1844 |
Marx et Engels rompent avec l'hégélianisme.... |
La sainte famille
La correspondance de la Critique critique
Où peut-on être mieux
Qu'au sein de sa famille [1].
La Critique critique, dans son existence absolue en la personne de M. Bruno, a déclaré que l'humanité en masse, l'humanité entière qui n'est pas Critique critique, était son contraire, son objet essentiel : essentiel, parce que la Masse existe ad majorem gloriam Dei [2], pour la plus grande gloire de la Critique, de l'Esprit - objet, parce qu'elle est simplement la matière de la Critique critique. La Critique critique a proclamé que son rapport avec la Masse était le rapport historique de notre temps.
Cependant, il ne suffit pas, pour créer une contradiction historique, de se déclarer en contradiction avec le monde entier. On peut se figurer être un objet de scandale universel, parce que, par maladresse, on scandalise universellement. Pour qu'il y ait contradiction historique, il ne suffit pas que je déclare que le monde est mon contraire; il faut encore que le monde déclare que je suis son contraire essentiel, me traite et me reconnaisse comme tel. Cette reconnaissance, la Critique critique la tire de la correspondance, qui a pour mission d'attester à la face du monde la fonction rédemptrice de la Critique, ainsi que l'irritation universelle du monde en présence de l'évangile critique. La Critique critique est son propre objet, en tant qu'objet du monde. C'est la correspondance qui est chargée de la présenter comme telle, comme intérêt du monde à notre époque.
La Critique critique se considère comme sujet absolu. Le sujet absolu a besoin de culte. Un culte réel implique des tiers, des individus croyants. C'est pourquoi la Sainte Famille de Charlottenburg reçoit de ses correspondants le culte qui lui est dû. Ses correspondants lui disent ce qu'elle est, et ce que son adversaire, la Masse, n'est pas.
En représentant ainsi l'opinion qu'elle a d'elle-même comme opinion du monde, en réalisant son concept, la Critique tombe toutefois dans l'illogisme. Dans son propre sein apparaît une sorte de formation de masse : il se forme une Masse critique, qui a pour laconique fonction d'être l'écho infatigable des slogans critiques. Pour l'amour de la logique, cet illogisme est excusable. La Critique critique, qui ne se sent pas chez elle dans ce monde de péché, est forcée de créer dans sa propre maison un monde pécheur.
Le correspondant de la Critique critique, membre de la Masse critique, ne suit pas un chemin parsemé de roses. Son chemin est difficile, plein d'épines, un chemin critique. La Critique critique est un maître spiritualiste, spontanéité pure, actus purus [3], intolérant envers toute action venant du dehors. Le correspondant ne peut donc être qu'un sujet apparent, il ne peut avoir à l'égard de la Critique critique une attitude indépendante qu'en apparence et ne peut vouloir lui communiquer quelque chose de neuf et de personnel qu'en apparence. Il est en vérité son propre ouvrage à elle, sa perception d'elle-même pour un instant objectivée et posée comme entité autonome.
C'est pourquoi les correspondants ne manquent pas d'assurer sans trêve que, d'elle-même, la Critique critique sait, pénètre, connaît, conçoit, expérimente tout ce qui lui est communiqué en apparence au même instant. C'est ainsi, par exemple, que ZerrIeder emploie les tournures suivantes :
« Le concevez-vous ? Vous savez. Vous savez pour la seconde et la troisième fois. Vous en aurez maintenant assez entendu pour pouvoir comprendre vous-même. »
Fleischhammer, le correspondant de Breslau, écrit :
« Mais que.., cela sera aussi peu énigmatique pour vous que pour moi. »
Ou encore Hirzel, le correspondant de Zurich [4] :
« Sans doute apprendrez-vous par vous-même. »
Le correspondant critique respecte si soigneusement la correspondance absolue de la Critique critique, qu'il lui prête une compréhension même dans les cas où il n'y a absolument rien à comprendre. C'est ainsi que Fleischhammer écrit :
« Vous me comprendrez ( !) complètement (!) si je vous dis que ] lon ne peut guère sortir sans rencontrer de jeunes ecclésiastiques catholiques en longs frocs et manteaux noirs. »
Bien mieux, dans leur angoisse, les correspondants entendent la Critique critique dire, répondre, s'écrier, se moquer !
