1848-49 |
Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution... Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
La Nouvelle Gazette Rhénane
Le conflit entre Karl Marx [1] et la qualité de sujet prussien
Cologne, 4 septembre
Ainsi que nous l'avons déjà mentionné, Karl Marx, rédacteur en chef de la Nouvelle Gazette rhénane, est entré en conflit avec la « qualité de sujet prussien ». Cette affaire est une nouvelle preuve de la façon dont on cherche à escamoter les promesses de mars. Le document suivant, adressé par Marx à M. Kühlwetter, ministre de l'Intérieur, nous indique de quoi il retourne :
« Monsieur le Ministre,
« Je me permets de déposer un recours contre l'application d'un décret du gouvernement royal qui me concerne personnellement.
En 1843, j'ai quitté mon pays natal, la Prusse rhénane, pour m'installer provisoirement à Paris. En 1844, j'ai appris que sur la base de mes écrits l'Administration royale de Coblence avait lancé contre moi un mandat d'arrêt adressé aux autorités compétentes de la police des frontières. Cette nouvelle fut aussi publiée dans des journaux soumis à la censure de Berlin. Je me considérai à partir de ce moment comme réfugié politique. Plus tard - en janvier 1845 - je fus expulsé de France à l'instigation du gouvernement prussien d'alors et je m'établis en Belgique. Là aussi des demandes d'expulsion furent déposées par le gouvernement prussien auprès du ministre de Belgique; je me vis finalement obligé de demander à ne plus être citoyen des États prussiens. Il me fallut employer ce dernier moyen pour échapper à de semblables poursuites. La meilleure preuve que c'est uniquement à mon corps défendant que j'ai demandé l'autorisation d'émigrer, c'est que je n'ai pris la nationalité d'aucun autre État, bien que des membres du gouvernement provisoire de France me l'aient proposé après la révolution de février.
Après la révolution de mars, je suis rentré dans mon pays; et, en avril, à Cologne j'ai fait une demande pour obtenir le droit de citoyenneté, ce qui me fut accordé sans difficulté par le Conseil municipal d'ici. Selon la loi du 31 décembre 1842 l'affaire fut portée, pour confirmation, devant le gouvernement royal. J'obtins alors du directeur de la police d'ici, M. Geiger, une lettre dont voici le contenu :
Monsieur,
Je porte à votre connaissance que le gouvernement royal, considérant votre situation antérieure et en vertu des dispositions de la loi du 31 décembre 1842 (par. 5) permettant d'accorder à un étranger la qualité de sujet prussien, n'en a pas fait usage en votre faveur. Vous êtes donc considéré, après comme avant, comme étranger (paragraphes 15 et 16 de la loi).
Cologne, le 3 août 1848.
Le directeur de la police,
Signé : GEIGER.
Au Docteur Marx
n° 2678
Je tiens la décision du gouvernement royal pour illégale et ce, pour les raisons suivantes :
D'après le décret fédéral du 30 mars de cette année [2] les réfugiés politiques sont électeurs et éligibles à l'Assemblée nationale allemande s'ils sont rentrés en Allemagne et ont déclaré vouloir recouvrer leurs droits de citoyenneté.
La décision du Parlement préparatoire qui n'est certes pas une disposition légale directe, mais qui fait cependant autorité quant aux perspectives et promesses faites au peuple allemand immédiatement après la révolution, donne le droit de vote actif et passif, même aux réfugiés politiques qui ont adopté une nationalité étrangère mais veulent recouvrer leurs droits de citoyenneté allemande.
Mais en tout cas le décret fédéral et l'ordonnance du ministère Camphausen en Prusse qui s'y réfère sont légalement valables.
Comme ma demande d'autorisation de m'établir à Cologne dit assez clairement ma volonté de recouvrer mon droit de citoyenneté allemande, il est établi que je suis électeur et éligible à l'Assemblée nationale allemande, que j'ai au moins le droit de citoyenneté allemande.
Mais si j'ai le droit suprême que peut avoir un Allemand, on pourra d'autant moins me refuser de prétendre au droit inférieur de citoyenneté prussienne.
Le gouvernement royal de Cologne se réfère à la loi du 31 décembre 1842. Mais cette loi, elle aussi, à la lumière du décret fédéral cité plus haut, parle en ma faveur.
