1867 |
Un chapitre du livre premier découvert ultérieurement et qui fournit des précisions cruciales pour l'analyse du mode de production capitaliste. |
Un chapitre inédit du Capital
Résultats du procès de production immédiat
Le produit de la production capitaliste n'est pas seulement la plus-value, c'est le capital.
Comme nous l'avons vu, le capital est A - M - A', valeur qui se valorise elle-même, valeur qui engendre plus de valeur.
Même après sa transformation en facteurs du procès de travail - en moyens de production, capital constant, et en capacités de travail en lesquelles se change le capital variable - la somme d'argent ou de valeur avancée n'est que du capital en soi et en puissance, mais elle l'était plus encore avant cette transformation. Ce n'est qu'au sein du procès de production, lorsque réellement le travail vivant est incorporé aux éléments matériels du capital et que le travail additionnel est réellement absorbé, que non seulement ce travail, mais encore la somme de valeur avancée devient, de capital possible, de capital par destination, du capital réel et agissant.
Que se passe-t-il au cours du procès d'ensemble ? L'ouvrier vend la disposition de sa capacité de travail en échange d'une certaine valeur, déterminée par la valeur de sa force de travail, pour s'assurer les moyens de subsistance nécessaires. Quel en est, pour lui, le résultat ? Simplement et purement (Fr.), la reproduction de sa force de travail. En échange, que donne-t-il ? L'activité qui conserve, crée et augmente la valeur : son travail. Abstraction faite de l'usure de sa force de travail, il sort du procès comme il y est entré, simple force de travail subjective qui doit reparcourir le même cycle pour se conserver.
Le capital, en revanche, ne sort pas du procès comme il y est entré : c'est seulement dans ce procès qu'il se transforme en véritable capital, en valeur qui se valorise. Le produit global qui en est issu, est à présent la forme d'existence du capital réalisé : en tant que tel, il fait face de nouveau à l'ouvrier comme propriété du capitaliste, comme puissance autonome, bien qu'il ait été créé par le travail.
Ce procès ne reproduit donc pas seulement le capital, mais encore le produit. Au début, les conditions de production font face à l'ouvrier comme capital dans la mesure où il les trouve objectivées à l'avance en face de lui : à présent, c'est le propre produit de son travail qu'il trouve devant lui, en tant que conditions de production transformées en capital. Ce qui était prémisse est devenu maintenant résultat du procès de production.
Dire que le procès de production crée le capital n'est qu'une autre façon de dire qu'il crée la plus-value. Mais ce n'est pas tout.
La plus-value est reconvertie en capital additionnel et se manifeste donc comme création de capital nouveau ou de capital élargi. Le capital ne se réalise pas seulement, il crée encore du capital. Le procès d'accumulation est donc immanent au procès de production capitaliste : il implique la création de nouveaux ouvriers salariés, de nouveaux moyens de réalisation et d'augmentation du capital existant, soit que le capital s'assujettisse des couches de population qui jusque-là lui échappaient encore, par exemple les femmes et les enfants, soit qu'il se soumette un nombre accru de travailleurs à la suite de l'augmentation naturelle de population.
A y regarder de plus près, on s'aperçoit que le capital règle, selon les exigences de son exploitation, la production des forces de travail et des masses humaines exploitées. Le capital ne produit donc pas seulement le capital, mais encore une masse croissante d'ouvriers, substance grâce à laquelle seule il peut opérer comme capital additionnel. Le travail ne produit donc pas seulement - en opposition à lui-même et à une échelle sans cesse élargie - les conditions de travail sous forme de capital, le capital produit, sur une échelle toujours élargie, les travailleurs salariés productifs dont il a besoin. Le travail produit ses propres conditions de production comme capital, et le capital produit le travail, sous forme salariée comme moyen de le réaliser comme capital.
