1938

Révolution et contre-révolution en Espagne, de Felix Morrow, reste la meilleure analyse marxiste de la révolution espagnole de 1936-1937 et de son issue tragique.
E. Mandel (1977)


Révolution et contre-révolution
en Espagne (1936-1938)

Felix  Morrow

ch. XIII – La conquête de la Catalogne


Le 5 mai, l'autonomie catalane avait cessé d'exister.  Le gouvernement central s'était emparé des ministères catalans de l'Ordre public et de la Défense.  Le délégué de Caballero à Barcelone avait dit à la radio " A partir de maintenant, toutes les forces sont aux ordres du gouvernement central [... ] Elles ne considèrent pas les syndicats ou les organisations antifascistes comme l'ennemi.  Il n'y a pas d'autre ennemi que les fascistes.  Mais une semaine plus tard, les délégués de Caballero rendirent les ministères de la Défense et de l'Ordre public aux représentants de Negrin-Staline, et le pogrom commença réellement.  Le P.O.U.M. tomba sans souffler mot ou presque.  Le P.S.U.C. lança une campagne monstrueuse contre lui, dans des termes et avec des mots d'ordre identiques à ceux de la chasse aux sorcières de la bureaucratie soviétique avant les procès de Moscou. " Les trotskystes du P.O.U.M. ont organisé la dernière insurrection sur les ordres de la police secrète allemande et italienne. " Le P.O.U.M. répondit au P.S.U.C., en intentant un procès en diffamation contre les éditeurs staliniens dans une cour remplie de juges et d'officiels staliniens ou bourgeois !

Le 28 mai, la Batalla fut définitivement interdite et la radio du P.O.U.M. saisie.  Le quartier général des Amis de Durutti fut occupé et l'organisation dissoute.  En même temps, la presse anarchiste officielle fut soumise à une censure politique draconienne.  Cependant, le P.O.U.M. et la C.N.T. ne réalisèrent pas une union pour une protestation de masse. " Nous ne protestons pas, nous ne faisons que publier les faits ", écrivait Solidaridad obrera le 29 mai.  Juventud communista, l'organe de la jeunesse du P.O.U.M., remarqua le 3 juin avec noblesse : " Ce sont des cris de panique et d'impuissance contre un parti fermement révolutionnaire. " Et encore : :Le procès [en diffamation] se poursuit.  Le Journal du P.S.U.C. doit comparaître devant les tribunaux populaires, et il sera démasqué devant le mouvement ouvrier national et international pour ce qu'il est : un vulgaire calomniateur. Bien entendu, le procès stagna rapidement pour raison de procédure.

Dans la nuit du 3 juin, les gardes d'assaut tentèrent de désarmer une des patrouilles ouvrières qui restaient.  On échangea des coups de feu.  Il y eut des morts et des blessés des deux côtés.  Ceci servit de prétexte au gouvernement pour en finir avec les patrouilles.  Mais c'était aussi l'occasion pour le P.O.U.M. de contraindre les dirigeants de la C.N.T. à défendre les droits élémentaires des travailleurs en demandant un front unique sur des propositions concrètes, simples – défense de la liberté de réunion, de la presse, des patrouilles, défense commune des quartiers ouvriers contre les voyous staliniens, libération des prisonniers politiques, etc.  Les dirigeants anarchistes auraient difficilement pu rejeter ces propositions sans se compromettre irrémédiablement devant leur base.  Même contre la volonté des dirigeants de la C.N.T., des comités de front unique auraient pu être créés dans les localités pour lutter pour ces revendications simples et concrètes.

Toutefois, pour les dirigeants du P.O.U.M., mettre en avant de telles revendications simples signifiait : nous nous sommes trompés quand nous avons estimé que les journées de mai étaient une défaite de la contre-révolution.  Ce fut une défaite des travailleurs, et il nous faut maintenant combattre pour les droits démocratiques les plus élémentaires.  Cela signifiait en second lieu : nous nous sommes trompés en nous appuyant sur les dirigeants de la C.N.T., en nous limitant à la proposition abstraite et générale d'un front révolutionnaire avec laquelle nous pouvions avoir une plate-forme commune sur des point politiques fondamentaux [1].  Nous devons dire ouvertement qu'un front uni sur les droits les plus élémentaires des travailleurs est le maximum que l'on puisse attendre de la direction anarchiste, si tant est que l'on puisse l'obtenir.

Le P.O.U.M. n'avait pas appelé une fois dans l'année au front unique avec la C.N.T. sur des objectifs concrets de lutte Toute la politique de la direction du P.O.U.M. avait consisté essentiellement en tentatives de recueillir les faveurs de la direction de la C.N.T. Elle ne dénonça pas une seule fois la politique capitularde des dirigeants de la C.N.T., même lorsque ceux-ci chassèrent les Amis de Durruti et les laissèrent à la merci des gardes d'assaut !

Le P.O.U.M. vivait ses heures les plus sombres dans un isolement total.  Le 16 juin, Nin fut arrêté à son bureau.  La même nuit, des raids de grande ampleur s'emparèrent de la plupart des quarante membres du Comité exécutif.  Les quelques rescapés durent se rendre, leurs femmes ayant été prises en otages.  Le matin suivant, le P.O.U.M. fut mis hors la loi.

