1867

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Le Capital - Livre premier

Le développement de la production capitaliste

Karl MARX

VI° section : Le salaire

Chapitre XXII : Différence dans le taux des salaires nationaux


En comparant le taux du salaire chez différentes nations, il faut tout d'abord tenir compte des circonstances dont dépend, chez chacune d'elles, la valeur, soit absolue, soit relative [1], de la force de travail, telles que l'étendue des besoins ordinaires, le prix des subsistances, la grandeur moyenne des familles ouvrières, les frais d'éducation du travailleur, le rôle que joue le travail des femmes et des enfants, enfin la productivité, la durée et l'intensité du travail.

Dans les mêmes branches d'industrie la durée quotidienne du travail varie d'un pays à l'autre, mais en divisant le salaire à la journée par le nombre d'heures de la journée, on trouve le prix payé en chaque pays pour un certain quantum de travail, l'heure. Ces deux facteurs, le prix et la durée du travail, étant ainsi donnés, on est à même de comparer les taux nationaux du salaire au temps.

Puis il faut convertir le salaire au temps en salaire aux pièces, puisque lui seul indique les différents degrés d'intensité et de productivité du travail.

En chaque pays il y a une certaine intensité moyenne, ordinaire, à défaut de laquelle le travail consomme dans la production d'une marchandise plus que le temps socialement nécessaire, et, par conséquent, ne compte pas comme travail de qualité normale. Ce n'est qu'un degré d'intensité supérieur à la moyenne nationale qui, dans un pays donné, modifie la mesure de la valeur par la seule durée du travail. Mais il n'en est pas ainsi sur le marché universel dont chaque pays ne forme qu'une partie intégrante. L'intensité moyenne ou ordinaire du travail national n'est pas la même en différents pays. Là elle est plus grande, ici plus petite. Ces moyennes nationales forment donc une échelle dont l'intensité ordinaire du travail universel est l'unité de mesure. Comparé au travail national moins intense, le travail national plus intense produit donc dans le même temps plus de valeur qui s'exprime en plus d'argent.

Dans son application internationale, la loi de la valeur est encore plus profondément modifiée, parce que sur le marché universel le travail national plus productif compte aussi comme travail plus intense, toutes les fois que la nation plus productive n'est pas forcée par la concurrence à rabaisser le prix de vente de ses marchandises au niveau de leur valeur.

Suivant que la production capitaliste est plus développée dans un pays, l'intensité moyenne et la productivité du travail national y dépassent d'autant le niveau international [2]. Les différentes quantités de marchandises de la même espèce, qu'on produit en différents pays dans le même temps de travail, possèdent donc des valeurs internationales différentes qui s'expriment en prix différents, c'est à dire en sommes d'argent dont la grandeur varie avec celle de la valeur internationale. La valeur relative de l'argent sera, par conséquent, plus petite chez la nation où la production capitaliste est plus développée que là où elle l'est moins. Il s'ensuit que le salaire nominal, l'équivalent du travail exprimé en argent, sera aussi en moyenne plus élevé chez la première nation que chez la seconde, ce qui n'implique pas du tout qu'il en soit de même du salaire réel, c'est à dire de la somme de subsistances mises à la disposition du travailleur.

Mais à part cette inégalité de la valeur relative de l'argent en différents pays, on trouvera fréquemment que le salaire journalier  hebdomadaire, etc., est plus élevé chez la nation A que chez la nation B, tandis que le prix proportionnel du travail, c'est à-dire son prix comparé soit à la plus-value, soit à la valeur du produit, est plus élevé chez la nation B que chez la nation A.

