1865 |
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La rente différentielle se manifeste partout et est soumise partout aux mêmes lois que la rente différentielle agricole. Partout où des forces naturelles peuvent être monopolisées et assurer un surprofit à l'industriel qui les exploite, qu'il s'agisse de chutes d'eau, de gisements miniers, d'eaux peuplées de poissons, de terrains à bâtir, ce surprofit peut être réclamé, sous le nom de rente, au capitaliste exploitant par celui qui a un titre de propriété sur ces forces naturelles. A. Smith a exposé (Livre I, chap. XI, sections Il et III) que la rente des terrains à bâtir, comme celle de toutes les parties du sol qui ne servent pas à l'agriculture, est réglée par la rente agricole proprement dite. Ces rentes sont caractérisées, en premier lieu, par l’influence prépondérante qu'y joue la situation, surtout quand il s'agit de terres à vignobles et de terrains à bâtir dans les grandes villes ; ensuite, par ce fait que mieux que les autres, elles mettent en évidence la passivité des propriétaires, dont l'activité se borne, principalement dans l'exploitation des mines, à tirer parti du progrès social auquel ils ne contribuent nullement et pour lequel, contrairement à ce que font les capitalistes industriels, ils ne risquent rien ; enfin, parce que dans beaucoup de cas elles résultent de prix de monopole, de l'exploitation de la misère - la misère est pour la rente immobilière une source plus riche que ne le furent les mines du Potosi pour l'Espagne [1] - et de l'association de la propriété foncière et du capital industriel, qui permet d'atteindre l'ouvrier à la fois dans son salaire et dans son logement [2]. Une partie de l'humanité paie un tribut à l'autre afin de pouvoir habiter la terre, la propriété foncière consacrant au profit du propriétaire le droit d'exploiter le globe avec les matières qu'il renfermer et l'air qui l'entoure, c'est-à-dire de faire argent de la conservation et du développement de la vie. L'accroissement de la rente immobilière résulte non seulement de l'augmentation de la population et de la demande croissante d'habitations, mais du développement du capital fixe incorporé aux bâtiments industriels, aux chemins de fer, aux entrepôts, aux docks, etc. Toute la bonne volonté de Carey ne suffit pas pour identifier la rente ordinaire de la terre avec le loyer considéré comme intérêt et amortissement du capital engagé dans la bâtisse, surtout, comme c'est le cas en Angleterre, lorsque le propriétaire foncier et le spéculateur en maisons sont deux personnes différentes. Deux éléments bien distincts sont ici en présence : d'un côté, l'exploitation de la terre, dans le but d'extraire les richesses qu'elle renferme ou de reproduire celles qu'elle engendre ; de l'autre côté, l'espace, élément indispensable de l'activité humaine. Des deux côtés la propriété foncière réclame son tribut. La valeur du sol augmente, d'une part, parce que la demande de terrains à bâtir agit sur l'élément espace, d'autre part, parce que la demande de matériaux de construction fait appel aux richesses que la terre renferme [3].
Déjà dans notre volume II, chap. XII, p. 246, en parlant de la
déposition que fit devant la Commission des banques (1857) un grand
spéculateur en maisons de Londres, M. Edward Capps, nous avons
montré que dans les villes capables d'un développement
rapide, c'est la rente foncière et non l’immeuble qui est le
véritable objet de la spéculation.
« Je crois, dit M. Capps (déposition n° 543-5), qu'un homme qui veut arriver dans le monde ne peut guère y réussir s'il se borne à conduire simplement son entreprise... il doit nécessairement bâtir en vue de la spéculation, et le faire en grand. Un entrepreneur gagne peu d'argent par les constructions proprement dites ; le profit lui vient principalement de l'augmentation de la rente foncière. Il prend, par exemple, un terrain à bail emphytéotique moyennant 300 £ par an. S'il construit sur ce terrain des maisons répondant au goût du public, il pourra en retirer annuellement de 400 à 450 £, et son profit de 100 £, 150 £ résultera bien plus de l'accroissement de la rente foncière que des immeubles en eux-mêmes, qui dans beaucoup de cas donneront un bénéfice insignifiant ».
A cela il convient d'ajouter qu'à l'expiration du bail,
lequel est généralement de 99 ans, le terrain avec tous les
bâtiments qui le recouvrent et avec sa rente doublée ou
triplée doit être restitué par l'entrepreneur ou ses
ayants droit au propriétaire foncier.
La rente proprement dite des mines est déterminée comme la
rente agricole.