Le comité régional de la C.N.T. ne prit pas la défense du P.O.U.M.. La Noche (C.N.T.) du 22 juin osa publier : " A propos du réseau d'espionnage découvert ces derniers jours.  Les principaux individus impliqués appartenaient aux sphères dirigeantes du P.O.U.M. Andrès Nin et d'autres individus connus sont arrêtés. " Suivaient quelques considérations générales sur la diffamation, avec force références à Shakespeare, Gorki, Dostoievski et Freud... S'il fallait en rendre la censure responsable, où étaient donc les feuilles illégales de la C.N.T. ? A Madrid, la C.N.T. prit effectivement la défense du P.O.U.M., suivie par Castilla libre et Frente libertario, journaux de la milice.  Le 28 juin, le Comité national de la C.N.T. adressa une lettre aux ministres et à leurs organisations, leur rappelant que Nin, Andrade, David Rey, Gorkin... avaient gagné leur prestige devant les masses par de longues années de sacrifices [... ] Qu'ils résolvent leur problème en U.R.S.S. comme ils l'entendent ou comme les circonstances le leur indiquent. Il n'est pas possible de transporter cette lutte, conduite dans le sang et dans le feu, par le biais de la presse à l'échelle internationale et par l'utilisation de la loi comme d'une arme, ici en Espagne. " La lettre montrait une incompréhension totale de la signification des persécutions : " Il nous importe avant tout de déclarer que la C.N.T., grâce à sa puissance intacte, aujourd'hui parfaitement organisée Et disciplinée, ne craint pas le moins du monde que cette forme d'élimination puisse l'atteindre demain.  Placés au-dessus de cette lutte semi-interne, etc. " Cette autosatisfaction pompeuse signifiait que les dirigeants de la C.N.T. ne feraient pas prendre conscience à leur base de la portée contre-révolutionnaire de ces persécutions.

Surtout, les larges masses n'avaient pas été préparées à comprendre le système stalinien de diffamation et de coups montés.  Voulant gagner les faveurs de Staline, les dirigeants anarchistes s'étaient rendus coupables de déclarations, telle celle de Montseny : " Le véritable constructeur de la Russie ne fut pas Lénine, niais plutôt Staline et son réalisme pratique. " La presse anarchiste avait observé un silence de mort sur les purges et les procès de Moscou, ne publiant que les rapports officiels.  Les dirigeants de la C.N.T. avaient même cessé de défendre leurs camarades anarchistes en Russie.  Lorsque l'anarchiste Erich Muesham fut assassiné par Hitler, sa femme ne se réfugia en Union soviétique que pour être emprisonnée peu après son arrivée, et la direction de la C.N.T. étouffa le mouvement de protestation de sa propre base.  Même lorsque les généraux rouges furent fusillés, les journaux de la C.N.T. ne publièrent que les communiqués officiels.

A la mi-juillet, les dirigeants et les cadres actifs du P.O.U.M. étaient déjà tous en prison.  Le drapeau violet, jaune et rouge de la bourgeoisie flottait sur ses locaux.  La caserne Lénine était occupée par " l'armée du peuple " républicaine, les presses du P.O.U.M. avaient été détruites ou données au P.S.U.C. Sur le tableau d'affichage de la Batalla, on trouvait une copie de Julia, le journal de la Jeunesse du P.S.U.C. qui titrait : " Le trotskysme est synonyme de contre-révolution. "L'ex-hôtel Falcon, dortoir du P.O.U.M., était devenu sa prison, et le quartier-général de la G.P.U. espagnole.  Ses membres furent dispersés, désorientés, vivant dans la crainte perpétuelle de raids nocturnes des gardes d'assaut. " De petits groupes travaillent pour leur propre compte ", écrivait au début juillet un témoin oculaire digne de foi. " Ceci rappelle beaucoup l'écroulement du Parti communiste allemand en janvier 1933.  La classe ouvrière reste passive et permet à n'importe quoi d'arriver.  La presse de la C.N.T. n'imprime que les communiqués officiels.  Aucune protestation! pas un mot de protestation nulle part,  le P.O.U.M. a été balayé comme un grain de poussière. " " Comme sous Hitler ", disaient les camarades allemands.  Les bolcheviks-léninistes russes auraient ajouté " presque comme sous Staline ".

En juillet, les comités locaux de la F.A.I. commencèrent à faire de la propagande illégale.  Malheureusement, elle ne se centrait pas sur le ralliement des ouvriers aux tâches concrètes de libération des prisonniers politiques.  Une feuille typique rappelait la propagande social-démocrate allemande à la veille de l'avènement de Hitler, demandant l'aide de l'Etat – Staat greif zu ! – contre ses propres bandes. Combien de temps faudra-t-il attendre ? C'est au conseil du gouvernement à parler, ou à défaut, au délégué général de l'Ordre public et au chef de la police ", disait une de ces feuilles pathétiques, pour protester contre les assauts staliniens contre des locaux de la Jeunesse anarchiste.

Les feuilles illégales du P.O.U.M., qui commençaient maintenant à paraître, n'étaient pas meilleures.  Le P.0 U.M., qui avait toujours reproché aux bolcheviks-léninistes de ne voir l'ennemi qu'en Staline, devenait lui-même anti-stalinien et rien de plus.  Une feuille typique, par exemple, s'adressait à tout le monde, de gauche ou de droite : aux anarchistes aussi bien qu'aux " jeunes séparatistes " de l'Estat Catala. " Les hommes de gauche ne peuvent pas trahir leurs principes ! les séparatistes ne peuvent pas vendre la Catalogne par leur silence ! "Et le mot d'ordre final ! " Empêchez l'instauration de la dictature d'un parti derrière les lignes. " Qu'en était-il de l'Estat Catala et l'Esquerra, de Pricto et d'Azafia, complices des staliniens et, en vérité, les principaux bénéficiaires de leurs actes ?

Des lianes politiques erronées facilitaient ainsi la progression mortelle de la contre-révolution.  Seules les faibles forces des bolcheviks-léninistes, exclus du P.O.U.M. comme trotskystes ", et qui avaient construit leur organisation an printemps 1937 – seul ce petit groupe, qui travaillait dans l'illégalité par rapport à l'Etat, aux staliniens, et à la direction de la C.N.T. et du P.O.U.M., montraient clairement la voie aux travailleurs.  Non seulement la voie finale vers l'Etat ouvrier, mais les tâches lumineuses de défense des droits démocratiques des travailleurs.  La protection qu'elle accordait à la distribution des feuilles illégales des bolcheviks-léninistes montrait que la bise de la C.N.T. pouvait être réveillée.  Des camions de gardes d'assaut surgirent lors d'un meeting, (du syndicat des travailleurs du bois) et tentèrent d'arrêter les distributeurs.  Le meeting déclara qu'ils étaient sous sa protection et qu'il repousserait par les armes toute tentative d'intervention.  La police fut forcée de repartir sans nos camarades.

