1938

Révolution et contre-révolution en Espagne, de Felix Morrow, reste la meilleure analyse marxiste de la révolution espagnole de 1936-1937 et de son issue tragique.
E. Mandel (1977)


Révolution et contre-révolution
en Espagne (1936-1938)

Felix  Morrow

ch. XI – Le limogeage de Largo Caballero


La défaite du prolétariat catalan marqua une nouvelle étape dans le progrès de la contre-révolution.  Jusqu'alors, elle s'était, développée sous le couvert de la collaboration avec les dirigeants de la C.N.T. et de l'U.G.T., et même, de septembre à décembre dans la Generalidad, avec ceux du P.O.U.M. En cela, les centristes [1] avaient masqué le gouffre qui existait entre le programme ouvertement bourgeois du bloc bourgeois-stalinien et les aspirations révolutionnaires des masses.  L'heure était maintenant venue pour le bloc bourgeois-stalinien de se débarrasser des centristes.

Ce processus est courant dans l'histoire récente.  Quand les coups portés à la gauche ont suffisamment renforcé la droite, celle-ci peut alors se retourner contre les centristes, dont les services lui avaient été jusque-là indispensables pour écraser la gauche.  La conséquence de l'écrasement des ouvriers révolutionnaires, c'est un gouvernement beaucoup plus réactionnaire que celui qui les a liquidés.  Tel fut le résultat de la répression sanglante des spartakistes par Noske et Scheideman en 191.9. Telles furent les suites de la " stabilisation " de l'Autriche par Renner et Bauer.  C'était maintenant aux centristes espagnols de payer la note pour s'être faits les complices de l'écrasement du prolétariat catalan.

Le premier point du décret présenté par les staliniens au cabinet de Valence fut la liquidation complète du P.O.U.M. Pourquoi le P.O.U.M.? Comme tous les renégats, les staliniens comprennent mieux la dynamique du processus révolutionnaire que leurs alliés qui ont toujours été réformistes. En dépit de sa politique oscillante, le P.O.U.M. comptait dans ses rangs de nombreux révolutionnaires qui combattaient pour les intérêts du prolétariat.  Même les dirigeants du P.O.U.M., s'ils n'étaient pas prêts pour la révolution, auraient été amenés à résister à la contre-révolution ouverte.  Staline a compris que même ceux qui ont capitulé, les Zinoniev et Kamenev, seront dangereux le jour où les masses se rebelleront.  La formule de Staline est la suivante – balayer tout foyer possible, toute figure éminente auxquels les masses puissent se rallier.  Cette formule sanglante, déjà mise à exécution lors des procès d'août et de janvier à Moscou, était maintenant appliquée à l'Espagne et au P.O.U.M.

Les socialistes de gauche s'effarouchèrent.  L'un de leurs journaux, Adelante, de Valence, disait dans son éditorial du 11 mai :

" Si le gouvernement Caballero devait appliquer les mesures de répression auxquelles la section espagnole du Komintern tente de l'inciter, il se rapprocherait d'un gouvernement type Gil Robles ou Lerroux.  Cela détruirait l'unité de la classe ouvrière, et nous exposerait ait danger de perdre la guerre et de briser la révolution [... ] Un gouvernement composé dans sa majorité de membres du mouvement ouvrier ne peut pas utiliser les méthodes réservées aux gouvernement réactionnaires de type fasciste. "

Le cabinet se réunit le 15 mai, et Uribe, le ministre stalinien de l'Agriculture, posa brutalement la question à Caballero : était-il prêt à accepter la dissolution du P.O.U.M., la confiscation de ses stations de radio, de sa presse, de ses locaux, de ses biens, etc., et l'emprisonnement de son comité central et des comités locaux qui avaient soutenu le soulèvement de Barcelone ? Federica Montseny se réveilla suffisamment en cette occasion pour présenter un dossier qui prouvait qu'un plan avait été préparé en Espagne et à l'étranger pour étrangler la guerre et la révolution.  Elle accusa Lluhi y Vallesca, Gassol (Esqtierra), et Comorera (P.S.U.C.) d'avoir participé, avec un représentant basque, à une réunion à Bruxelles où il fut convenu d'éliminer les organisations révolutionnaires (P.O.U.M. et C.N.T.-F.A.T.) de manière à se préparer à mettre un terme à la guerre civile par l'intervention de " puissances amies > (France et Angleterre).