« Quelques mines de charbon de terre avantageusement situées ne peuvent être exploitées à cause de leur stérilité; le produit n'en vaut pas la dépense ; elles ne peuvent rapporter ni profit ni rente. Il y en a dont le produit est purement suffisant pour payer le travail et remplacer, avec les profits ordinaires, le capital employé à leur exploitation ; elles donnent quelques profits à l'entrepreneur, mais point de rente au propriétaire. Personne ne peut les exploiter plus avantageusement que le propriétaire, qui, en faisant lui-même l'entreprise, gagne les profits ordinaires sur le capital qu'il y emploie. Il y a en Écosse beaucoup de mines de charbon qui sont exploitées ainsi, et qui ne pourraient pas l'être autrement. Le propriétaire n'en permettrait pas l'exploitation à d'autres sans exiger une rente, et personne ne trouverait moyen de lui en payer une ». (A Smith, Richesse des Nations. Livre I, Chap. XI, section II, p. 211. Edit. Guillaumin, 1843).
Il convient de distinguer si la rente résulte d'un prix de
monopole que possèdent indépendamment d'elle la terre ou ses
produits, ou si les produits sont vendus à un prix de monopole
déterminé par la rente. Par cette expression, prix de monopole,
nous entendons d'une manière générale un prix
réglé exclusivement par la demande et la solvabilité des
acheteurs, indépendant, par conséquent, du coût de
production général et du prix fixé par la valeur des
produits. Un vignoble, produisant un crû extraordinaire qui ne peut
être obtenu qu'en quantité restreinte, jouit d'un prix de
monopole. Ce prix dépasse la valeur du vin d'une quantité qui
est en rapport avec l'argent que voudraient et que pourraient en donner
ceux qui désirent le boire et il rapporte un surprofit
considérable au viticulteur. Ce surprofit se transforme en rente et
tombe sous cette forme en partage au propriétaire foncier, cri vertu
de son droit de propriété sur un coin de la terre, doué de
propriétés spéciales. Dans ce cas, c'est le prix de
monopole qui engendre la rente. L'inverse se produit lorsque du
blé est vendu, non seulement au-dessus de son coût de production,
mais au-dessus de sa valeur, parce que la propriété foncière
s'oppose à ce que du capital soit avancé pour une terre qui
ne rapporterait pas de rente.
Le privilège qui permet à ceux qui se partagent la
propriété du globe de s'emparer d'une partie de plus en
plus grande du surtravail de la société, est caché par ce
fait que la rente peut être capitalisée, de sorte que la somme
déterminée ainsi apparaît comme un prix de la terre et fait
de celle-ci un objet de commerce. Pour celui qui achète une pièce
de terre, la rente ne semble pas être un prélèvement
gratuit, auquel restent étrangers le travail, le risque et
l'esprit d'entreprise ; elle est à ses yeux, ainsi que nous
l'avons constaté plus haut, l'intérêt du capital
qu'il a avancé pour en devenir propriétaire. De même, le
maître d'esclaves considère que le nègre qu'il vient
d'acheter est devenu sa propriété, non en vertu de
l'institution de l'esclavage, mais parce qu'il a payé
telle somme pour l'acquérir. Cependant la vente ne crée pas
le titre de propriété -, elle ne fait que le transmettre. Dans le
cas qui nous occupe, le titre a pour point de départ les conditions de
la production. Une fois celles-ci arrivées au stade de leur
évolution où d'autres conditions prennent leur place, tout le
support matériel, économique et historique du titre
disparaît et avec lui toutes les transactions auxquelles il sert de
base. Lorsque la société actuelle sera arrivée à un
degré d'organisation économique plus élevé, le
droit de propriété de quelques individus sur les terres
constituant, le globe paraîtra aussi absurde que semble insensé,
dans la société d'aujourd'hui, le droit de
propriété d'un homme sur un autre homme. Ni une nation, ni
toutes les nations couvrant le globe ne sont propriétaires de la terre
; elles n'en sont que les possesseurs, les usufruitiers, ayant pour
obligation, en bons pères de famille, de la transmettre
améliorée aux générations futures.
Dans l'étude que nous allons faire du prix de la terre, nous
faisons abstraction des oscillations dues à la concurrence ainsi que
de la spéculation ; nous ne tenons pas, compte non plus de la petite
propriété constituant en quelque sorte l'instrument de
travail de celui qui la cultive et où celui-ci doit acheter la terre
à tout prix.
