1844 |
Marx et Engels rompent avec l'hégélianisme.... |
La sainte famille
« La Critique critique absolue » ou « la Critique critique » personnifiée par Mr. Bruno
« Le spinozisme avait dominé le XVIIIe siècle, aussi bien dans son développement français, qui fit de la matière la substance, que dans le théisme, qui donna à la matière un nom plus spiritualiste... L'école française de Spinoza et les adeptes du théisme n'étaient que deux sectes qui se disputaient sur la véritable signification de son système... Le sort de cette philosophie des Lumières fut simplement de sombrer dans le romantisme, après qu'elle eut été forcée de se rendre à la réaction qui avait débuté avec le mouvement français. »
Voilà ce que nous dit la Critique.
À l'histoire critique du matérialisme français nous allons opposer, esquissée à grands traits, son histoire profane, massive. Nous constaterons avec respect quel abîme existe entre l'histoire telle qu'elle s'est réellement passée, et l'histoire telle qu'elle se passe en vertu du décret de la « Critique absolue », créatrice à la fois de l'ancien et du nouveau. Enfin, dociles aux injonctions de la Critique, nous ferons des questions de l'histoire critique : « Pourquoi ? D'où ? Vers quoi ? » « l'objet d'une étude attentive ».
« À parler exactement et au sens prosaïque », la philosophie française des Lumières, au XVIIIe siècle, et surtout le matérialisme français n'ont pas mené seulement la lutte contre les institutions politiques existantes, contre la religion et la théologie existantes, mais elles ont tout autant mené une lutte ouverte, une lutte déclarée contre la métaphysique du XVIIe siècle, et contre toute métaphysique, singulièrement celle de Descartes, de Malebranche, de Spinoza et de Leibniz. On opposa la philosophie à la métaphysique, tout comme Feuerbach opposa la lucidité froide de la philosophie à l'ivresse de la spéculation le jour où, pour la première fois, il prit résolument position contre Hegel [2]. La métaphysique du XVIIe siècle qui avait dû céder la place à la philosophie française des Lumières et surtout au matérialisme français du XVIIIe siècle, a connu une restauration victorieuse et substantielle dans la philosophie allemande, et surtout dans la philosophie spéculative allemande du XIXe siècle. D'abord Hegel, de géniale façon, l'unit à toute métaphysique connue et à l'idéalisme allemand, et fonda un empire métaphysique universel; puis, de nouveau, à l'attaque contre la théologie correspondit, comme au XVIIIe siècle, l'attaque contre la métaphysique spéculative et contre toute métaphysique. Celle-ci succombera à jamais devant le matérialisme, désormais achevé par le travail de la spéculation elle-même et coïncidant avec l'humanisme. Or, si Feuerbach représentait, dans le domaine de la théorie, le matérialisme coïncidant avec l'humanisme, le socialisme et le communisme français et anglais l'ont représenté dans le domaine de la pratique [3].
« À parler exactement et au sens prosaïque », il existe deux tendances du matérialisme français : l'une tire son origine de Descartes, l'autre de Locke. La seconde est par excellence un élément de culture français et aboutit directement au socialisme; l'autre, le matérialisme mécaniste, se perd dans la science française de la nature proprement dite. Les deux tendances s'entrecroisent au cours de leur développement. Nous n'avons pas à étudier ici plus en détail le matérialisme français datant directement de Descartes, pas plus que l'école française de Newton ni le développement général de la science française de la nature [4].
Bornons-nous donc à ceci :
Dans sa physique, Descartes avait prêté à la matière une force créatrice spontanée et conçu le mouvement mécanique comme son acte vital. Il avait complètement séparé sa physique de sa métaphysique. À l'intérieur de sa physique, la matière est l'unique substance, le fondement unique de l'être et de la connaissance.
Le matérialisme mécaniste français s'est rattaché à la physique de Descartes, par opposition à sa métaphysique. Ses disciples ont été antimétaphysiciens de profession, c'est-à-dire physiciens.
Cette école commence avec le médecin Le Roy [5], atteint son apogée avec le médecin Cabanis [6], et c'est le médecin La Mettrie [7] qui en est le centre. Descartes vivait encore quand Le Roy transposa sur l'âme humaine tout comme La Mettrie au XVIIIe siècle la construction cartésienne de l'animal, déclarant que l'âme n'était qu'un mode du corps, et les idées des mouvements mécaniques. Le Roy croyait même que Descartes avait dissimulé sa vraie façon de penser. Descartes protesta. À la fin du XVIIIe siècle, Cabanis mit la dernière main au matérialisme cartésien dans son ouvrage : Rapports du physique et du moral de l'homme.
Le matérialisme cartésien continue d'exister en France. Il enregistre ses grands succès dans la physique mécanique, à laquelle, « pour parler exactement et au sens prosaïque », on peut reprocher tout ce qu'on veut sauf le romantisme.