Un tract bolchevique-léniniste du 19 juillet montrait la voie : le front unique de lutte entre la C.N.T.-F.A.I., le P.O.U.M., les bolcheviks-léninistes et les anarchistes dissidents :

" Travailleurs, exigez de vos organisations et de vos directions un pacte de front unique qui comprenne :

 1) la lutte pour la liberté de la presse ouvrière ! A bas la censure politique !
 2) la libération de tous les révolutionnaires emprisonnés. Pour la libération du camarade Nin, transporté à Valence
 3) la protection commune de tous les centres et entreprises que nos organisations possèdent.
 4) la reconstitution de patrouilles ouvrières renforcées; l'arrêt du désarmement de la classe ouvrière.
 5) même solde pour les officiers et les soldats.  Retour au front de toutes les forces armées envoyées de Valence. Offensive générale sur tous les fronts.
 6) le contrôle des prix et la distribution par des comités de travailleurs et de travailleuses.
 7) l'arrestation des provocateurs du 3 mai, Rodriguez Salas, Ayguade et autres.

Dans ce but, front unique de tous les travailleurs ! Organisons des comités d'ouvriers, de paysans et de combattants dans toutes les usines, casernes, et quartiers, à la campagne et au front ! "

Mais une nouvelle organisation ne gagne pas la direction des masses en un mois ou en un jour.  La route est longue et dure.  C'est cependant la seule voie.

Dès juillet, selon les déclarations officielles de la C.N.T., huit cents de ses membres avaient été emprisonnés dans la seule ville de Barcelone, et soixante avaient " disparu euphémisme pour camoufler leur assassinat.  La presse socialiste de gauche publia le nombre de ses militants les plus connus arrêtés et emprisonnés partout.

L'une des phases les plus répugnantes de la contre-révolution fut la persécution sans merci des révolutionnaires étrangers venus combattre en Espagne dans les rangs de la milice.

D'après un seul rapport fait le 24 juillet à la C.N.T., on décompta cent cinquante révolutionnaires étrangers à la prison de Valence, arrêtés sous l'inculpation " d'entrée illégale en Espagne ". On en expulsa des centaines du pays, et la C.N.T. câbla aux organisations ouvrières de Paris pour les appeler à empêcher que les exilés allemands, italiens ou polonais ne soient remis aux mains de leurs consulats.

Mais les étrangers arrêtés et expulsés ne connurent pas le pire des sorts.  Certains d'entre eux furent choisis pour compléter l'amalgame fait entre le P.O.U.M. et les fascistes.  Maurin était en danger de mort entre les mains des fascistes.  Nin, Andrade, Gorkin étaient trop connus des masses espagnoles.  Trop de milliers des meilleurs hommes du P.O.U.M. étaient au front.  Beaucoup trop de ses dirigeants étaient morts en combattant le fascisme : Germinal Vidal, secrétaire de la Jeunesse, à la prise des casernes de Atarasanas le 19 juillet ; son successeur Miguel Pedrola, commandant du front de Huesca ; Etchebehere, commandant à Siguenza, Cahué et Adriano Nathan, commandants sur le front de l'Ara-gon ; Jesus Blanco, commandant sur le front de Pozuelo... Parmi les figures militaires du P.O.U.M., on trouvait des hommes comme Rovira et José Alcantarilla, célèbres dans toute l'Espagne.  Quelques étrangers inconnus, oui combattaient dans les bataillons du P.O.U.M., accroîtraient ainsi la crédibilité de ces accusations fantastiques.

George Kopp, ancien officier belge, qui servait dans la division Lénine du P.O.U.M., revenait tout juste à Barcelone depuis Valence où il avait obtenu le grade de commandant le plus haut grade attribué aux étrangers – quand les staliniens l'arrêtèrent.  La machine stalinienne de propagande se mit alors en branle.  Robert Minor, dirigeant stalinien américain, annonça que la pénurie d'armes sur le front de l'Aragon – c'était la première fois que les staliniens admettaient cette accusation de la C.N.T. – s'expliquait maintenant : " Le général trotskyste Kopp avait transporté d'énormes cargaisons d'armes et de munitions à travers le no man's land vers les fascistes  "(Daily Worker, 31 août, 5 octobre).

Le choix de Kopp était cependant, pour la G.P.U., un coup un peu trop gros, comparable à la prétendre rencontre de Rome et de Trotsky à Paris, ou à l'histoire de la fuite de Piatakov en Norvège.  Car Georges Kopp, âgé de quarante-cinq ans, était un militant de longue date du mouvement révolutionnaire belge.  Quand la guerre d'Espagne avait éclaté, il était ingénieur en chef dans une grande entreprise en Belgique.  Il avait l'habitude de faire des expériences la nuit.  Il avait répandu le bruit qu'il essayait une nouvelle machine, qui perfectionnerait le processus de fabrication.  Ce qu'il fabriquait en réalité, c'était des ingrédients pour des millions de cartouches.  Les socialistes organisaient leur acheminement vers Barcelone.  Lorsque Kopp s'aperçut qu'on le soupçonnait, il quitta ses quatre enfants et se dirigea vers la frontière.  Le jour même de sa fuite, la police fit un raid dans son laboratoire.  Il fut condamné in absentia à quinze ans de travaux forcés par la justice belge : cinq pour avoir fabriqué des explosifs pour une puissance étrangère, cinq pour avoir quitté le pays sans autorisation alors qu'il était officier de réserve de l'armée belge, et cinq pour avoir rejoint une armée étrangère.  Deux fois blessé sur le front de l'Aragon, il gagna vite le grade de commandant [2].

Kopp ne put pas répondre aux calomnies des staliniens car ils l'avaient tué.  Il était en prison à Barcelone avec notre camarade américain Harry Milton.  Au milieu de la nuit, Kopp fut traîné dehors.  C'était en juillet, ce fut la dernière fois qu'on le vit.