Un économiste contemporain d'Adam Smith, James Anderson dit déjà : « Il faut remarquer que bien que le prix apparent du travail soit généralement moins élevé dans les pays pauvres, où les produits du sol, et surtout les grains, sont à bon marché, il y est cependant en réalité supérieur à celui d'autres pays. Ce n'est pas, en effet, le salaire donné au travailleur qui constitue le prix réel du travail, bien qu'il en soit le prix apparent. Le prix réel, c'est ce que coûte au capitaliste une certaine quantité de travail accompli; considéré à ce point de vue le travail est, dans presque tous les cas, meilleur marché dans les pays riches que les pays pauvres, bien que le prix des grains et autres denrées alimentaires soit ordinairement beaucoup moins élevé dans ceux-ci que dans ceux-là... Le travail estimé à la journée est beaucoup moins cher en Écosse qu'en Angleterre, le travail à la est généralement meilleur marché dans ce dernier pays [3]. » W. Cowell, membre de la Commission d'enquête sur les fabriques (1833), arriva, par une analyse soigneuse de la filature, à ce résultat : « en Angleterre, les salaires sont virtuellement inférieurs pour le capitaliste, quoique pour l'ouvrier ils soient peut-être plus élevés que sur le continent européen [4]. »

M. A. Redgrave, inspecteur de fabrique, démontre, au moyen d'une statistique comparée, que malgré des salaires plus bas et da journées de travail plus longues, le travail continental est, par rapport à la valeur produite, plus cher que le travail anglais. Il cite entre autres les données à lui communiquées par un directeur anglais d'une filature de coton en Oldenbourg, d'après lesquelles le temps de travail dure là quatorze heures et demie par jour (de 5 h 30 du matin jusqu'à 8 heures du soir), mais les ouvriers, quand ils sont placés sous des contremaîtres anglais, n’y font pas tout à fait autant d'ouvrage que des ouvriers anglais travaillant dix heures, et beaucoup moins encore, quand leurs contremaîtres sont des Allemands. Leur salaire est beaucoup plus bas, souvent de cinquante pour cent, que le salaire anglais, mais le nombre d'ouvriers employés par machine est plus grand, pour quelques départements de la fabrique dans la raison de cinq à trois [5].

M. Redgrave donne le tableau suivant de l'intensité comparative du travail dans les filatures anglaises et continentales :


Nombre moyen de broches par fabrique

Angleterre

12 600

Suisse

8 000

Autriche

7 000

Saxe

4 500

Belgique

4 000

France

1 500

Prusse

1 500


Nombre moyen de broches par tête

Angleterre

74

Suisse

55

Petits Etats allemands

55

Saxe

50

Belgique

50

Autriche

49

Bavière

46

Prusse

37

Russie

28

France

14

M. Redgrave remarque qu'il a recueilli ces chiffres quelques années avant 1866, date de son rapport, et que depuis ce temps là la filature anglaise a fait de grands progrès, mais il suppose qu'un progrès pareil a eu lieu dans les filatures continentales, de sorte que les chiffres maintiendraient toujours leur valeur relative.

Mais ce qui, d'après lui, ne fait pas assez ressortir la supériorité du travail anglais, c'est qu'en Angleterre un très grand nombre de fabriques combinent le tissage mécanique avec la filature, et que, dans le tableau précédent, aucune tête n'est déduite pour les métiers à tisser. Les fabriques continentales, au contraire, ne sont en général que des filatures [6].

On sait que dans l'Europe occidentale aussi bien qu'en Asie, des compagnies anglaises ont entrepris la construction de chemins de fer où elles emploient en général, à côté des ouvriers du pays, un certain nombre d'ouvriers anglais. Ainsi obligées par des nécessités pratiques à tenir compte des différences nationales dans l'intensité du travail, elles n'y ont pas failli, et il résulte de leurs expériences que si l'élévation du salaire correspond plus ou moins à l'intensité moyenne du travail, le prix proportionnel du travail marche généralement en sens inverse.

