format de contenu désiré |
|
Juillet 1889
[a. Retraduction
(d'après le texte russe publié en 1926)]
Citoyens,
Etant donné le grand nombre des orateurs inscrits, et puisque le congrès ne peut, pour cette raison, leur accorder que peu de temps pour leurs rapports sur la situation économique et politique des pays qu'ils représentent, je m'efforcerai de limiter autant que possible mon compte rendu du mouvement ouvrier en Russie.
Vous serez peut-être étonnés de voir à ce congrès des délégués d'une Russie où le mouvement ouvrier est loin d'avoir pris le même développement que dans les pays d'Europe occidentale. Mais nous pensons, nous autres social-démocrates russes, que la Russie révolutionnaire ne doit en aucun cas se tenir à l'écart du restant de l'Europe ouvrière et socialiste, et qu'au contraire son présent rapprochement avec elle sera d'un grand profit pour le mouvement socialiste mondial.
Vous connaissez tous le rôle infâme que l'absolutisme russe a joué jusqu'aujourd'hui dans l'histoire de l'Europe occidentale.
Gendarmes couronnés, les tsars de Russie ont tenu pour leur devoir le plus sacré de défendre la réaction européenne dans tous les pays, de la Prusse à l'Italie et à l'Espagne.
Ce serait vain bavardage que de parler du rôle que Nicolas 1er de triste mémoire a joué, par exemple, dans les événements bien connus de 1848.
Voilà pourquoi la victoire du mouvement révolutionnaire en Russie serait une victoire des ouvriers européens.
Aussi est-il important d'expliquer de quelle façon et dans quelles conditions le mouvement révolutionnaire russe peut remporter cette victoire.
Il le peut, citoyens, et nous en avons la ferme conviction, à la condition seulement que les révolutionnaires russes sachent conquérir les sympathies du peuple.
Tant que notre mouvement demeurera limité aux idéologues et à la jeunesse des écoles, peut-être constituera-t-il un danger personnel pour les tsars, mais il n'en représentera aucun pour le tsarisme en tant que système politique.
Pour renverser le tsarisme et l' écraser définitivement, nous devons nous appuyer sur un élément plus révolutionnaire que la jeunesse des écoles, et cet élément existe en Russie : c'est la classe des prolétaires, une classe révolutionnaire de par sa pénible situation économique, une classe révolutionnaire de par sa nature même.
Des économistes doués d'imagination plus ardente et témoignant de plus de bonne volonté que de connaissances solides, dépeignent la Russie comme une manière de Chine européenne dont la structure économique n'aurait rien de commun avec l'Europe occidentale. C'est complètement faux. Les vieilles assises économiques de la Russie sont en pleine décomposition. Notre commune agraire, dont on a tant parlé jusque dans la presse socialiste, mais qui, en réalité, a été le soutien de l'absolutisme russe, cette commune tant vantée devient de plus en plus, entre les mains des paysans riches, un instrument d'exploitation capitaliste, alors que les pauvres abandonnent les villages pour s'en aller dans les grandes villes et les centres industriels. Cependant, la grande industrie des fabriques se développe, engloutissant l'artisanat jadis prospère dans les villages.
Le gouvernement absolutiste met tout en oeuvre pour aggraver cette situation et contribue ainsi au progrès du capitalisme en Russie. Les socialistes et les révolutionnaires que nous sommes ne peuvent que se réjouir de cet aspect de son activité, puisque c'est sa propre perte qu'il prépare par ce moyen.
Le prolétariat industriel, qui commence de s'éveiller à la conscience, portera le coup mortel à l'absolutisme, et vous verrez alors à vos congrès ses représentants directs, aux côtés des délégués des pays plus avancés.
Notre tâche consiste pour l'instant à défendre avec vous la cause du socialisme international, à diffuser par tous les moyens les enseignements de la social-démocratie parmi les ouvriers russes et à les mener à l'assaut de la citadelle de l'absolutisme.
Pour conclure, je répéterai et j'insiste sur ce point capital : le mouvement révolutionnaire en Russie ne triomphera qu'à titre de mouvement ouvrier, ou bien il ne triomphera jamais !
[b. Version publiée dans le Social-Démocrate
(nº 1, 1890)]
Vous serez peut-être étonnés de voir à ce congrès ouvrier des délégués de cette Russie où le mouvement ouvrier reste encore, hélas, trop faible. Mais nous pensons que la Russie révolutionnaire ne doit en aucun cas se tenir à l'écart du mouvement socialiste de l'Europe d'aujourd'hui et, qu'au contraire, son présent rapprochement avec lui sera d'un grand profit pour la cause du prolétariat mondial. Vous connaissez tous le rôle de l'absolutisme russe dans l'histoire de l'Europe occidentale. Gendarmes couronnés, les tsars de Russie ont tenu pour leur devoir le plus sacré de protéger et de défendre la réaction européenne aussi bien en Prusse qu'en Italie ou en Espagne ; ce serait vain bavardage que de parler ici du rôle que Nicolas I°, par exemple, a joué en 1848 et 1849. Il tombe sous le sens que le renversement de l'absolutisme russe équivaut à la victoire du mouvement révolutionnaire international dans l'Europe entière. Une seule question se pose : dans quelles conditions le mouvement révolutionnaire russe peut-il remporter la victoire sur l'absolutisme russe ?
Des auteurs, beaucoup plus riches d'imagination que de connaissances économiques et sociales, dépeignent la Russie comme une manière de Chine dont la structure économique n'aurait rien de commun avec l'Occident.
C'est complètement faux. Les vieilles assises économiques de la Russie sont en pleine décomposition. Notre commune agraire, jadis si chère, même à certains socialistes, en réalité le principal appui de notre absolutisme, devient de plus en plus, entre les mains de la bourgeoisie rurale, l'instrument de l'exploitation de la majorité des cultivateurs. La partie pauvre de la paysannerie doit se transporter dans les villes et les centres industriels ; cependant, la grande industrie des fabriques se développe, engloutissant l'artisanat, jadis prospère dans les villages. Poussé par le besoin d'argent, notre gouvernement contribue de toutes ses forces au progrès du capitalisme en Russie. Et cet aspect de son activité ne peut que réjouir les socialistes que nous sommes, puisque c'est son propre tombeau que l'autocratie creuse par ce moyen. Le prolétariat, en train de se former, par suite de la décomposition de la commune agraire, portera le coup mortel à l'absolutisme. Si, en dépit des efforts héroïques des révolutionnaires russes, l'autocratie n'a pas encore été vaincue en Russie, il faut en chercher l'explication dans l'isolement des révolutionnaires par rapport à la masse du peuple. Les forces et l'abnégation de nos idéologues révolutionnaires peuvent suffire pour lutter contre les tsars, en tant qu'individus ; mais elles ne suffisent pas pour triompher du tsarisme en tant que système politique. Aussi la mission de notre intelligentsia révolutionnaire consiste-t-elle, aux yeux des social-démocrates russes, à se pénétrer des théories du socialisme scientifique moderne, à les répandre parmi les ouvriers, et, avec leur aide, à donner l'assaut à la citadelle de l'absolutisme. Le mouvement révolutionnaire en Russie ne peut triompher qu'à titre de mouvement révolutionnaire des ouvriers. Il n'y a pas d'autre solution, et il ne peut pas y en avoir d'autre.
|