Le 17 juillet, on relâcha un groupe de membres du P.O.U.M. de la prison de Valence.  Il est notoire que la plupart d'entre eux appartenaient à son aile la plus droitière, comme Luis Portela, qui éditait El Communista.  Jorge Arquer... Leur témoignage ultérieur est par conséquent extrêmement significatif.  Après avoir été relâchés, ils allèrent voir Zugaza Goitia, ministre de l'intérieur, qui leur dit que Nin avait été emmené de Barcelone vers l'une des prisons privées des staliniens à Madrid.  Là-dessus, Arquer demanda un sauf-conduit pour aller à la recherche de Nin.  Le ministre, un homme de Prieto, lui dit : " Je ne vous garantis rien; qui plus est, je ne vous recommande pas d'aller à Madrid, car, avec ou sans mon sauf-conduit, votre vie serait en danger.  Ces communistes ne me respectent pas et agissent comme bon leur semble.  Et il n'y aurait rien d'étonnant à ce que vous soyez arrêté et fusillé immédiatement par eux. " Cependant, publiquement, Zugaza Goitia prétendait toujours que Nin était dans une prison gouvernementale.  Le 19 juillet, toutefois, Montseny pour la C.N.T., dénonça publiquement l'assassinat de Nin.  Embarrassé par de nombreuses requêtes de l'étranger au sujet de prisonniers éminents desquels il ne pouvait répondre pour la simple raison que la plupart d'entre eux se trouvaient dans les " preventoriums " privés staliniens, le gouvernement arrangea leur transfert des prisons staliniennes de Madrid ou de Valence à la garde toute formelle du ministère de la Justice.  Nin n'était pas parmi eux.  Irujo déclara qu'il " manquait ". Enfui vers les lignes fascistes, disaient les staliniens.  Mais la vérité finit par être dévoilée.  Le 8 août, le New York Times rapporta que " près d'un mois auparavant, une bande d'hommes armés avaient " kidnappé " Nin dans une prison madrilène.  En dépit de tous les efforts pour étouffer l'affaire, tout le monde sait aujourd'hui qu'il fui trouvé mort dans la banlieue de Madrid, victime d'un meurtre. Ami personnel de Nin et de Andrade, le grand romancier italien Ignazio Silone avait essayé de les sauver., " Mais, prévint-il, les staliniens sont capables de tous les crimes, à moins que le prolétariat des autres pays ne reste vigilant. ;c " Alvarez de Vayo, ministre des Affaires étrangères dans le dernier cabinet Caballero, et agent notoire de Staline dans le groupe Caballero, eut l'impudence de raconter à la femme de Andrade que Nin avait été assassiné par ses propres camarades. (Il n'est que justice d'ajouter que Del Vayo a été exclu depuis par l'organisation socialiste de Madrid dirigée par Caballero.) Le premier ministre Prieto déchargea son âme de ce crime et autres en démettant le chef de la police Ortega... et en le remplaçant par le stalinien Moron.

Couvrir la répression des révolutionnaires par la calomnie n'est pas une trouvaille récente.  A Paris, quand l'insurrection de juin 48 fut noyée dans le sang, le démocrate de gauche Flaucon assura l'Assemblée nationale que les insurgés avaient été payés par les monarchistes et les gouvernements étrangers.  Quand les spartakistes furent fusillés, Ludendorff les accusa et aussi, à vrai dire, les sociaux-démocrates qui les fusillèrent d'être des agents de l'Angleterre.  Après les journées de juillet, lorsque la contre-révolution triompha à Petrograd, Lénine et Trotsky furent dénoncés comme des agents du Kaiser, Staline poursuit aujourd'hui l'extermination de la génération de 1917 en l'accusant de s'être vendue à la Gestapo.

Le, parallèle va plus loin.  Quand Kérensky hurlait que Lénine et Trotsky étaient des agents allemands, Tseretelli et Lieber, dans les soviets, se désolidarisaient de cette accusation quand on les interrogeait, se limitant à demander la mise hors la loi des bolcheviks, parce qu'ils préparaient l'insurrection.  Mais, profitant de l'accusation de Kérensky, les mencheviks n'allèrent pas crier sur les toits l'innocence des bolcheviks.

Il en fut de même en Espagne.  Les staliniens ne réussirent pas aussi bien que Kérensky.  L'accusation portée contre les dirigeants du P.O.U.M. ne faisait pas mention d'une collaboration avec Franco et la Gestapo.  Elle était fondée sur les journées de mai et d'autres actes subversifs et oppositionnels du même type.  Prieto et les autres collaborateurs des staliniens dirent à la délégation de l'I.L.P. qu'ils ne croyaient pas au lien établi par les staliniens entre le P.O.U.M. et les fascistes.  Tout simplement ",, ils ne prirent pas la défense du P.O.U.M. Non seulement Companys ne démentit pas ces accusations, mais il rendit le fait public.  Il s'établissait ainsi une division du travail – Si vous ne croyez pas aux calomnies, alors vous devez croire que le P.O.U.M. organisait une insurrection, c'est-à-dire qu'ils étaient soit des contre-révolutionnaires, soit des révolutionnaires, comme vous préférez.  Une division du travail plus étroite existait entre d'une part la presse stalinienne mondiale qui répétait les calomnies sur les " trotskystes fascistes " et d'autre part la propagande anti-P.O.U.M.-C.N.T. de Louis Fisher, Ralph Bates, Ernest Hemingway, Herbert Matthews, etc., qui ne faisaient " que " répéter des mythes comme celui des milices du P.O.U.M. jouant au football avec les fascistes dans le no man's land.

Dès la fin juin, l'autonomie catalane, pourtant garantie par son statut, était complètement supprimée.  Les autorités se méfiaient de quiconque avait des liens avec les masses catalanes, si ténus fussent-ils.  A l'exception du secteur le plus réactionnaire, la vieille garde civile, toute la police de Catalogne fut transférée dans d'autres parties du pays.  Même les pompiers furent transférés à Madrid.  Les défilés étaient interdits, et les meetings syndicaux ne pouvaient se tenir qu'avec l'autorisation du délégué de l'Ordre public, après un préavis de trois jours – comme sous la monarchie !