Caballero déclara qu'il ne pouvait pas présider à la répression d'autres groupes révolutionnaires, et qu'il fallait en finir avec la fausse théorie qui voulait qu'il y ait eu en Catalogne un mouvement contre le gouvernement, et de surcroît contre-révolutionnaire [2].

Comme les staliniens continuaient à faire pression pour imposer leurs exigences, Montseny fit apporter un paquet contenant des centaines d'écharpes ornées de l'écusson de la monarchie.  Des milliers de ces écharpes avaient été trouvées entre les mains de provocateurs du P.S.U.C. et de membres de l'Estat Catala, qui devaient les déposer dans les locaux du P.O.U.M. et de la C.N.T. Les deux ministres staliniens quittèrent la réunion, la crise ministérielle avait commencé.

Caballero se tourna vers ceux qui restaient.  Il voulait qu'ils définissent leurs positions.  Les ministres bourgeois et ceux du groupe de Prieto se solidarisèrent avec les staliniens et sortirent.  Ainsi s'acheva la dernière réunion du cabinet Caballero.

La mise hors la loi du P.O.U.M. était la première exigence de la contre-révolution, mais les staliniens la firent suivre d'autres revendications de fond, dont Caballero et les socialistes de gauche refusèrent de prendre la responsabilité.

Les frictions entre staliniens et socialistes de gauche s'étaient en effet accentuées depuis quelques mois.  Une campagne insidieuse contre Caballero lui-même, avait été engagée dans la presse stalinienne depuis mars, où le flot de télégrammes adulateurs adressés au " dirigeant du peuple espagnol ", par les " travailleurs de Magnitogorsk " fut fermé comme un robinet. La campagne stalinienne avait fait l'objet de commentaires dans les organes de la C.N.T. et du P.O.U.M., et de polémiques vindicatives dans la presse socialiste de gauche.  Les anarchistes bafoués virent dans la campagne des staliniens la marque du péché originel de la politique : tel était la manière dont les partis politiques agissaient les uns envers les autres.  Le P.O.U.M. pensa marquer des points parmi les ouvriers socialistes en accusant les staliniens de s'efforcer d'absorber les socialistes.  Juan Andrade, porte-parole du P.O.U.M., fut plus clairvoyant quand il constata que Caballero résistait aux dernières implications des directives franco-anglaises.  Mais la ligne principale du P.O.U.M., qui était de crier à " l'absorption: ",, fit perdre à celui-ci une occasion d'exploiter les conflits réels qui existaient entre Caballero et le bloc bourgeois-stalinien. Car il existait bien de réels conflits.  Pas aussi fondamentaux, certes, que le conflit entre réforme et révolution, mais assez fortement importants cependant pour qu'une politique révolutionnaire intrépide puisse créer une fissure entre la masse des partisans des staliniens et ceux de Caballero, et faire prendre conscience aux travailleurs de l'U.G.T. de la signification du cours suivi par ce dernier depuis huit mois.

Les ponctions staliniennes dans les rangs des partisans de Caballero étaient un fait.  C'est un phénomène assez courant dans le mouvement ouvrier que, lorsque deux organisations suivent la même politique, celle dont l'appareil est le plus fort finisse par absorber l'autre.  En soutenant des vues identiques à celles des staliniens sur le Front Populaire, en voulant gagner la guerre avant de faire la révolution, en se conciliant l'opinion étrangère, en construisant une armée régulière bourgeoise, Caballero avait cessé de différer du stalinisme aux yeux des masses.  L'extraordinaire renforcement de l'appareil stalinien national par les fonctionnaires et les fonds du Komintern – les Brigades internationales arrivaient avec des centaines de ces fonctionnaires qui leur étaient attachés – mettait les staliniens en position de recruter aux dépens de Caballero.

