1885

Le manifeste de l'organisation fondée par Morris.

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Manifeste de la Socialist League

William Morris


Camarades citoyens,

Nous nous présentons devant vous comme une organisation qui soutient publiquement les principes du Socialisme Révolutionnaire International. Cela signifie que nous recherchons un changement des fondements de la société – un changement qui détruirait les distinctions de classes et de nationalités.

Le monde civilisé est aujourd’hui de deux classes sociales : l’une possède la richesse et les instruments de sa production, l’autre qui produit la richesse au moyen de ces instruments, mais uniquement avec la permission et pour l’usage des classes possédantes.

Ces deux classes sont nécessairement antagonistes. La classe possédante, ou la classe des non-producteurs, ne peut vivre comme telle que du travail non payé des producteurs – plus elle peut leur extorquer du travail non payé, plus elle sera riche. Par conséquent, la classe productrice – les travailleurs – est amenée à lutter pour améliorer sa situation au dépens de la classe possédante, et le conflit entre elles n’a pas de cesse. Tantôt il prend la forme de la rébellion ouverte, tantôt la forme de grèves, tantôt simplement celle, largement répandue, de la mendicité et du crime. Sous une forme ou sous une autre, bien qu’il puisse ne pas toujours s’imposer au regard du spectateur superficiel, ce conflit se poursuit en permanence.

Nous avons parlé de travail non payé : une explication s’impose. L’unique possession de la classe productrice est la force de travail, force physique que ses membres possèdent naturellement. Mais puisque, comme nous l’avons déjà dit, les classes riches possèdent tous les moyens de production, c’est-à-dire la terre, le capital et les machines, les producteurs ou travailleurs sont contraints de vendre leur unique bien, leur force de travail, aux conditions que les classes possédantes veulent bien leur accorder.

Selon ces conditions, après avoir suffisamment produit pour se maintenir en état de travailleur et être à même d’engendrer des enfants qui prendront leur place quand ils n’en pourront plus, le surplus de leur production appartiendra aux détenteurs de la propriété. Ce marchandage s’appuie sur le fait que tout homme travaillant dans une communauté civilisée peut produire plus qu’il ne lui faut pour sa propre subsistance.

Ce rapport de la classe possédante à la classe ouvrière est la base essentielle du système de la production pour le profit, sur lequel repose notre société moderne. La façon dont il fonctionne est celle-ci : le fabricant produit pour vendre à profit au courtier ou au commissionnaire en gros, lequel à son tour tire profit du détaillant qui doit tirer profit du grand public, grâce à des types variés de fraude et de frelatage, grâce aussi à l’ignorance de la valeur et de la qualité des marchandises où ce système a plongé le consommateur.

La concurrence, ou guerre déguisée, non seulement entre les classes en conflit, mais aussi à l’intérieur des classes elles-mêmes, fait vivre ce système qui ne fonctionne que pour le profit : toujours il y a guerre entre les travailleurs pour leur stricte subsistance, ainsi qu’entre leurs maîtres, patrons et intermédiaires, pour le partage du profit extorqué aux travailleurs ; finalement, il y a toujours concurrence, et parfois guerre ouverte, entre les nations du monde civilisé pour le partage du marché mondial. Car, aujourd’hui, toutes les rivalités entre nations ont été réduites à cette guerre seule – une lutte dégradante pour le partage des dépouilles des pays barbares qui vont servir en métropole à accroître la richesse des riches et la pauvreté des pauvres.

Car, étant donné que les marchandises sont fabriquées d’abord pour être vendues, et en second lieu seulement pour l’usage, le travail est gaspillé de toutes parts : la poursuite du profit contraint le fabricant rivalisant avec ses comparses à imposer ses marchandises sur les marchés, moyennant leur bas prix, qu’il y ait une demande effective ou non pour celles-ci. Selon les termes du Manifeste communiste de 1848 parlant de la bourgeoisie :

«  Le bon marché de ses produits est la grosse artillerie qui bat en brèche toutes les murailles de Chine et contraint à la capitulation les barbares les plus opiniâtrement hostiles aux étrangers. Sous peine de mort, elle force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production ; elle les force à introduire chez elle la prétendue civilisation, c'est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle se façonne un monde à son image. »

De plus, la méthode de distribution dans ce système est d’un bout à l’autre gaspillage ; car elle emploie des armées entières de commis, de voyageurs de commerce, de vendeurs, de faiseurs de réclame, et toutes sortes de moyens, uniquement pour faire passer l’argent de la poche de l’un dans celle de l’autre. Ce gaspillage dans la production et dans la distribution, s’ajoutant à l’entretien de l’existence inutile de la classe possédante et non productrice, doit être payé entièrement en prélevant sur le produit des travailleurs, et c’est un fardeau qui pèse continuellement sur eux.