Le prix de la terre peut augmenter sans qu'il y ait hausse de la
rente, notamment :
Le prix de la terre peut augmenter parce que la rente augmente. La
hausse de la rente petit être due à une hausse du prix des
produits du sol, fait qui entraîne toujours un accroissement du taux
de la rente différentielle quelle que soit la rente -
élevée, faible ou nulle - de la terre la plus mauvaise. Ainsi
qu'on le sait, nous entendons par taux de la rente le rapport entre la
partie de la plus-value qui se convertit en rente et le capital qui a
été avancé pour la production. Ce rapport n'est pas
égal à celui du surproduit au produit total, car ce dernier ne
comprend pas tout le capital avancé et n'englobe pas le capital
fixe, qui persiste à côté du produit. D'autre part, sur
les terres qui donnent lieu à une rente différentielle, la partie
du produit qui se convertit en surproduit devient de plus en plus grande.
Sur la terre la plus mauvaise, la hausse du prix du produit crée
d'abord la rente, qui détermine ensuite le prix de la
terre.
Il peut y avoir également hausse de la rente alors que le prix du
produit reste stationnaire et même quand il baisse. Lorsque le prix du
produit reste invariable, une hausse de la rente n'est possible - sauf
le cas de prix de monopole -que dans deux circonstances.
Il est irrationnel de rapporter la rente en argent à une surface
déterminée du sol, c'est-à-dire de rapporter une valeur,
de la plus-value, à une valeur d'usage déterminée,
à une pièce de terre de tant ou tant de pieds carrés. Pareil
rapport n'exprime rien d'autre que ce fait que, dans des conditions
déterminées, le droit de propriété sur ces pieds
carrés de terre autorise le propriétaire à s'emparer
d'une quantité déterminée du travail non payé, que
le capital a réalisé en fouillant ces pieds carrés comme
fait un porc dans un champ de pommes de terre. (Le manuscrit porte ici
entre parenthèses, mais biffé, le mot Liebig). A première
vue l'expression est la même que si l'on exprimait un rapport
entre un billet de cinq livres et le diamètre de la terre. Il est vrai
que les formes irrationnelles sous lesquelles apparaissent certains
rapports économiques, n'offusquent pas ceux qui les
représentent dans la pratique ; ils sont habitués à les voir
tels, et ils vont et viennent, s'occupant de leurs affaires, sans que
leur esprit en soit impressionné. Ils se meuvent au milieu des
contradictions avec autant de liberté que le poisson dans l'eau et
à eux s'applique ce que Hegel dit de certaines formules
mathématiques : l'esprit vulgaire trouve irrationnel ce qui est
rationnel, et ce qui pour lui est rationnel, est l'irrationnalité
même.
Lorsqu'on se place au point de vue de la surface cultivée,
l'augmentation de la masse de la rente a donc la même expression
que la hausse de son taux. Ainsi s'explique l'embarras dans lequel
on se trouve lorsque les circonstances qui expliquent l'augmentation de
la masse n'apparaissent pas en même temps que la hausse du taux,
et réciproquement.
Mais le prix de la terre peut aussi augmenter alors même que le
prix du produit diminue. Il en est ainsi lorsqu'une
différenciation plus accentuée vient augmenter la rente et par
conséquent le prix des meilleures terres. Ce cas se présente
également lorsque la productivité du travail devient plus grande,
dans des conditions telles que l'augmentation de la production est
relativement plus forte que la diminution du prix. Supposons que le quarter
ait coûté 60 sh. Si le même capital permet de récolter
sur le même acre de terre deux quarters au lieu d'un et s'il
en résulte que le prix du quarter tombe à 110 sh., les deux
quarters rapporteront 80 sh. Le même capital aura donc fourni un
produit d'un tiers plus considérable bien que le prix ait
baissé d'un tiers. Nous avons montré en étudiant la
rente différentielle, comment ces faits peuvent se passer sans que le
prix de vente du produit en dépasse le coût de production ou la
valeur. Il ne peut en être ainsi que dans deux cas, soit que la terre
la plus mauvaise soit éliminée et que le prix de la terre la
meilleure augmente, parce que l'amélioration générale a
agi différemment sur les différentes catégories de terres ;
soit que l'accroissement de la productivité du travail ait pour
effet d'augmenter la masse du produit sur la terre la plus mauvaise, le
coût de production (et la valeur, si une rente absolue est payée)
restant constant. Après comme avant, le produit représente alors
la même valeur, mais le prix par unité baisse, la masse
étant devenue plus grande. Pareil résultat n'est pas possible
si l'avance de capital reste la même, car dans ce cas la même
valeur est toujours exprimée par n'importe quelle quantité de
produit ; il peut être obtenu lorsqu'une avance
supplémentaire de capital a été faite pour du gypse, du
guano, en un mot pour des améliorations dont l'effet se fait
sentir durant plusieurs années. La condition est donc qu'il y ait
baisse du prix du quarter, mais que cette diminution soit
proportionnellement plus petite que l'augmentation de la quantité
de quarters.