Dans son Essai sur le taux du salaire [7], un de ses premiers écrits économiques, M. H. Carey cherche à démontrer que les différents salaires nationaux sont entre eux comme les degrés de productivité du travail national. La conclusion qu'il veut tirer de ce rapport international, c'est qu'en général la rétribution du travailleur suit la même proportion que la productivité de son travail. Notre analyse de la production de la plus-value prouverait la fausseté de cette conclusion, lors même que M. Carey M eût prouvé les prémisses, au lieu d'entasser, selon son habitude, sans rime ni raison, des matériaux statistiques qui n'ont pas passé au crible de la critique. Mais, après tout, il fait l'aveu que la pratique est rebelle à sa théorie. Selon lui, les rapports économiques naturels ont été faussés par l'intervention de l'État de sorte qu'il faut calculer les salaires nationaux, comme si la partie qui en échoit à l'État restait dans les mains de l'ouvrier. N’aurait il pas dû se demander si ces faux-frais gouvernementaux ne sont pas eux-mêmes des fruits naturels du développement capitaliste ? Après avoir proclamé les rapports de la production capitaliste lois éternelles de la nature et de la raison, lois dont le jeu harmonique n'est troublé que par l'intervention de l'État il s'est avisé après coup de découvrir   quoi ? que l'influence diabolique de l'Angleterre sur le marché des deux mondes, qui, paraît il, n'a rien à faire avec les lois naturelles de la concurrence, que cette influence enfin a fait une nécessité de placer ces harmonies préétablies, ces lois éternelles de la nature, sous la sauvegarde de l'État, en d'autres termes, d'adopter le système protectionniste. Il a découvert encore que les théorèmes dans lesquels Ricardo formule des antagonismes sociaux qui existent ne sont point le produit idéal du mouvement économique réel, mais qu'au contraire ces antagonismes réels, inhérents à la production capitaliste, n'existent en Angleterre et ailleurs que grâce à la théorie de Ricardo ! Il a découvert enfin que ce qui, en dernière instance, détruit les beautés et les harmonies innées de la production capitaliste, c'est le commerce ! Un pas de plus, et il va peut-être découvrir que le véritable inconvénient de la production capitaliste, c'est le capital lui-même.

Il n'y avait qu'un homme si merveilleusement dépourvu de tout sens critique et chargé d'une érudition de si faux aloi, qui méritât de devenir, malgré ses hérésies protectionnistes, la source cachée de sagesse harmonique où ont puisé les Bastiat et autres prôneurs du libre échange.


Notes

[1] C'est à dire, sa valeur comparée à la plus value.

[2] Nous examinerons ailleurs les circonstances qui, par rapport à la productivité, peuvent modifier cette loi pour des branches de production particulières.

[3] James Anderson : Observations on the means of exciting a spirit of Nationai Industry, etc. Edinburgh, 1777, p. 350, 351.)   La Commission royale, chargée d'une enquête sur les chemins de fer, dit au contraire : « Le travail est plus cher en Irlande qu'en Angleterre, parce que les salaires y sont beaucoup plus bas. (Royal Commission on Railways, 1867. Minutes, p. 2074.)

[4] Ure, l. c., t.II, p. 58.

[5] En Russie, les filatures sont dirigées par des Anglais, le capitaliste indigène n'étant pas apte à cette fonction. D'après des détails exacts, fournis à M. Redgrave par un de ces directeurs anglais, le salaire est piteux, l'excès de travail effroyable, et la production continue jour et nuit sans interruption. Néanmoins, ces filatures ne végètent que grâce au système prohibitif.

[6] Reports of lnsp. of Fact, 31 st. october 1866, p. 31, 37. Je pourrais, dit encore M. Redgrave, nommer beaucoup de filatures de mon district, où des mules à deux mille deux cents broches sont surveillées par une seule personne, aidée de deux filles, et où on fabrique par jour deux cent vingt livres de filés, d'une longueur de quatre cents milles (anglais).

[7] H. Carey : Essay on the rate of Wages with an Examination of the causes of the Differences in the conditions of the Labouring Population throughouthhe World. Philadelphia, 1835.


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