Les patrouilles ouvrières avaient été éliminées, leurs membres les plus actifs emprisonnés, et leurs chefs avaient " disparu "

Ayant accompli tout cela grâce à l'écran fourni par les ministres de la C.N.T. qui siégeaient toujours à la Generalidad, le bloc bourgeois stalinien pouvait maintenant se passer de leurs services.

Le 7 juin, un bulletin de la F.A.I. publiait un communiqué des staliniens qu'elle avait intercepté et qui disait :

"  Notre parti demandera la présidence, sur la base de la composition provisoire du gouvernement.  Le nouveau gouvernement aura les mêmes caractéristiques que celui de Valence; un gouvernement fort de Front populaire, dont la tâche principale sera de calmer les esprits et d'exiger le châtiment des auteurs du dernier mouvement contre-révolutionnaire. On offrira des postes aux anarchistes dans ce gouvernement, mais de telle sorte qu'ils soient obligés de refuser la collaboration, et nous pourrons de cette façon nous présenter au public comme les seuls qui souhaitent collaborer avec toutes les parties. "

Les anarchistes défièrent le P.S.U.C. de nier l'authenticité de ce document, mais nul ne releva le défi.

La crise ministérielle surgit fin juin.  La C.N.T. céda à toutes les exigences, et l'on forma le nouveau ministère.  Le 29 juin, la publication de la liste ministérielle révéla cependant à la C.N.T. que l'on avait ajouté, à son insu, un ministère sans portefeuille, attribué à un " indépendant ", le Dr Pedro Gimpera, réactionnaire et classeur d'anarchistes notoire.  Companys refusa suavement de le retirer.  La C.N.T. finalement se retira, laissant le gouvernement aux staliniens et à la bourgeoisie.

La seule différence entre le schéma du bulletin publié par la F.A.I. et le cours réel de la crise ministérielle, c'était que les staliniens n'avaient pas exigé la présidence.  Mais six semaines après, sans que rien ne l'ait laissé prévoir, les staliniens s'attaquèrent au président Companys.

En novembre 1936, quand le service de renseignements de la C.N.T. s'était emparé de Reberter, chef de la police, et l'avait jugé et fusillé pour avoir organisé un " coup d'Etat " (en français dans le texte), l'enquête avait impliqué Casanovas, président du parlement catalan.  Mais les staliniens avaient aidé Companys à persuader la C.N.T. de laisser Casanovas quitter le pays, et celui-ci s'était enfui à Paris.  Il était revenu à Barcelone en toute impunité après les journées de mai.  Il avait passé les trois derniers mois à se réintroduire paisiblement dans la vie politique.  Pendant ces neuf mois, les staliniens n'avaient pas prononcé un mot de condamnation à son égard (Staline a utilisé systématiquement cette méthode en Russie : un bureaucrate est impliqué dans un crime ; on le laisse aller, car savoir son crime découvert ne le rendra que plus servile, et puis – quelques années plus tard – Staline a besoin d'un bouc émissaire et le malheureux est cloué au pilori).  Le 18 août, la session du parlement catalan s'ouvrit.  Sans un mot pour prévenir leurs alliés – ce point aurait pu de toute évidence être réglé à huis clos – la délégation du P.S.U.C. dénonça publiquement Casanovas comme traître.  L'Esquerra dupée était mise en position de devoir refuser l'offre de démission de Casanovas.  Munis de cet excellent petit fouet, les staliniens commencèrent à mener l'Esquerra à leur guise, pour finir par annoncer la démission prochaine de Companys de la présidence, après qu'ils eurent boycotté la session du 1er octobre du parlement catalan.

Pourquoi les staliniens avaient-ils rompu avec Companys?  Il avait tellement fait leurs quatre volontés ! Pourquoi le poussait-on donc à s'en aller [3]

Il n'avait commis qu'une seule rupture impardonnable avec les staliniens.  Companys avait déclaré publiquement qu'il n'avait rien su des plans de mise hors la loi du P.O.U.M.; il avait protesté contre le transfert des prisonniers de Barcelone.  Il avait envoyé Jaine Miravittles, le chef du bureau de presse catalan à Madrid, voir Ortega, le chef stalinien de la police, au sujet de Nin.  Lorsque Ortega lui avait montré les 4 preuves accablantes " – un document " trouvé D dans un centre fasciste, reliant un " N " à un réseau d'espionnage, Miravittles – à ce qu'il rapporte – avait éclaté de rire, et déclaré que le document était si ostensiblement un faux que nul ne pourrait rêver qu'il soit sérieux.  Companys avait alors écrit au gouvernement de Valence que l'opinion publique catalane ne pouvait croire que Nin fut un espion fasciste.

Cela ne signifie pas que Companys était prêt à se battre pour les prisonniers du P.O.U.M. Ayant sauvé sa conscience et marqué le coup en cas de futur retournement – il redevint silencieux.  Que ce silence ne l'ait pas empêché d'être attaqué indiquait que les staliniens ne pouvaient pardonner à aucun allié de dévoiler leurs coups montés : tant il est vrai que la machination est la pierre d'angle du stalinisme aujourd'hui.

Mais la rupture avec l'Esquerra comportait une raison plus profonde.  L'incident Nin montrait simplement que Companys n'était pas assez endurci pour les projets futurs des staliniens.  C'était après tout un nationaliste qui voulait le retour à l'autonomie catalane.  Et pour le stalinisme, l'Espagne et la Catalogne n'étaient que des pions qu'ils étaient prêts à sacrifier, dont ils feraient tout ce que l'impérialisme anglo-francais leur dicterait, en échange d'une alliance avec Staline dans la guerre à venir.  C'est pourquoi il fallait faire une sélection, même entre les socialistes de Pricto et les républicains d'Azaña : seuls les plus déchus, les plus corrompus, les plus cyniques pouvaient tenir aux orages futurs organisés par les staliniens, et continuer à collaborer avec eux.