C'était tout particulièrement vrai dans la jeunesse.  La Jeunesse socialiste avait été le meilleur soutien de Caballero, mais elle était sortie perdante de sa fusion avec la jeunesse stalinienne, bien que celle-ci n'ait pas compté un dixième des membres de la première.  Les méthodes staliniennes habituelles de corruption – voyages à Moscou, relations d'adulation avec les organisations de jeunesse russe et française, offres de postes dans le comité central du parti, etc., avaient porté leurs fruits.  Peu après la fusion, la direction de la Jeunesse socialiste était entrée au Parti communiste, et l'organisation de jeunesse "  unifiée " tomba sous un contrôle rigoureusement stalinien.  Les branches dissidentes furent réorganisées, et l'aile gauche expulsée comme " trotskyste ". Caballero, qui s'était lui-même fait complice de la méthode bureaucratique de fusion, sans convocation d'un congrès de la Jeunesse socialiste sur la question, était mal placé pour protester contre ce résultat.  Sous le mot d'ordre " unification de la jeune génération tout entière ", la direction stalinienne se renforça en recrutant sans discrimination tous ceux qu'elle pouvait persuader de prendre une carte.  Santiago Carrillo, au plenum du Comité central du Parti communiste, plaida sans aucune honte pour le recrutement de " sympathisants fascistes " dans la jeunesse.  En s'appuyant sur des éléments arriérés, incluant de nombreux catholiques, les staliniens furent capables de museler pour un temps les milliers de militants de l'aile gauche qui se trouvaient encore dans l'organisation de jeunesse.

Les pertes de Caballero au profit des staliniens ne le conduisirent pourtant pas à rompre avec eux.  L'absorption de ses partisans ne fit qu'augmenter son isolement et le pousser à de nouvelles concessions.

C'est seulement lorsque Caballero découvrit que les ponctions staliniennes étaient moins sérieuses qu'il ne l'avait supposé, et qu'il allait plus vraisemblablement perdre ses partisans au profit de la gauche, qu'il entra sérieusement en conflit avec les staliniens.  Les deux plus grosses sections de la Jeunesse socialiste, les organisations des Asturies et de Valence, dénoncèrent la direction stalinienne centrale et refusèrent de siéger au Comité central " unifié ". Lors de la réunion des délégués de l'U.G.T. à Madrid, la liste de Caballero remporta les huit sièges alloués à l'organisation au conseil municipal, contre la liste stalinienne.  Au congrès de l'U.G.T. des Asturies, le groupe Caballero obtint 8 700 voix contre 12 000 pour les staliniens.  Ces indices, peu avant la crise gouvernementale, montraient que Caballero pouvait avoir la majorité dans l'U.G.T., et que dans la période à venir, il devrait plutôt satisfaire ses partisans que les staliniens.

Surtout, il y avait un pas que Caballero ne pouvait prendre la responsabilité de franchir : les dernières manœuvres de liquidation du contrôle ouvrier dans les usines.  Quoi qu'il puisse encore arriver, les masses de l'U.G.T. étaient fermement décidées ; elles n'abandonneraient jamais les usines.  Le journal de l'U.G.T. de Madrid répétait : " La fin de la guerre doit être aussi celle du capitalisme. "

"  Il a suffi que le peuple prenne les armes dates la lutte pour l'indépendance nationale pour que les exploiteurs cessent d'être les maîtres de l'ensemble des moyens de production.  Des grands établissements financiers aux plus petites boutiques, tout est, en fait, entre les mains et sous la direction de la classe ouvrière [... ] Quels vestiges reste-t-il de l'ancien système économique ? la révolution a éliminé tous les privilèges de la bourgeoisie et de l'aristocratie. "

(Claridad, 12 mai 1937.)

De fait, Claridad parsemait continuellement ses pages de citations de Lénine [3].  Il n'est guère besoin d'exemples pour montrer que ces citations servaient assez souvent de commentaires condamnant les conceptions politiques de Caballero.  Alors qu'il renforçait et reconstruisait l'appareil d'Etat bourgeois, qui tenterait inévitablement d'arracher les usines aux ouvriers, on voyait apparaître des citations de l'Etat et la révolution.  Mais, à moins d'être prêt à perdre le soutien des masses de l'U.G.T., Caballero ne pouvait pas participer lui-même à la reprise des usines aux ouvriers.  Il était juste assez politicien " ouvrier " pour reconnaître que l'Etat qu'il avait lui-même reconstruit était étranger aux travailleurs, et que le mot d'ordre bourgeois stalinien –"  contrôle de l'Etat sur les usines " signifiait l'écrasement du pouvoir des comités.