Voilà pourquoi les résultats inévitables de cette soi-disant civilisation n’apparaissent que trop clairement dans l’existence de ses esclaves – la classe ouvrière – dans le souci et l’absence de loisirs au milieu desquels ils peinent ; dans l’insalubrité et la misère des quartiers de nos grandes villes qu’ils habitent ; dans la dégradation de leur corps, leur mauvaise santé et la brièveté de leur vie ; dans cette terrible brutalité, si commune chez eux, qui n’est en fait que le reflet de l’égoïsme cynique que l’on rencontre dans les classes nanties, une brutalité aussi hideuse que celle-là ; enfin, dans la foule des criminels, qui sont tout autant le produit de notre système commercial que les immondes marchandises à vil prix, faites autant pour être consommées par le pauvre que pour l’asservir.

Mais alors, quel remède proposons-nous à cet échec de notre civilisation, admis aujourd’hui par presque tous les gens qui réfléchissent ?

Nous avons déjà montré que les travailleurs, bien qu’ils produisent toute la richesse sociale, n’ont aucun pouvoir sur sa production ou sa distribution : le peuple , qui est la seule partie réellement organique de la société, est traité comme un simple accessoire du capital, comme un élément de sa machinerie. Cela doit être fondamentalement modifié : la terre, le capital, les machines, les usines, les ateliers, les entrepôts, les moyens de transport, les mines, les usines, les ateliers, les entrepôts, les moyens de transport, les mines, les banques, tous les moyens de production et de distribution de la richesse doivent être déclarés propriété commune et traités comme telle. Toute personne recevra alors la pleine valeur de son travail sans déduction au profit d’un maître ; comme tous devront travailler et que le gaspillage causé par la chasse au profit aura pris fin, la somme de travail que chaque individu devra fournir pour accomplir la tâche essentielle de la société sera réduite à quelque chose comme deux ou trois heures par jour ; si bien que chacun aura d’abondants loisirs pour s’adonner à des projets intellectuels ou autres, conformes à sa nature.

Ce changement du mode de production et de distribution permettra à chacun de vivre décemment, libéré du souci sordide de gagner chaque jour son pain qui pèse à présent si lourdement sur la plus grande partie de l’humanité.

Mais, en outre, les rapports sociaux et moraux des hommes seront sérieusement modifiés par cette conquête de la liberté économique et par l’effondrement des superstitions, morales ou autres, qui accompagnent nécessairement un état d’esclavage économique : l’épreuve du devoir reposera dorénavant sur l’accomplissement d’obligations claires et bien définies envers la communauté plutôt que sur l’adaptation du caractère et des actions individuels à quelque modèle préconçu, étranger aux responsabilités sociales.

Notre mariage bourgeois moderne avec son esprit d’appropriation, soutenu comme il l’est par son complément nécessaire, la vile prostitution universelle, fera place à des relations cordiales et humaines entre les sexes.

L’éducation, délivrée des entraves du commercialisme d’un côté, de la superstition de l’autre, deviendra un encouragement rationnel au développement des diverses facultés des hommes pour les rendre aptes à une vie sociale faite de communication et de bonheur ; car ce ne sera plus seulement le travail que l’on proposera comme une fin à l’existence, mais le bonheur de tous et de chacun.

C’est seulement par ces changements fondamentaux dans la vie de l’homme et par la transformation de la civilisation en socialisme que l’on peut remédier aux malheurs sociaux mentionnés ci-dessus.