Ainsi, Zerrleder :
« Mais..., dites; eh bien, écoutez ! »
Fleischhammer :
« Pourtant, j'entends déjà ce que vous dites. Aussi bien voulais-je dire simplement. »
Hirzel :
« Gentilhomme, vous écrierez-vous. »
Un correspondant de Tubingen :
« Ne vous riez pas de moi ! »
De là vient aussi un autre procédé des correspondants : ils communiquent à la Critique critique des faits et lui en demandent l'interprétation spirituelle, ils lui fournissent des prémisses et lui laissent le soin d'en tirer la conclusion, voire s'excusent de lui rabâcher des choses qu'elle connaît depuis longtemps.
Zerrleder :
« Votre correspondant ne peut que vous donner un tableau, une description des faits. L'esprit qui anime ces choses ne saurait être inconnu de vous, surtout pas de vous. »
Ou encore :
«Vous en tirerez bien vous-même la conclusion. »
Hirzel :
« Que toute création soit issue de son contraire extrême, non ce n'est pas à moi qu'il appartient de vous entretenir encore de cette thèse spéculative. »
Il arrive également que les expériences faites par le correspondant ne soient que l'accomplissement et la confirmation de prophéties critiques. Fleischhammer :
« Votre prédiction s'est réalisée. »
Zerrleder :
« Les tendances dont je vous ai dit qu'elles gagneraient de plus en plus en Suisse, bien loin d'être pernicieuses, sont tout à fait salutaires.., pure confirmation de l'idée que vous avez énoncée bien des fois déjà », etc.
La Critique critique se sent de temps en temps poussée à exprimer la condescendance dont elle fait preuve en acceptant de correspondre; et elle motive cette condescendance en disant que le correspondant s'est heureusement acquitté de telle ou telle tâche. C'est ainsi que M. Bruno écrit au correspondant de Tubingen :
« C'est réellement une inconséquence de ma part de répondre à ta lettre... Mais tu as d'autre part fait des observations tellement pertinentes que... je ne puis te refuser l'explication sollicitée. »
La Critique critique se fait écrire de province : mais il ne s'agit pas de la province au sens politique, qui, tout le monde le sait, n'existe nulle part en Allemagne; il s'agit de la province critique, dont la capitale est Berlin; Berlin est le siège des patriarches critiques et de la Sainte Famille critique, tandis que, dans les provinces, niche la Masse critique. Les provinciaux critiques n'osent prétendre accaparer l'attention de l'office critique suprême qu'avec force révérences et excuses.
C'est ainsi qu'un anonyme écrit à M. Edgar, qui, en tant que membre de la Sainte Famille, est lui aussi un grand personnage :
« Monsieur, la jeunesse aime à se grouper quand elle a des aspirations communes (notre différence d'âge n'est que de deux ans); je vous prie de trouver dans ce fait l'excuse de ces lignes. »
Ce compagnon d'âge de M. Edgar se définit en passant comme l'essence de la philosophie la plus moderne. N'est-il pas dans l'ordre que la Critique soit en correspondance avec l'essence de la philosophie ? Si ce compagnon de M. Edgar assure qu'il a déjà perdu ses dents ce n'est là qu'une allusion à son essence allégorique. L' « essence de la philosophie la plus moderne » a « appris de Feuerbach à poser le moment de la culture dans l'intuition objective. » Il fournit aussitôt un échantillon de sa culture et de son intuition, en assurant M. Edgar qu'il est parvenu à « une intuition totale de sa nouvelle » : « Vivent les principes solides [5] ! » et en faisant en même temps l'aveu loyal qu'il n'a pas bien nettement compris l'intention de M. Edgar, pour finalement ruiner l'assurance qu'il a donnée de son intuition totale par la question suivante : « Ou bien me suis-je mépris totalement ? » Après cet échantillon, on trouvera dans l'ordre des choses que l'essence de la philosophie la plus moderne s'exprime, au sujet de la Masse, en ces termes :
« Nous sommes bien forcés de condescendre une fois au moins à examiner et à défaire le nud magique qui interdit au sens commun de pénétrer dans le flot sans bornes de la pensée. »
Si l'on veut parvenir à une intuition complète de la Masse critique, il faut lire la correspondance de M. Hirzel, de Zurich (livraison n° 5). Ce malheureux ressasse les slogans critiques avec une docilité vraiment touchante et une mémoire digne d'éloges. Il n'a garde d'oublier les phrases préférées de M. Bruno sur les batailles que celui-ci a livrées, sur les campagnes dont il a dressé le plan et qu'il a dirigées. Mais M. Hirzel s'acquitte surtout de sa fonction de membre de la Masse critique en s'emportant contre la Masse profane et ses rapports avec la Critique critique.