Nous pouvons résumer ainsi les divergences fondamentales qui existaient entre Caballero, c'est-à-dire la bureaucratie de l'U.G.T., et le bloc bourgeois stalinien, Caballero voulait une république démocratique bourgeoise (avec une certaine forme de contrôle ouvrier sur la production coexistant avec la propriété privée) victorieuse sur Franco ; le bloc bourgeois-stalinien était lui prêt à accepter tout ce que l'impérialisme anglo-français proposait, c'est-à-dire, lors du renversement de Caballero, un régime bourgeois stabilisé, fondé sur une participation au régime des capitalistes et des propriétaires fonciers ralliés à Franco, régime de forme parlementaire, mais bonapartiste de fait, car inacceptable par les masses.

Il n'existait pas de divergence trop fondamentale entre la perspective de Caballero et celle du bloc bourgeois-stalinien pour qu'ils ne puissent parcourir ensemble une distance considérable.  Ils avaient marché ensemble pendant huit mois.  Le 15 mai était-il le bon moment pour que les droitiers rompent avec Caballero ? Le bloc bourgeois stalinien n'aurait-il pas dû attendre quelques mois de plus, pendant lesquels l'armée et la police se seraient encore plus renforcées en tant qu'institutions bourgeoises ? N'auraient-ils pas dû laisser les ministres de la C.N.T. s'embourber de plus en plus profondément ? En chassant du cabinet les deux organisations ouvrières de masse, ne risquait-il pas de provoquer un regroupement de forces ? Les staliniens ne révélaient-ils pas trop crûment leur rôle réactionnaire en devenant le seul groupe ouvrier qui, mis à part le groupe Pricto, haï de longue date, participa au gouvernement ?

Les staliniens surestimèrent probablement leur capacité à s'assurer qu'un nombre suffisant de syndicats U.G.T. soutiendraient le nouveau cabinet afin d'occulter le fait que les syndicats dans leur ensemble étaient opposés au nouveau gouvernement.  Même dans l'U.G.T. de Catalogne, bureaucratiquement contrôlée, les staliniens s'avérèrent incapables d'empêcher la plupart des syndicats les plus importants d'apporter leur soutien à Caballero.  Ailleurs, ils ne gagnèrent qu'une poignée de syndicats pour sanctionner son limogeage.

Toutefois, si les staliniens avaient mal évalué leur capacité à fournir un " front " des travailleurs à Negrin, le reste de leurs calculs était indubitablement correct.  Pour eux, les événements de Barcelone avaient révélé que les ministres de la C.N.T. n'étaient plus en mesure de faire régner la discipline parmi les masses qu'ils organisaient.  Les combats du 3 au 8 mai avaient révélé le trou béant qui existait entre les dirigeants et la base de la C.N.T. La participation ultérieure de celle-ci au gouvernement ne représenterait qu'un faible frein à la résistance des masses, et d'autre part, elle ne pourrait qu'accélérer la rupture entre ses dirigeants et leur base.  A l'avenir, les Oliver et les Montseny seraient plus utiles dans une opposition

" loyale " extérieure au gouvernement.  En tant que membres de l'opposition, ils pourraient reprendre le contrôle de leurs partisans, et leur opposition serait cependant telle qu'elle ne gênerait pas excessivement le gouvernement Negrin.

Quant à l'opposition de Caballero, son caractère et sa qualité avaient déjà été testés en février-juillet 1936, du temps de son attitude " critique révolutionnaire " à l'égard du gouvernement de Front populaire, et de ses déclarations plus radicales encore du 19 juillet au 4 septembre 1936, au moment du premier cabinet de guerre.  Durant ces périodes, Caballero avait canalisé le mécontentement, puis il avait lui-même rejoint le gouvernement.  Si des obstacles imprévisibles surgissaient, qui mettent en danger le gouvernement, le bloc bourgeois-stalinien pourrait toujours en revenir à la position du 15 mai, les centristes ne demandaient rien de plus : " Il est impossible de gouverner sans l'U.G.T. et la C.N.T. ", tel était le mot d'ordre de Caballero et des dirigeants de la C.N.T. En attendant, on pouvait prédire à coup sûr que l'opposition de Caballero ne prendrait pas la forme de la renaissance du réseau des comités ouvriers et de leur coordination en soviets, et c'est de cela seulement que le bloc bourgeois-stalinien aurait eu quelque chose de sérieux à craindre.