Dès sa première heure, la métaphysique du XVIIe siècle, représentée, pour la France, surtout par Descartes, a eu le matérialisme pour antagoniste. Descartes le rencontre personnellement en Gassendi [8], restaurateur du matérialisme épicurien. Le matérialisme français et anglais est demeuré toujours en rapport étroit avec Démocrite et Épicure. La métaphysique cartésienne a eu un autre adversaire en la personne du matérialiste anglais Hobbes. C'est longtemps après leur mort que Gassendi et Hobbes ont triomphé de leur adversaire, au moment même où celui-ci régnait déjà comme puissance officielle dans toutes les écoles françaises.
Voltaire a fait observer que l'indifférence des Français du XVIIIe siècle à l'égard des querelles opposant Jésuites et Jansénistes était provoquée moins par la philosophie que par les spéculations financières de Law. La chute de la métaphysique du XVIIe siècle ne peut donc s'expliquer par la théorie matérialiste du XVIIIe siècle qu'autant qu'on explique ce mouvement théorique lui-même par la configuration pratique de la vie française en ce temps. Cette vie était tournée vers le présent immédiat, la jouissance temporelle et les intérêts temporels, en un mot vers le monde terrestre. À sa pratique antithéologique, antimétaphysique, matérialiste, devaient nécessairement correspondre des théories antithéologiques, antimétaphysiques, matérialistes. C'est pratiquement que la métaphysique avait perdu tout crédit. Notre tâche se borne ici à indiquer brièvement l'évolution de la théorie.
La métaphysique du XVIIe siècle (qu'on pense à Descartes, Leibniz, etc.), était encore imprégnée d'un contenu positif, profane. Elle faisait des découvertes en mathématiques, en physique et dans d'autres sciences exactes qui paraissaient en faire partie. Mais dès le début du XVIIIe siècle, cette apparence s'était évanouie. Les sciences positives s'étaient séparées de la métaphysique et avaient délimité leurs sphères propres. Toute la richesse métaphysique se trouvait réduite aux problèmes de la pensée et aux choses célestes, au moment précis où les êtres réels et les choses terrestres commençaient à absorber tout l'intérêt. La métaphysique avait perdu tout son sel. C'est l'année même où moururent les derniers grands métaphysiciens français du XVIIe siècle, Malebranche et Arnauld [9], que naquirent Helvétius et Condillac.
L'homme qui, sur le plan de la théorie, fit perdre leur crédit à la métaphysique du XVIIe siècle et à toute métaphysique, fut Pierre Bayle. Son arme était le scepticisme, forgé à, partir des formules magiques de la métaphysique elle-même. Son propre point de départ fut la métaphysique cartésienne. C'est en combattant la théologie spéculative que Feuerbach a été amené à combattre la philosophie spéculative, précisément parce qu'il reconnut dans la spéculation le dernier soutien de la théologie et qu'il lui fallut forcer les théologiens à renoncer à leur pseudo-science pour en revenir à la foi grossière et répugnante; de même, c'est parce qu'il doutait de la religion que BayIe se mit à douter de la métaphysique qui étayait cette foi. Il soumit donc la métaphysique à la critique, dans toute son évolution historique. Il s'en fit l'historien, pour écrire l'histoire de son trépas. Il réfuta surtout Spinoza et Leibniz.
Pierre Bayle, en dissolvant la métaphysique par le scepticisme, a fait mieux que de contribuer à faire admettre le matérialisme et la philosophie du bon sens en France. Il a annoncé la société athée qui n'allait pas tarder à exister, en démontrant qu'il pouvait exister une société de purs athées, qu'un athée pouvait être honnête homme, que l'homme se rabaissait non par l'athéisme, mais par la superstition et l'idolâtrie.
Selon le mot d'un auteur français, Pierre Bayle a été « le dernier des métaphysiciens au sens du XVIIe siècle » et le « premier des philosophes au sens du XVIIIe ».
À côté de la réfutation négative de la théologie et de la métaphysique du XVIIe siècle, il fallait un système antimétaphysique positif. On avait besoin d'un livre qui mît en système la pratique vivante du temps et lui donnât un fondement théorique. L'ouvrage de Locke : Essai sur l'entendement humain, vint à point nommé d'outre-Manche. Il fut accueilli avec enthousiasme, comme un hôte impatiemment attendu.
On peut poser la question : Locke ne serait-il pas un disciple de Spinoza ? Laissons répondre l'histoire « profane » :
Le matérialisme est le vrai fils de la Grande-Bretagne. Déjà son scolastique Duns Scot [10] s'était demandé « si la matière ne pouvait pas penser ».
Pour opérer ce miracle, il eut recours à la toute-puissance de Dieu; autrement dit, il força la théologie elle-même à prêcher le matérialisme. Il était de surcroît nominaliste. Chez les matérialistes anglais, le nominalisme est un élément capital, et il constitue d'une façon générale la première expression du matérialisme.