Selon le paragraphe 15, 1 et 3 on perd la qualité de Prussien sur sa propre demande ou à la suite d'un séjour de dix ans à l'étranger. Après la révolution, de nombreux réfugiés politiques qui étaient restés plus de dix ans à l'étranger et qui, par conséquent, selon le paragraphe 15 de la loi citée, avaient perdu tout comme moi la nationalité prussienne, sont rentrés dans leur pays. Quelques-uns d'entre eux, par exemple M. Venedey, siègent à l'Assemblée nationale allemande. Les « autorités de la police provinciale » prussienne (paragraphe 5 de la loi) pourraient aussi, si bon leur semblait, refuser à ces législateurs allemands le droit de citoyenneté prussienne !
Je considère finalement tout à fait déplacé que le gouvernement royal d'ici, et particulièrement M. le directeur de la police Geiger, se servent dans la notification qui m'a été faite, du terme de « sujet », puisque le ministère actuel, tout comme celui qui l'a précédé, ont banni cette dénomination de tous les documents officiels et ne parlent que de ressortissants. Il est aussi déplacé, même abstraction faite de mon droit de citoyenneté prussienne, de me désigner du terme d'étranger, moi, un citoyen de l'Empire allemand.
Si, en outre, le gouvernement prussien, « considérant ma situation antérieure » refuse de confirmer mon droit de citoyenneté allemande, cela ne peut se rapporter à ma situation matérielle, puisque suivant les termes de la loi du 31 décembre 1842, seul le conseil municipal de Cologne a le droit d'en décider, et qu'il a tranché en ma faveur. Cela ne peut se rapporter qu'à mon activité de rédacteur en chef de la Nouvelle Gazelle rhénane et cela signifie alors qu'il s'agit de mes opinions démocratiques et de mon attitude d'opposition à l'égard du gouvernement en place. Mais même si le gouvernement local d'ici ou le ministère de l'Intérieur à Berlin avaient le pouvoir - que je leur dénie - de me refuser le droit de citoyenneté prussienne, dans ce cas particulier situé dans le cadre du décret fédéral du 30 mars - ce n'est que dans l'ancien État policier, et non dans la Prusse de la révolution avec son ministère responsable, que l'on pourrait utiliser des motifs tendancieux de cette sorte.
Il me faut finalement remarquer que M. Muller, directeur de la police, à qui je déclarai que dans l'incertitude où j'étais je ne pouvais pas faire venir ma famille de Trèves à Cologne, m'assura que ma renaturalisation ne ferait aucune difficulté.
C'est pour toutes ces raisons que je vous demande, M. le ministre, de donner vous-même des instructions au gouvernement royal local pour qu'il confirme le droit de m'établir ici, droit qui m'a été accordé par le conseil municipal d'ici, et pour me rendre ainsi la qualité de Prussien.
Veuillez accepter, Monsieur le Ministre, l'assurance de ma parfaite considération. »
Cologne, le 22 août 1848.
Karl MARX.
Notes
[1] Le refus des autorités de Cologne de donner à Marx la nationalité prussienne provoqua une vive indignation dans les milieux démocratiques de la ville. La Société démocratique de Cologne envoya une délégation réclamer la suspension des mesures policières prises à l'encontre de Marx. Lorsqu'en réponse à la protestation de Marx auprès de Kühlwetter, ministre prussien de l'Intérieur, celui-ci confirma le décret au gouvernement provincial de Cologne le 12 septembre 1848, le gouvernement prussien utilisa plus tard cette circonstance pour retirer à Marx, en mai 1849, « le droit d'hospitalité qu'il avait si honteusement violé ». L'expulsion de Marx et les représailles contre les autres rédacteurs de la Nouvelle Gazette rhénane contraignirent la rédaction à suspendre la parution du journal.
[2] Le 30 mars 1848, la Diète fédérale prit un décret où il était établi qu'il devait y avoir à l'Assemblée nationale un représentant pour 70.000 électeurs. Le 2 avril 1848, le Comité des Dix-sept transmit à la Diète fédérale la proposition délire un député pour 50.000 électeurs et d'autoriser les réfugiés politiques, s'ils étaient rentrés en Allemagne et avaient recouvré leur droit de citoyenneté, à être électeurs et éligibles. Le 7 avril 1848, la Diète fédérale approuva cette proposition.