S'il était sans danger de laisser tomber l'U.G.T. et la C.N.T., cela offrait au bloc bourgeois-stalinien des avantages immédiats et à long terme.  Ses exigences immédiates étaient les suivantes :

1) Le contrôle total de l'armée.  Les décrets de mobilisation et de réorganisation de l'armée avaient été largement mis en pratique par Caballero, ministre de la Guerre.  Les régiments formés de soldats du contingent avaient été construits entièrement sur le modèle de l'ancienne armée bourgeoise, et des officiers de l'ancienne armée, ou des diplômés triés sur le volet des écoles contrôlées par le gouvernement, les commandaient pour la plupart.  Toute tentative d'élection d'officiers par les conscrits et de formation de comités de soldats avait été anéantie.  Mais les milices ouvrières qui avaient supporté le poids de la lutte pendant les six premiers mois n'avaient pas encore été toutes réorganisées.  Leurs membres résistaient fièrement à tout remplacement systématique de leurs officiers, dont la plupart étaient issus de leurs propres rangs.  Même sur le front de Madrid, les milices de l'U.G.T. et de la C.N.T. malgré une réorganisation partielle conservaient la plupart de leurs officiers antérieurs, et continuaient à imprimer leurs propres journaux politiques au front.  Sur les fronts catalans, les milices anarchistes refusaient d'obéir aux décrets que les ministres de la C.N.T. avaient signés.  Il est tout aussi important de noter que Caballero fut suffisamment alarmé après la perte de Malaga pour arrêter le général Asensio et le commandant de Malaga Villalba pour trahison, et pour épurer l'état-major de beaucoup de bourgeois amis de Prieto et des staliniens.  La circonspection dont Caballero fit preuve par la suite dans la réorganisation de l'armée faisait sérieusement obstacle à leurs vues.  Pour transformer brutalement les milices en régiments bourgeois commandés par des fonctionnaires bourgeois selon l'ancien code militaire, et pour éliminer de l'armée les dirigeants radicaux surgis des journées de juillet, il fallait arracher complètement celle-ci des mains de Caballero.

2) Le ministère de la Guerre fournit le meilleur prétexte pour commencer à arracher aux ouvriers le contrôle des usines.

Au nom des exigences de la guerre, il pouvait intervenir et briser le contrôle des travailleurs dans les industries les plus stratégiques : les chemins de fer et autres moyens de transport, les mines, la métallurgie, le textile, le charbon et le pétrole.  En avril, les staliniens avaient déjà commencé à s'y préparer par un tir de barrage contre les industries de guerre.  Malheureusement pour eux, ils avaient organisé cette campagne à un moment où l'atmosphère n'était pas encore favorable au pogrom – c'est là une faiblesse constante des campagnes menées sous les ordres des représentants du Komintern de Moscou.  Dans les usines catalanes concernées, des déclarations communes de l'U.G.T. et de la C.N.T. refusèrent leurs accusations, qui furent même désavouées, nous l'avons vu, par le président Taradellas, qui, ministre des Finances, déboursa pour les usines les fonds qu'il avait reçus du Trésor de Valence.  Il était clair, dès lors, que cette campagne ne pourrait pas être menée à bien de l'extérieur, et que le bloc bourgeois-stalinien avait besoin du ministère de la Guerre pour continuer à diminuer le contrôle ouvrier dans les usines.

3) Dans le cabinet Caballero, Angel Galarza, membre de son groupe, présidait le ministère de l'intérieur qui contrôlait les deux principaux corps de police (la Garde républicaine nationale et la Garde d'assaut) ainsi que la presse.  Les ouvriers révolutionnaires avaient suffisamment de griefs pour dénoncer sa politique.  Principalement Caballero et Galarza avaient approuvé le décret qui interdisait aux policiers de rejoindre les organisations politiques et syndicales, et cette mise en quarantaine de la police par rapport au mouvement ouvrier ne pouvait signifier, à coup sûr, que l'intention de la lancer contre lui.