La production capitaliste n'est pas seulement reproduction du rapport, elle en est la reproduction à une échelle toujours plus large. Dans la mesure même où, avec le mode de production capitaliste, se développe la force de production sociale du travail, la richesse accumulée en face de l'ouvrier augmente et le domine en tant que capital : le monde de la richesse gonfle devant l'ouvrier comme un monde qui lui est étranger et qui le domine, à mesure qu'augmentent pour lui pauvreté, gêne et dépendance. Son dénuement accompagne cette pléthore, tandis qu'augmente encore la masse de ce vivant moyen de production du capital qu'est le prolétariat ouvrier.
La croissance du capital va donc de pair avec l'augmentation du prolétariat : ce sont deux produits jaillissant aux pâles opposés d'un seul et même procès.
Le rapport est non seulement reproduit, mais il produit encore sur une échelle toujours plus massive, en créant toujours plus d'ouvriers en s'assujettissant des branches de production sans cesse nouvelles. Tandis qu'il se reproduit - comme nous l'avons souligné, lors de la description du mode de production spécifiquement capitaliste - dans des conditions toujours plus favorables à l'un de ses pôles, celui des capitalistes, il se reproduit dans des conditions toujours plus défavorables à l'autre, celui des ouvriers salariés.
Sous l'angle de la continuité du procès de production, le salaire n'est que la partie du produit qui, après avoir été créée par l'ouvrier, se transforme en moyens de subsistance autrement dit, en moyens de conservation et d'accroissement de la capacité de travail nécessaires au capital pour son auto-valorisation et son procès vital. Cette conservation et cet accroissement de la force de travail - résultat du procès - se manifestent donc simplement comme reproduction et élargissement des conditions de reproduction et d'accumulation appartenant au capital (voir le Yankee).
Ainsi s'évanouit jusqu'à l'apparence qui subsistait encore en surface, à savoir que capitaliste et ouvrier se font, face comme possesseurs de marchandises, égaux en droit, dans la circulation, sur le marché et qu'à l'instar de tous les autres possesseurs de marchandises, la seule chose qui les distingue, c'est le contenu matériel de leurs marchandises, la valeur d'usage particulière des marchandises qu'ils se vendent l'un à l'autre. En d'autres termes, cette forme originelle du rapport ne subsiste plus que comme pur reflet du rapport capitaliste sous-jacent.
Ici, il faut distinguer deux moments : la reproduction du rapport lui-même à une échelle toujours plus large, telle qu'elle résulte du procès de production capitaliste, et la forme qu'elle revêt historiquement lors de sa naissance, et qu'elle revêt sans cesse de nouveau à la surface de la société capitaliste développée.
1º En ce qui concerne le procès introductif, qui se déroule au sein de la circulation, c'est la vente et l'achat de la force de travail. Le procès de production capitaliste n'est pas seulement transformation en capital de la valeur ou de la marchandise que le capitaliste jette sur le marché ou remet dans le procès de travail : ces produits transformés ne sont pas ses produits, mais ceux de l'ouvrier. Le capitaliste vend constamment, contre du travail, une partie de ce produit - les moyens de subsistance nécessaires à la conservation et à l'accroissement de la force de travail, et il lui en prête constamment une autre - les conditions objectives du travail comme moyens d'auto-valorisation du capital, comme capital. Ainsi, tandis que l'ouvrier reproduit ses produits comme capital, le capitaliste reproduit l'ouvrier comme salarié, c'est-à-dire comme vendeur de son propre travail. Le rapport entre simples vendeurs de marchandises impliquerait qu'ils échangent leurs propres travaux incorporés dans des valeurs d'usage différentes. L'achat-vente de la force de travail, comme résultat constant de la production capitaliste implique, au contraire, que l'ouvrier rachète constamment une fraction de son propre produit, en échange de son travail vivant.