La contre-révolution économique contre les collectivités gagna du terrain en Catalogne.  Il est tout à l'honneur des sections locales du mouvement libertaire d'être restées sur leurs terres.  Par exemple le puissant mouvement anarchiste de Bajo Llobregat (cœur des luttes armées contre la monarchie et la république) déclara dans son hebdomadaire Idéas du 20 mai :

" Travailleurs, voici ce que nous devons faire ! Vous avez la possibilité d'être libres.  Pour la première fois de notre histoire sociale, les armes sont entre nos mains ; ne les lâchez pas ! Travailleurs et paysans ! Quand vous entendez le gouvernement ou n'importe qui d'autre vous dire que les armes devraient être sur le front, répondez-leur que c'est certainement vrai, que les milliers de fusils, de mitrailleuses, de mortiers, etc., que l'on conserve dans les casernes, à l'usage des carabiniers, des gardes civils et d'assaut devraient être envoyés au front, parce que nul ne peut mieux que vous défendre vos champs et vos usines.
Souvenez-vous toujours que le front doit être vite pourvu d'avions, de canons et de tanks pour écraser le fascisme [...] Que ce que veulent les politiciens, c'est désarmer les ouvriers, les avoir à leur merci, et leur arracher ce qui a coûté tant de sang et de vies prolétariens.  Ne laissez personne désarmer personne; ne laissez aucun village permettre qu'un autre soit désarmé; désarmons ceux qui veulent nous prendre les armes.  Tel devrait être, doit être, le mot d'ordre révolutionnaire de l'heure. "

 Le fossé entre la pusillanimité des organes centraux de la C.N.T. et l'esprit combattant des journaux locaux, proches des masses, était aussi large que celui qui sépare les pires des lâches des travailleurs révolutionnaires.

Mais des dizaines de milliers de gardes d'assaut, concentrés derrière les lignes, détruisaient systématiquement les collectivités.  Faute d'une direction centralisée, les villages étaient pris les uns après les autres.  Libertad, l'un des journaux anarchistes illégaux de Barcelone (incidemment, il présentait ses respects méprisants à Solidaridad Obrera, qui avait dénoncé les journaux illégaux), décrivait dans son numéro du 1er  août la situation dans les campagnes :

" Il est inutile que la censure, aux mains d'un seul parti, interdise qu'il soit fait mention des milliers de coups infligés aux organisations ouvrières et aux collectivités paysannes. C'est en vain qu'elle interdit que l'on prononce ce mot terrible " contre-révolution ". Les masses travailleuses savent parfaitement que la chose existe, que la contre-révolution progresse sous la protection du gouvernement et que les monstres de la réaction, les fascistes déguisés, les anciens " caciques ", redressent à nouveau la tête.  Et comment ne le sauraient-elles pas, puisqu'il n'est pas de village en Catalogne qui n'ait reçu les expéditions punitives des gardes d'assaut, où ils n'aient pas attaqué les ouvriers de la C.N.T., détruisant leurs organisations de branche, ou, pire, ces produits prodigieux de la révolution, les collectivités paysannes, afin de rendre la terre à ses anciens propriétaires, dont la plupart sont toujours reconnus comme fascistes, ex " caciques " de l'époque noire de Gil Robles, Lerroux ou Primo de Rivera ? Les paysans ont pris les biens des patrons – qui légalement ne leur appartenaient pas – pour les mettre au service du travail collectif, en autorisant les anciens patrons à retrouver, s'ils le désiraient, leur dignité dans le travail. Les paysans croyaient qu'une si noble tâche était garantie par sa propre efficacité, si le fascisme ne triomphait pas et il ne pouvait pas triompher.  Ils ne pouvaient guère soupçonner qu'au cœur de la guerre contre le terrible ennemi, sous un gouvernement d'hommes de gauche, les forces publiques (police) viendraient détruire ce qu'ils avaient créé au milieu de tant de fatigue et d'enthousiasme. Pour qu'une chose aussi inconcevable arrive, il a fallu que les prétendus communistes viennent au pouvoir, par de sales combines.  Et les travailleurs, toujours prêts aux plus grands sacrifices pour défaire le fascisme, n'arrivaient pas à comprendre que l'on puisse les attaquer par-derrière, qu'on les ait humiliés et trahis, alors qu'il y avait tant à faire encore pour battre l'ennemi commun [... ]
" La technique de la répression est toujours la même.  Des camions de gardes d'assaut qui pénètrent en conquérants dans les villages, des mises en fiche sinistres dans les organisations de branche de la C.N.T., l'annulation des conseils municipaux où la C.N.T. était représentée, des recherches et des arrestations écrasantes; la saisie des vivres des collectivités; le retour de la terre à ses anciens propriétaires. "

Cette description simple et émouvante était suivie d'une longue liste de villages, avec les dates auxquelles ils furent attaqués, les noms de ceux qui furent emprisonnés ou tués, et, dans les mois suivants, la liste ne fit que s'allonger.

Les bases juridiques des installations collectivisées reposaient, dans l'industrie et le commerce, sur le fondement incertain du décret de collectivisation du 24 octobre 1936.  Mais la Generalidad avait aboli ce décret immédiatement après les journées de mai.  On prit prétexte de l'effort de la C.N.T. pour libérer les usines de l'étranglement des fonctionnaires des douanes, qui délivraient des certificats de propriété sans lesquels les marchandises exportées étaient séquestrées dès leur arrivée à l'étranger, à la demande de leurs anciens propriétaires émigrés.  Le Conseil de l'économie (du ministère de l'industrie), dirigé par les anarchistes, adopta le 15 mai une proposition de décret selon lequel les entreprises collectivisées seraient enregistrées en tant que propriétaires officiels sur le Registre du commerce.  Mais la majorité bourgeoise-stalinienne de la Generalidad rejeta cette proposition en se fondant sur le fait que le décret de collectivisation du 24 octobre " avait été dicté sans compétence par la Generalidad " parce qu' " il n'y avait pas, et il n'y a toujours pas, de législation de l'Etat (espagnol) à appliquer ", et que " l'article 44 de la Constitution (espagnole) déclare que les expropriations et les nationalisations sont des fonctions de l'Etat (espagnol) ", c'est-à-dire que le statut d'autonomie de la Catalogne avait été outrepassé.  La Generalidad devrait maintenant attendre les ordres de Valence.  Mais Companys avait signé le décret d'octobre ! C'était pendant la révolution...