Il parle de la Masse qui se figure avoir part à l'histoire, « de la Masse pure », de la « Critique pure », de la « pureté de cette contradiction », ... « contradiction si pure... que l'histoire n'en a jamais fourni d'aussi pure », ... de « l'essence mécontente », du « vide de la mauvaise humeur, du découragement, du manque de cur, de la pusillanimité, de la fureur, de l'exaspération achevés de la Masse envers la Critique », de la « Masse qui n'existe que pour rendre, par sa résistance, la Critique plus perspicace et plus vigilante ». Il parle de la « création issue de son contraire extrême», de la hauteur de sentiments qui élève la Critique au-dessus de la haine et autres émotions profanes. C'est à cette profusion de formules critiques que se limite la contribution de M. Hirzel à la Literatur-Zeitung. De même qu'il reproche à la Masse de se satisfaire du simple « sentiment », de la « bonne volonté », de la « phrase », de la « foi », etc., il se contente lui-même, en tant que membre de la Masse critique, de phrases, de manifestations de son « sentiment critique », de sa « foi critique », de son «bon vouloir critique », et laisse à M. Bruno et consorts « l'action, le travail, la lutte » et les « uvres ».
Malgré le tableau effrayant que les membres de la (« Masse critique ») tracent de la tension historique qui anime le monde profane face à la « Critique critique », le fait même de cette tendance historique n'est pas établi, du moins pour l'incroyant. En répétant servilement et sans esprit critique ces « fantasmagories » et ces « prétentions » critiques, les correspondants démontrent simplement que les idées fixes du maître sont également les idées fixes du valet. L'un des correspondants critiques essaie bien d'appuyer son argumentation sur des faits.
« Vous voyez, écrit-il à la Sainte Famille, que la Literatur-Zeitung atteint son but, c'est-à-dire qu'elle ne trouve pas d'écho. Elle ne pourrait trouver d'écho que si elle accordait sa musique à celle de l'absence d'idées, que si vous vous avanciez fièrement avec un arsenal de locutions sonores et toute une fanfare de catégories courantes. »
Un arsenal de locutions sonores et toute une fanfare de catégories courantes ! On le voit, le correspondant critique s'efforce, lui, de caracoler, porteur de locutions qui ne sont pas « courantes » ! Pourtant, il nous faut rejeter comme purement apologétique son explication du fait que la Literatur-Zeitung ne trouve pas d'écho. Pourquoi ne pas interpréter plutôt ce fait en sens inverse et dire que la Critique critique se trouve à l'unisson de la grande Masse, j'entends de la Grande Masse des plumitifs qui ne trouve aucun écho ?
Il ne suffit donc pas que les correspondants critiques adressent les locutions critiques à la fois à la Sainte Famille sous forme de « prière » et à la Masse comme « formule de malédiction ». Il faut des correspondants non critiques, à caractère de Masse; il faut de réels députés de la Masse auprès de la Critique critique, pour démontrer la tension réelle qui existe entre la Masse et la Critique.
C'est pourquoi la Critique critique fait aussi une place à la Masse non critique. Elle obtient que de candides représentants de cette Masse correspondent avec elle, qu'ils reconnaissent l'importance, le caractère absolu de la contradiction qui les oppose à la Critique, que retentisse enfin le cri de détresse implorant qu'on les délivre de cette contradiction.
Notes
[1] Citation empruntée à la comédie en un acte de Marmontel : Lucile, scène 4.
[2] Pour la plus grande gloire de Dieu.
[3] Acte pur.
[4] Ces deux derniers sont des collaborateurs effectifs de la Literatur-Zeitung ; le premier semble bien n'être qu'un pseudonyme de Bruno Bauer.
[5] Titre d'un récit d'Edgar Bauer figurant dans le recueil : Berliner Novellen (Nouvelles berlinoises) d'Alexandre Weill et Edgar Bauer (1843).