Le groupe Caballero reconnaissait cependant que la répression de la C.N.T. porterait un coup fatal à sa propre base, l'U.G.T., et Caballero avait besoin de la C.N.T. pour faire contrepoids au bloc bourgeois-stalinien.  Galarza avait envoyé 5000 policiers à Barcelone, mais il avait refusé d'exécuter les propositions de liquidation complète du P.O.U.M. et de représailles contre la C.N.T.-F.A.I. faites par Pricto et les staliniens.  Là encore, le groupe Caballero avait forgé l'instrument qui ouvrirait les hostilités avec les travailleurs, mais il reculait au. moment d'en appliquer les dernières conséquences.  Une fois que Caballero et Galarza eurent poussé la Generalidad à étendre à la Catalogne le contrôle de l'ordre public par le gouvernement central pendant les combats de Barcelone, le moment fut venu de chasser Galarza, afin que les staliniens puissent s'assurer le contrôle de la police et de la presse en Catalogne et ailleurs.

4) Caballero avait résisté au programme de conciliation avec l'Eglise catholique – à mi-chemin de la conciliation avec Franco – de Prieto et des staliniens.  Colonne vertébrale de la monarchie et du Bienio Negro – les deux années noires de Lerroux-Gil Robles – les églises avaient servi de forteresses au soulèvement fasciste.  Faire partie d'une organisation ouvrière en Espagne avait toujours impliqué de s'opposer à l'Eglise, le catéchisme officiel n'avait-il pas déclaré que " voter libéral "constituait un péché mortel.  En juillet, les masses avaient spontanément forcé les portes de toutes les églises catholiques.  On ne pouvait guère proposer mesure plus impopulaire que donner l'autorisation à l'organisation ecclésiastique d'officier librement à nouveau – au beau milieu de la guerre civile ! Qui plus est, c'était effectivement dangereux pour le mouvement antifasciste.  Car avec le Vatican rallié au régime franquiste, l'Eglise servirait inévitablement d'aide à Franco.  Telle était pourtant la proposition du gouvernement basque et de ses alliés, Pricto et les staliniens.  Caballero avait beaucoup fait pour gagner la faveur des impérialistes anglo-français, mais c'en était trop pour lui que de permettre à l'organisation ecclésiastique d'officier librement en pleine guerre civile.

Ces causes de conflit entre Caballero et le bloc réactionnaire apparaissent clairement dans les revendications exprimées par les différents partis le 16 mai lors des visites habituelles de chaque groupe au président Azaña, pour lui exposer leurs positions sur la crise ministérielle.

Manuel Cordero, porte-parole des socialistes de Prieto, déclara pieusement que son organisation était favorable à un gouvernement incluant tous les partis, mais : " J'ai insisté tout particulièrement sur la nécessité d'un changement absolu de politique du ministère de l'intérieur. ",

Pedro Corminas, pour l'Esquerra Catalana, déclara " Quelle que soit la solution que l'on adopte, il faudra le renforcer (le gouvernement) et en finir avec les difficultés d'origine personnelle, par des contacts plus importants et plus fréquents avec les Cortès de la République. ", En d'autres termes, la politique du gouvernement devrait être dictée par les résidus des Cortès élus en février 1936 sous un régime électoral qui donnait l'écrasante majorité aux partis bourgeois !

Au nom des capitalistes basques, Manuel Irujo déclara sans ambages :

" J'ai conseillé à Son Excellence un gouvernement de regroupement national, présidé par un ministre socialiste doté de la confiance des républicains (bourgeois).  Puisque Caballero [... ] a perdu la confiance des groupes politiques qui constituent le Front populaire, on devrait envisager de former un gouvernement qui comprendrait, à notre avis, Negrin, Prieto où Besteiro, et auquel coopéreraient toutes les organisations politiques et syndicales qui accepteraient les principes proposés.