L'agence principale de la contre-révolution économique était le G.E.P.C.I. (Corporations et syndicats de petits commerçants et industriels), organisation d'hommes d'affaires établis depuis longtemps, incorporée dans la section catalane de l'U.G.T. par les staliniens, mais rejetée par l'U.G.T. à l'échelon national.  La carte du syndicat en poche, ces hommes faisaient en toute impunité ce qu'ils n'auraient jamais osé faire avant le 19 juillet contre les travailleurs organisés.  Beaucoup d'entre eux n'étaient pas de petits patrons, mais de grands chefs d'entreprise.  On leur accordait préférentiellement des crédits financiers, des matières premières, des services d'exportation, etc., au détriment des usines collectivisées.  Un petit détail allait détruire le mythe stalinien selon lequel il s'agissait de petits commerçants ou artisans.  En juin 1937, les travailleurs du vêtement de l'U.G.T. élaborèrent un projet de hiérarchie des salaires identique à celui des usines de vêtements collectivisées et voulurent négocier avec les entreprises de vêtements capitalistes.  Les employeurs rejetèrent leurs revendications.  Mais qui étaient ces derniers ? Tous, sans exception, des membres du G.E.P.C.I., c'est-à-dire des membres de l'U.G.T. de Catalogne, comme les employés auxquels ils refusaient des augmentations de salaire! (Solidaridad obrera, du 10 juin).  Le plus réactionnaire des bureaucrates syndicaux, comme Bill Green ou Ernest Bevin, aurait-il proposé que patrons et ouvriers appartiennent au même syndicat ? Non, seuls les staliniens pouvaient franchir cet énorme pas en arrière, singeant l'Italie fasciste ou l'Allemagne nazie.

En juin, sous le mot d'ordre de " municipalisation ", le P.S.U.C. lança une campagne pour arracher les transports, le gaz, l'électricité et d'autres secteurs clefs de l'industrie au contrôle ouvrier.  Le 3 juin, la délégation du P.S.U.C. proposait formellement au Conseil municipal de Barcelone de " municipaliser " les services publics.  Naturellement, les conseillers de la C.N.T. seraient chassés le lendemain, et les staliniens auraient entre leurs mains les services publics pour la prochaine étape : le retour à leurs anciens propriétaires.  Mais cette fois, ils n'affrontaient pas seulement les dirigeants de la C.N.T. qui temporisaient, en disant que la " municipalisation " était prématurée en ce domaine, qu'il fallait commencer par le logement, mais la riposte massive des travailleurs concernés.  Le Syndicat des travailleurs des transports placarda sur tous les immeubles de la ville d'immenses affiches :

"  Les conquêtes révolutionnaires appartiennent aux travailleurs.  Les collectivités ouvrières sont le fruit de ces conquêtes [ ... ] Nous devons les défendre [... ] Municipaliser les services publics urbains oui, mais seulement quand les municipalités appartiendront aux travailleurs, et non aux politiciens.  "

Les affiches démontraient que, depuis que le contrôle ouvrier existait, il y avait eu une hausse de 30 % des avantages accordés aux entreprises, une baisse des prix, une augmentation de l'emploi, d'importantes donations aux collectivités agricoles, des subventions pour les travailleurs des ports, la sécurité sociale pour les familles de travailleurs décédés ou blessés, etc.  Pour l'instant, la progression des staliniens était stoppée sur ce terrain.

Mais les staliniens ne renoncèrent pas à leur projet de détruire le contrôle ouvrier sur les usines.  La Generalidad catalane fixa au 15 septembre la date limite pour prouver la légalité de la collectivisation des usines.  Puisque la majeure partie de la collectivisation avait été faite du jour au lendemain pour accélérer la guerre civile contre le fascisme, peu d'entreprises avaient accompli une quelconque procédure juridique.  En vérité, quelles étaient les formalités d'expropriation ?  Nous avons traité du décret originel du 24 octobre 1936 dans le chapitre sur le premier cabinet de la Generalidad.  Il avait été élaboré très précisément dans le but de fournir des coins à enfoncer dans l'avenir.  Et maintenant, la Generalidad l'avait dénoncé ! Elle pourrait désormais examiner la légalité de la révolution sociale à loisir et selon sa volonté, et y trouver sans aucun doute des tas d'imperfections.  Quelle affaire absurde mais tragique !

Les staliniens avaient établi leur emprise d'abord dans l'industrie alimentaire. ses réseaux de distribution, marchés, etc., en détenant depuis décembre le ministère de l'Approvisionnement de la Generalidad.  A cette date, ils avaient promptement dissous les comités ouvriers à l'approvisionnement qui approvisionnaient alors les villes à des prix contrôlés.  Malgré la temporisation de la presse de la C.N.T. et l'écran de la censure, les rapports reflétaient ce qui était en train de se passer