C'est ainsi que s'évanouit l'apparence du simple rapport entre possesseurs de marchandises : l'acte constant d'achat-vente de la force de travail et la perpétuelle confrontation de la marchandise produite par l'ouvrier et de lui-même comme acheteur de sa capacité de travail et comme capital variable ne sont que des formes qui médiatisent son assujettissement au capital, le travail vivant n'étant qu'un simple moyen de conservation et d'accroissement du travail objectivé, devenu autonome en face de lui.
La forme de médiation inhérente au mode de production capitaliste sert donc à perpétuer le rapport entre le capital qui achète le travail, et l'ouvrier qui le vend; mais, elle ne se distingue que formellement des autres modes plus ou moins directs d'asservissement et d'appropriation du travail par les possesseurs des conditions de la production. Elle masque sous le simple rapport monétaire, la transaction véritable et la dépendance perpétuée grâce à la médiation de l'acte vente-achat qui se renouvelle constamment. Ce rapport reproduit sans cesse, non seulement les conditions de ce trafic, mais encore ses résultats, à savoir ce que l'un achète et ce que l'autre vend. Le perpétuel renouvellement de ce rapport d'achat-vente ne fait que médiatiser la continuité du rapport spécifique de dépendance, en lui donnant l'apparence mystificatrice d'une transaction, d'un contrat entre possesseurs de marchandises dotés de droits égaux et pareillement libres l'un en face de l'autre. Ainsi, le rapport initial devient lui-même un moment immanent de la domination du travail vivant par le travail objectivé qui s'est instaurée avec la production capitaliste.
Se trompent donc aussi bien :
-ceux qui considèrent le travail salarié, la vente du travail au capital, bref le salariat, comme extérieurs à la production capitaliste, alors que le travail salarié est une forme de médiation essentielle et continuellement reproduite par le rapport de production capitaliste, que,
-ceux qui voient dans le rapport superficiel de l'achat-vente, dans cette formalité essentielle, dans ce reflet du rapport capitaliste, sa substance elle-même, et en conséquence prétendent subordonner le rapport entre ouvriers et capitalistes au rapport général entre possesseurs de marchandises, pour en faire l'apologie et effacer ses différences spécifiques.
2º Les prémisses de la formation du rapport capitaliste en général surgissent à un niveau historique déterminé de la production sociale. Il faut qu'au sein du mode de production antérieur, les moyens de production et de circulation, voire les besoins, soient développés au point qu'ils tendent à dépasser les antiques rapports de production et à les transformer en rapports capitalistes. Au demeurant, il suffit qu'ils permettent une soumission formelle du travail au capital. Sur la base de ce nouveau rapport, il se développe un mode de production spécifiquement différent qui, d'une part, crée de nouvelles forces productives matérielles et, d'autre part, se développe sur ce fondement pour créer de nouvelles conditions réelles. Il s'agit d'une révolution économique complète : d'une part, le capital commence par produire les conditions réelles de la domination du capital sur le travail, puis elle les parfait et leur donne une forme adéquate; d'autre part, pour ce qui est des forces productives du travail, des conditions de production et des rapports de circulation développés par lui en opposition aux ouvriers, il crée les conditions réelles d'un mode de production nouveau qui, en abolissant la forme antagonique du capitalisme, jette les bases matérielles d'une nouvelle vie sociale, d'une forme nouvelle de société.
Notre conception diffère fondamentalement de celle des économistes qui, enferrés dans le système capitaliste, voient certes comment on produit dans le rapport capitaliste, mais non comment ce rapport lui-même est produit et crée en même temps les conditions matérielles de sa dissolution, supprimant du même coup sa justification historique, en tant que forme nécessaire du développement économique et de la production de la richesse sociale.
Tout au contraire, nous avons vu non seulement comment le capital produit, mais encore comment il est lui-même produit, et comment il sort du procès de production essentiellement différent de ce qu'il était en y entrant. En effet, d'une part, il transforme le mode de production précédent; d'autre part, cette transformation ainsi qu'un niveau donné du développement des forces productives matérielles forment la base et la condition préalable de sa propre révolution.