Pour l'instant, je me sens obligé de formuler deux revendications précises.  La première concerne la nécessité de procéder au rétablissement du régime constitutionnel de liberté de conscience et de religion, avec les garanties et les restrictions que la guerre et l'ordre public requièrent. La deuxième revendication concerne la Catalogne.  Les républicains catalans auraient préféré que le gouvernement de la République intervienne plus tôt et plus efficacement, pour assumer le contrôle de l'ordre public afin de soutenir la Generalidad.  De surcroît, en accomplissant aujourd'hui ces tâches, je sens qu'il est du devoir inévitable du gouvernement de liquider à fond le problème qui trouble la vie catalane, en en finissant fermement avec les causes du désordre et de l'insurrection, qu'elles soient conjoncturelles ou  endémiques."

Le bloc Prieto-staliniens allait bientôt faire de ce même Irujo... le ministre de la Justice !

Salvador Quemades exigea au nom des Républicains de gauche – le propre parti d'Azafia – que le prochain cabinet "  mène une politique décidée en matière d'ordre public et de reconstruction économique, et que la direction de la guerre, de la marine et des forces aériennes soit concentrée dans la même main ". Prieto était déjà ministre de la Marine et de l'Air.  Cela signifiait adjoindre à ce poste le contrôle de l'armée – ce qui fut fait.

Les staliniens réclamèrent :

a) que le président du conseil s'occupe lui-même des affaire de la Présidence exclusivement.  Que le ministère de la Guerre soit dirigé séparément par un autre ministre.

b) que Galarza soit éliminé du nouveau cabinet, à cause de son " indulgence dans les questions de l'ordre public >. c) que les ministres de la Guerre et de l'Intérieur soient " des gens qui jouissent du soutien de tous les partis et de toutes les organisations qui forment le gouvernement ". Ce qui signifiait que ces postes clefs, essentiels pour les plans ultérieurs du bloc Basques-Prieto-staliniens, devaient leur revenir.

La C.N.T. déclara qu'elle ne soutiendrait aucun gouvernement qui ne serait pas présidé par Caballero, également ministre de la Guerre.  L'U.G.T. produisit une déclaration similaire.  Le président Azaña, sachant que les cartes étaient déjà jouées, délégua Caballero pour former un gouvernement avec tous les groupes représentés.  En centriste authentique, celui-ci commença par se couper lui-même l'herbe sous les pieds.  Il avait déjà affaibli la C.N.T., sa principale alliée, par sa conduite lors des événements de Barcelone.  Il offrait maintenant de réduire sa représentation de quatre ministères à deux, ceux de la Justice et de la Santé.  Il offrit deux ministères au groupe de Pricto, mais ils devaient combiner les Finances et ]'Agriculture, l'Industrie et le Commerce.  Pour les staliniens, les deux ministères de l'Education et du Travail.  La bourgeoisie, qui n'avait obtenu aucun poste dans le précédent ministère, si ce n'est des ministères sans portefeuille, aurait ceux des Travaux publics et de la Propagande (pour les Républicains de gauche) et ceux des Communications et de la Marine marchande (pour l'Union républicaine).  L'Esquerra et les nationalistes basques auraient des ministères sans portefeuille.  Le gouvernement proposé par Caballero était donc clairement à droite du précédent.  L'attitude conciliatrice de Caballero à l'égard de la droite ne pouvait, d'une part, que convaincre les masses de ce que l'intransigeance de cette dernière dénotait une force supérieure et, d'autre part, que lui frayer la voie vers l'assomption du pouvoir en toute impunité.

Les staliniens rejetèrent le compromis de Caballero, et refusèrent de participer à son gouvernement, si ce n'est dans les termes qu'ils avaient établis.  Le groupe de Pricto s'empressa de déclarer qu'il n'y participerait pas si les staliniens s'abstenaient.  Les partis bourgeois suivirent.  Dès lors Caballero pouvait soit former un gouvernement U.G.T.-C.N.T., soit abandonner le pouvoir au bloc bourgeois-stalinien.