Ces circonstances, qui sont de nature à provoquer une hausse de la rente et une augmentation du prix de la terre en général ou de quelques catégories de terres seulement, peuvent en partie coexister, en partie s'exclure, et n'agissent qu'alternativement. Mais de ce qui vient d'être développé, il résulte que d'une hausse du prix du sol on ne peut pas toujours inférer une hausse de la rente, et que d'une hausse de la rente, qui entraîne toujours une augmentation du prix de la terre, ou ne peut pas a priori conclure à une hausse du prix des produits du sol[5].
Au lieu de remonter aux causes effectives et naturelles de
l'épuisement du sol, la plupart des économistes qui se sont
occupés de la rente différentielle - à qui d'ailleurs
ces causes devaient être inconnues, la chimie agricole n'ayant
guère fait de progrès lorsqu'ils écrivaient - en sont
restés à la conception superficielle, que la masse de capital qui
peut être appliquée à un champ d'une étendue
donnée est nécessairement limitée ; ce qui amena, par
exemple, la Westminster Review à opposer à Richard Jones
que la culture de Soho Square serait insuffisante pour nourrir toute
l'Angleterre. Des avances successives de capital peuvent être
toutes fructueuses en agriculture, parce qu'ici la terre elle-même
est un instrument de production, ce qui n'est guère le cas dans
une fabrique, où la terre sert simplement d'assise aux
bâtiments, aux machines, etc. On peut, il est vrai - telle est la
manière d'opérer qui distingue la grande industrie, du
travail parcellaire - concentrer sur un espace relativement étroit une
production de grande importance. Mais à une productivité
donnée correspond. un espace donné, et une fois ce rapport
atteint, toute extension de la productivité nécessite une
extension de la surface de terre couverte par les moyens de production. De
même, les machines, etc. qui constituent le capital fixe, ne
s'améliorent pas par l'usage ; elles s'usent, finissent
par être en retard sur le progrès et doivent être
remplacées par d'autres plus perfectionnées. La terre, au
contraire, lorsqu'elle est traitée rationnellement,
s'améliore sans cesse, et c'est parce que de nouvelles avances
de capital peuvent venir ajouter un profit à celui que continuent
à donner les avances antérieures, que chaque nouvelle avance peut
déterminer un accroissement du rendement.
Notes
[1] Laing, Newman.
[2] Crowlington Strike. Engels, Lage der arbeitenden Klasse in England, p. 307 (Edition de 1892, p. 259).
[3] « Le pavé des rues de Londres a fourni aux propriétaires de quelques rochers stériles de la côte d'Écosse, le moyen de tirer une rente de ce qui n'en avait jamais rapporté auparavant ». (A. Smith, Livre I, chap. XI, section II).
[4] Rodbertus, dont nous examinerons de plus près dans notre livre IV l'écrit si remarquable sur la rente, a le grand mérite d'avoir mis ce point en évidence. Il commet cependant deux erreurs. D’abord, il admet qu'à une hausse du profit correspond toujours une augmentation du capital, de sorte que le rapport entre les deux reste constant. Il n'en est pas ainsi, car le taux du profit peut augmenter, bien que l'exploitation du travail reste la même, lorsque la composition du capital varie, lorsque la valeur du capital constant diminue relativement à celle du capital variable.
Ensuite, il considère le rapport entre la rente en argent et une terre quantitativement déterminée, de la superficie d'un acre par exemple, comme un rapport admis d'une manière générale par l'Économie classique dans ses recherches sur la hausse et la baisse de la rente, alors que celle-ci, lorsqu'elle s'occupe de la rente en nature, détermine le taux en partant du produit, et, lorsqu'elle s'occupe de la rente en argent, discute le taux en partant du capital avancé, ce qui est d'ailleurs rationnel.
[5] Voir dans Passy des exemples de hausse de la rente se produisant en même temps qu'une baisse des prix des produits de la terre.
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