"  Les collectivités, les entreprises socialisées et les coopératives, qui comprennent des membres de l'U.G.T. comme de la C.N.T., sont devenues la cible de ceux qui se sont cachés en désertant le 19 juillet [ ] Les laitiers des deux syndicats sont arrêtés à droite et à gauche.  Les vaches et les laiteries, organisées légalement en coopératives, sont confisquées, bien que le statut ait été approuvé officiellement par la Generalidad il y a plusieurs mois.  Ces vaches et ces laiteries sont rendues à leurs anciens propriétaires [ ] La même chose se produit bien qu'à une moindre échelle, dans l'industrie du pain [ ] Nos marchés, le marché central du poisson, etc., souffrent aussi de ces attaques vicieuses de l'ancienne bourgeoisie, bien qu'ils aient été collectivisés légalement.  Elles sont encouragées par les campagnes empoisonnées dirigées quotidiennement dans la presse du parti qui s'est fait le champion de la défense du G.E.P.C.I. Il ne s'agit plus simplement d'une offensive contre les collectivités C.N.T., mais contre toutes les conquêtes révolutionnaires de l'U.G.T.-C.N.T. [ ].
" Levons le poing contre les fascistes et les contre-révolutionnaires qui se cachent derrière une carte syndicale !
"(Solidaridad obrera", 29 juin.)
Le ministère de l'Approvisionnement est-il au service du peuple, ou s'est-il transformé en grand commerçant ? demandait la presse de la C.N.T. Les articles de base de la nourriture sont : le riz, les haricots, le sucre, le lait, etc.  Pourquoi ne sont-ils pas inclus dans ce que le Comité de distribution, formé récemment par l'U.G.T.-C.N.T., répartit également entre les magasins de Barcelone, sans tenir compte de l'organisation à laquelle ils appartiennent.

Au lieu de cela, ces articles restent sans contrôle, à la merci du G.E.P.C.I. Répondant à l'amertume des masses, la Noche du 26 juin titrait : " La peine de mort pour les voleurs ! Abus scandaleux des marchands aux dépens du peuple. " Et, après avoir montré d'après les statistiques officielles la hausse précipitée des prix entre juin 1936 et février 1937, elle disait :

" Cela n'aurait pas été si mauvais si les prix étaient restés à ce niveau ! On peut parler aux ménagères de la hausse du coût de la vie depuis février.  Elle atteint des sommets exorbitants [... ] Il nous faut créer une forme quelconque de protection des intérêts du peuple contre l'égoïsme des marchands qui opèrent impunément. "

Oui, c'était bien au niveau de l'approvisionnement que les staliniens avaient établi leur emprise la plus totale.  Résultat la famine, oui une véritable famine écrasait la Catalogne.  L'amertume des masses se lisait dans Solidaridad obrera du 19 septembre :

" Les mères ouvrières dont les fils sont au front souffrent stoïquement ici de la faim, avec leurs petits enfants innocents [... ] Nous disons que ces sacrifices devraient être supportés par tous, et qu'il est inconcevable qu'il existe de fait des endroits où, en y mettant un prix inaccessible à n'importe quel travailleur, on puisse trouver de tout.  Les restaurants de luxe sont une véritable provocation et devraient disparaître, comme devraient disparaître tous les privilèges dans quelque secteur que ce soit.  L'inégalité flagrante, les privilèges sont, dans une telle situation, un terrible dissolvant de la cohésion des masses.  On doit les éliminer à tout prix [ ... ] Protégée [ ... ] une caste répugnante de spéculateurs et de profiteurs est entrée en action et trafique avec la faim du peuple.
 Nous répétons que notre peuple ne craint pas les sacrifices, mais ne tolère pas d'inégalités monstrueuses Respectons le prolétariat qui lutte et souffre ! "

 Non, les masses ne craignent pas les sacrifices.  Les travailleurs de Petrograd ont souffert des privations les plus extrêmes – il n'y avait même pas d'eau courante dans la ville pendant la guerre civile.  Mais tout le monde partageait étalement ce qu'il y avait.  Ce ne sont pas les affres nues de la faim qui tordent le visage des travailleurs de Barcelone, de leurs femmes et de leurs enfants.  C'est que, tandis qu'ils ont faim, la bourgeoisie s'empiffre – et en pleine guerre civile contre le fascisme ! Mais c'est la conséquence inévitable de la perpétuation de la " démocratie " bourgeoise.

A ceux qui ont été impressionnés par le " bon sens " stalinien, consistant à combattre modestement pour la démocratie, nous disons : Commencez-vous à comprendre ce que cela signifie concrètement pour le peuple espagnol ?

 


Notes

[1] Juan Andrade avait justifié l'absurdité de " fronts révolutionnaires " par l'argument suivant : " Les travailleurs désillusionnés, tournant le dos aux tendances démocratiques des socialistes et des communistes, tendent à rejoindre une organisation puissante comme la C.N.T.-F.A.I., qui soutient des positions radicales, même si elles ne se traduisent pas dans les faits, plutôt qu'un parti minoritaire empêtré dans des difficultés matérielles.  Les travailleurs qui appartiennent déjà à la C.N.T., ne voient pas la nécessité de la quitter pour un parti iiiarxiste-révolutionnaire, parce qu'en confrontant les positions superficiellement révolutionnaires de la C.N.T.-F.A.I. à celles, simplement démocratiques, des socialistes et des staliniens, ils croient que la tactique de leur organisation garantit toujours un développement continu de la révolution vers la construction d'une économie socialiste.  En ce sens, tous ceux qui soutiennent une conception strictement sectaire et schéinatique de la manière dont une minorité pourvue d'une ligne politique correcte peut devenir rapidement une force décisive, peuvent tirer des événements d'Espagne une leçon intéressante ,[... ] Les difficultés que l'on rencontre dans le développement rapide d'un grand parti de masse capable d'assumer la direction effective de la lutte peuvent être largement résolues par l'établissement d'un front révolutionnaire entre ces deux organisations. " En d'autres termes, il est impossible de construire le parti de la révolution.  Le front révolutionnaire est un substitut.  Mais le principal obstacle à la construction du parti révolutionnaire, outre le propre programme erroné du P.O.U.M., c'était que la radicalisation superficielle de la C.N.T. n'était pas systématiquement critiquée par le P.O.U.M. devant les masses.  Le P.O.U.M. s'était ainsi interdit lui-même toute possibilité de croissance, et il utilisait sa faillite pour justifier sa persévérance dans la même voie.

[2] Le New Leader britannique du 13 août 1937 publia deux articles détaillés à la mémoire de Kopp.

[3] La rapidité avec laquelle les fascistes brisèrent le front de l'Aragon rompit les plans des staliniens, et Companys ne fut pas démis.


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