" Pendant la crise ministérielle, Caballero se conduisit selon les règles traditionnelles de la politique bourgeoise, c'est-à-dire qu'il laissa les masses complètement à l'écart de cette affaire et ne fit aucune tentative pour rallier les travailleurs contre la droite ; de même la C.N.T. On sut plus tard que, le jour où le cabinet s'était effondré, il avait assuré à la C.N.T. qu'il était prêt, si nécessaire, à laisser la C.N.T. et l'U.G.T. assumer le pouvoir.  Toutefois, il changea d'avis en quelques heures, du fait de l'opposition au sein de l'U.G.T.

" Pendant la crise ministérielle, l'U.G.T. joua un double jeu, déclara plus tard un manifeste de la F.A.I., les influences bourgeoise et communiste étaient si fortes au sein de cette organisation que sa fraction révolutionnaire, c'est-à-dire celle qui est disposée à travailler avec nous, fut paralysée

[... ] C'était une victoire non seulement pour le bloc bourgeois-communiste, mais aussi pour la France, l'Angleterre et la Russie qui avaient obtenu ce qu'elles voulaient. "

En d'autres termes, les anarchistes s'appuyèrent sur Caballero, qui se tourna vers l'opposition et, dans la paralysie générale des masses provoquées par leurs dirigeants, le gouvernement de droite vint au pouvoir.

A vrai dire, Caballero avait peut-être abordé la question d'un gouvernement U.G.T.-C.N.T. lors de ses nombreuses rencontres avec Azaña pendant la crise – et cela avait été refusé.  Car Azaña avait le pouvoir, constitutionnellement, de rejeter les cabinets qui ne lui convenaient pas.  La constitution de 1931 accorde au président des pouvoirs véritablement bonapartistes.  Azaña lui-même en avait fait l'expérience en tant que premier ministre, lorsque son cabinet fut révoqué en 1933 par le président Zamora pour faire place au gouvernement semi-fasciste de Lerroux alors qu'il détenait encore la majorité dans les Cortès.  Ces pouvoirs bonapartistes n'avaient pas été supprimés le 19 juillet.  Azaña s'était tranquillement retiré à la campagne en Catalogne, et n'avait pas bougé pendant la majeure partie du temps où Caballero détenait le pouvoir Lorsqu'on avait reproché à des membres du groupe Caballero de n'avoir pas aboli la présidence au cours de ces mois, ils avaient expliqué avec condescendance que désormais la Constitution et la présidence n'existaient plus, que c'était pur formalisme que prétendre le contraire, et que, d'un autre côté, il était très utile, pour s'assurer l'aide de l'étranger, de se réclamer de la Constitution... Et on se trouvait maintenant avec le très vivant président Azaña, qui recevait avec condescendance les porte-parole des différents partis et les rapports de Caballero sur sa progression dans la constitution d'un cabinet, tandis que les républicains de gauche, parti d'Azafia, appartenaient au bloc bourgeois-stalinien... De toute manière, Caballero évita à ce bloc une controverse publique déplaisante sur les prérogatives présidentielles.  Il informa Azaña qu'il n'avait pas réussi à former un cabinet, ce dernier désigna alors promptement Negrin, pour constituer un cabinet avec la bourgeoisie, Pricto et les staliniens.

 

Notes

[1] Ce terme est employé par les marxistes pour décrire les formations politiques qui ne sont pas révolutionnaires, mais qui se proclament pas non plus les doctrines de collaboration de classes du réformisme classique.

[2] Le 4 mai, le journal Adelante de Valence (parlant à l'évidence de Caballero) résolut le problème de savoir quel côté de la barricade il fallait soutenir en niant la signification réelle de la lutte : " Nous comprenons que ce n'est pas un mouvement contre le pouvoir légitime [ ] Et même s'il s'agissait d'une révolte contre l'autorité légitime, nous nions que tel ait été le cas, et non d'un simple affrontement malencontreux et mal préparé entre les organisations aux orientations différentes, et aux intérêts politiques et syndicaux opposés au sein du front commun antifasciste en général, dans lequel prennent place les organisations ouvrières de Catalogne, la responsabilité de ses conséquences devrait naturellement être imputée à ceux qui ont provoqué les affrontements. "

[3] Avec le cabinet Negrin, Claridad passa sous contrôle stalinien en s'intitulant toujours " organe de l'U.G.T. ", bien qu'elle ait été par deux fois dénoncée par le comité exécutif national.


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