Quant à la politique en tant que telle, l’absolutisme, le constitutionnalisme, le républicanisme, ceux-ci ont tous été expérimentés de nos jours et dans notre présent système social, et tous ont également échoué à venir à bout des maux réels de la vie.

Il en est de même de certains projets incomplets de réforme sociale aujourd’hui soumis au public : eux non plus ne résoudront pas la question.

La soi-disant coopération – c’est-à-dire la coopération concurrentielle en vue de profit – ne fera qu’accroître le nombre des petits capitalistes actionnaires, sous couvert de créer une aristocratie du travail ; en même temps, elle intensifiera la dureté du travail par sa tentation à se surmener.

La nationalisation de la terre seule, que beaucoup de personnes sérieuses et sincères préconisent aujourd’hui, sera inutile aussi longtemps que le travail sera soumis à l’extorsion de la plus-value, inévitable dans le système capitaliste.

Le socialisme d’Etat, quel que soit le nom qu’on lui donne dont le but serait de faire des concessions à la classe ouvrière tout en maintenant le système actuel du capital et du salariat, ne serait pas une meilleure solution : aucun changement purement administratif, tant que les travailleurs ne sont pas en possession de tout le pouvoir politique, ne constituerait une étape effective vers le socialisme.

En conséquence, l’objectif de la Ligue socialiste est la réalisation complète du socialisme révolutionnaire et elle sait parfaitement que cela ne pourra se produire dans un pays, quel qu’il soit, sans l’aide des travailleurs de tout le monde civilisé. Ni les frontières géographiques, ni l’histoire politique, ni la race, ni les croyances ne sont pour nous causes de rivalités ou des haines ; pour nous, il n’y a pas de nations, mais seulement des masses diverses de travailleurs et d’amis, dont les sympathies mutuelles sont jugulées et perverties par des groupes de maîtres rançonneurs dont l’intérêt est de fomenter des rivalités et des haines entre les habitants de différentes contrées.

Il est clair que, pour toutes ces masses de travailleurs opprimés et trompés, comme pour leurs maîtres, un grand changement se prépare : les classes dominantes sont tourmentées, inquiètes, atteintes dans leur conscience même, quant à la condition sociale de ceux qu’elles gouvernent. Le marché mondial est l’objet d’une âpre concurrence inconnue jusqu’alors. Tout montre que l’imposant système commercial devient incontrôlable et qu’il échappe au pouvoir de ses maîtres actuels.

Le seul changement qui puisse résulter de tout cela, c’est le socialisme. De même que l’esclavage « mobil » est devenu le servage, et le servage le soi-disant système du travail libre, de même celui-ci se changera très certainement en un vrai ordre social.

La Ligue socialiste se met à la tâche, avec toute son énergie, afin de réaliser ce changement. Pour cela, elle fera tout ce qui est en son pouvoir afin d’éduquer le peuple dans les principes de cette grande cause, et s’efforcera d’organiser ceux qui acceptent cette éducation ; si bien que lorsque viendra la crise que prépare la marche des événements, il pourrait y avoir un ensemble d’hommes prêts à prendre la place qui leur reviendrait et à servir de guides de l’irrésistible mouvement.

L’esprit de camaraderie mutuelle et la ferme résolution de faire avancer la Cause amèneront naturellement l’organisation et la discipline absolument nécessaires au succès. Mais nous veillerons à ce qu’il n’y ait parmi nous aucune distinction de rang ou de dignité donnant prise à l’égoïste ambition du commandement qui a si souvent fait tort à la cause des travailleurs. Nous œuvrons pour l’égalité et la fraternité et ce n’est que par l’égalité et la fraternité que nous pouvons assurer l’efficacité de notre activité.

Tendons donc nos efforts vers cette fin : réaliser le changement en vue d’un vrai ordre social, seule cause digne de l’attention des travailleurs parmi toutes celles qui leur sont proposées. Œuvrons patiemment pour cette cause, avec espoir cependant, sans reculer devant les sacrifices. L’effort pour en apprendre les principes, l’effort pour les enseigner, sont indispensables à notre progression. Mais nous devons y ajouter, si nous voulons éviter un échec rapide, la franchise et la confiance fraternelle, comme la dévotion sincère à la religion du socialisme, la seule religion que professe la Ligue socialiste.


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