Ce qui en résulte ce ne sont pas seulement les conditions objectives du procès de production, mais encore son caractère spécifiquement social : les rapports sociaux, et donc la position sociale des agents de la production, les uns à l'égard des autres. De fait, les rapports de production sont eux-mêmes produits, et sont le résultat sans cesse renouvelé du procès [1].
Nous avons vu que la production capitaliste est création de plus-value et, en tant que telle (avec l'accumulation), elle est production de capital en même temps que production et reproduction de l'ensemble du rapport capitaliste à une échelle plus étendue (élargie). Cependant, la plus-value n'est produite que comme partie de la valeur des marchandises et, comme telle, se représente dans une quantité donnée de marchandises (surproduit). Ce n'est qu'en produisant des marchandises, que le capital produit de la plus-value et se reproduit lui-même. C'est donc de la marchandise, son produit immédiat, que nous devons nous occuper une nouvelle fois.
Or, comme nous l'avons vu, les marchandises sont des résultats incomplets, pour ce qui est de leur forme (et leur détermination économique). Avant de pouvoir fonctionner de nouveau comme richesse sous forme d'argent ou de valeur d'usage, elles doivent subir diverses métamorphoses, et rentrer dans le procès d'échange qui leur permet de revêtir la forme adéquate.
Il faut donc maintenant analyser plus en détail la marchandise telle qu'elle résulte directement du procès de production capitaliste et telle qu'elle se présente au cours des procès successifs qu'elle doit parcourir. (Les marchandises sont les éléments ainsi que les résultats de la production capitaliste, la forme sous laquelle le capital réapparaît à la fin du procès productif.)
Nous partons de la marchandise, forme spécifiquement sociale du produit, parce qu'elle est la base et la condition préalable de la production capitaliste. Considérons l'un de ces produits et recherchons ce qui le détermine comme marchandise et lui donne ce cachet. Avant le système capitaliste, une grande partie de la production n'est pas produite en tant que marchandise; qui plus est, une grande partie des produits qui entrent dans le procès de production, ne sont pas des marchandises. La transformation des produits en marchandises n'a lieu qu'en des points isolés et ne s'effectue que pour l'excédent de la production ou à quelques rares branches de celle-ci (produits manufacturés). Si les produits n'entrent pas dans leur totalité dans le procès en tant qu'articles de commerce, ils n'en sortent pas non plus en tant que tels dans toute leur extension [3].
Cependant, la circulation des marchandises et de l'argent - commerce - doit avoir atteint un certain niveau de développement pour servir de présupposition et de point de départ au capital et au mode de production capitaliste. C'est pour autant qu'elle représente cette présupposition que nous analyserons la marchandise et partirons d'elle comme de l'élément le plus simple de la production capitaliste. Mais, d'autre part, la marchandise est le produit, le résultat de cette production : ce qui apparaît au début comme l'un de ses éléments, en représente ensuite son produit le plus spécifique. En fait, ce n'est que sur la base de la production capitaliste, que le produit prend la forme générale de la marchandise, et plus la production capitaliste se développe, plus tous les composants de ce procès deviennent des marchandises [4].
Notes
[1] Le texte du vie chapitre s'achève avec cette phrase. (N.R.)
[2] Cf. notre note de la première page du texte. Si le lecteur lit le VI° Chapitre dans l'ordre inverse des rubriques, il introduira ces deux pages avant la troisième. (N.R.)
[3] Cf. l'ouvrage français, publié vers 1752, dans lequel l'auteur affirme qu'avant l'année... le blé seul était considéré en France comme article de commerce.
[4] Conformément aux indications de Marx (et comme les éditeurs russe et italien), nous avons placé ce dernier alinéa après le passage ci-dessous, qui provient des cahiers de 1861-1863. On retrouve ce même texte, à quelques minimes variantes près, dans lHistoire des Doctrines économiques, Ed. Costes, tome VI, pp. 171-172. (N.R.)