Le véritable ancêtre du matérialisme anglais et de toute science expérimentale moderne, c'est Bacon. La science basée sur l'expérience de la nature constitue à ses yeux la vraie science, et la physique sensible en est la partie la plus noble. Il se réfère souvent à Anaxagore et ses homoioméries, ainsi qu'à Démocrite et ses atomes. D'après sa doctrine, les sens sont infaillibles et la source de toutes les connaissances. La science est la science de l'expérience et consiste dans l'application d'une méthode rationnelle au donné sensible. Induction, analyse, comparaison, observation, expérimentation, telles sont les conditions principales d'une méthode rationnelle. Parmi les propriétés innées de la matière, le mouvement est la première et la plus éminente, non seulement en tant que mouvement mécanique et mathématique, mais plus encore comme instinct, esprit vital, force expansive, tourment de la matière (pour employer l'expression de Jacob Boehme). Les formes primitives de la matière sont des forces essentielles vivantes, individualisantes, inhérentes à elle, et ce sont elles qui produisent les différences spécifiques.
Chez Bacon, son fondateur, le matérialisme recèle encore, de naïve façon, les germes d'un développement multiple. La matière sourit à l'homme total dans l'éclat de sa poétique sensualité; par contre, la doctrine aphoristique, elle, fourmille encore d'inconséquences théologiques.
Dans la suite de son évolution, le matérialisme devient étroit. C'est Hobbes qui systématise le matérialisme de Bacon. Le monde sensible perd son charme original et devient le sensible abstrait du géomètre. Le mouvement Physique est sacrifié au mouvement mécanique ou mathématique; la géométrie est proclamée science principale. Le matérialisme se fait misanthrope. Pour pouvoir battre sur son propre terrain l'esprit misanthrope et désincarné, le matérialisme est forcé de mortifier lui-même sa chair et de se faire ascète. Il se présente comme un être de raison, mais développe aussi bien la logique inexorable de l'entendement.
Partant de Bacon, Hobbes procède à la démonstration suivante : si leurs sens fournissent aux hommes toutes leurs connaissances, il en résulte que l'intuition, l'idée, la représentation, etc., ne sont que les fantômes du inonde corporel plus ou moins dépouillé de sa forme sensible. Tout ce que la science peut faire, c'est donner un nom à ces fantômes. Un seul et même nom peut être appliqué à plusieurs fantômes. Il peut même y avoir des noms de noms. Mais il serait contradictoire d'affirmer d'une part que toutes les idées ont leur origine dans le monde sensible et de soutenir d'autre part qu'un mot est plus qu'un mot et qu'en dehors des entités représentées, toujours singulières, il existe encore des entités universelles. Au contraire, une substance incorporelle est tout aussi contradictoire qu'un corps incorporel. Corps, être, substance, tout cela est une seule et même idée réelle. On ne peut séparer la pensée d'une matière qui pense. Elle est le sujet de tous les changements. Le mot infini n'a pas de sens, à moins de signifier la capacité de notre esprit d'additionner sans fin. C'est parce que la matérialité seule peut faire l'objet de la perception et du savoir que nous ne savons rien de l'existence de Dieu. Seule est certaine ma propre existence. Toute passion humaine est un mouvement mécanique, qui finit ou commence. Les objets des instincts, voilà le bien. L'homme est soumis aux mêmes lois que la nature. Pouvoir et liberté sont identiques.
Hobbes avait systématisé Bacon, mais sans avoir fondé plus précisément son principe de base, aux termes duquel les connaissances et les idées ont leur origine dans le monde sensible.
C'est Locke qui, dans son Essai sur l'entendement humain, a donné un fondement au principe de Bacon et de Hobbes.
De même que Hobbes anéantissait les préjugés théistes du matérialisme baconien, de même Collins, Dodwell, Coward, Hartley, Priestley [11], etc., firent tomber la dernière barrière théologique qui entourait le sensualisme de Locke. Pour le matérialiste tout au moins, le théisme n'est qu'un moyen commode et paresseux de se débarrasser de la religion.
Nous avons déjà fait remarquer combien l'ouvrage de Locke vint à propos pour les Français. Locke avait fondé la philosophie du bon sens, c'est-à-dire déclaré, par une voie détournée, qu'il n'existait pas de philosophie distincte des sens humains normaux et de l'entendement fondé sur eux.
Le disciple direct et l'interprète français de Locke, Condillac, dirigea aussitôt le sensualisme de Locke contre la métaphysique du XVIIe siècle. Il démontra que les Français avaient eu raison de rejeter cette métaphysique comme une simple élucubration de l'imagination et des préjugés théologiques. Il fit paraître une réfutation des systèmes de Descartes, Spinoza, Leibniz et Malebranche.
Dans son Essai sur l'origine des connaissances humaines, il développa les idées de Locke et démontra que non seulement l'âme, mais encore les sens, non seulement l'art de former des idées, mais encore l'art de la perception sensible, sont affaire d'expérience et d'habitude. C'est de l'éducation et des circonstances extérieures que dépend donc tout le développement de l'homme. Condillac n'a été supplanté dans les écoles françaises que par la philosophie éclectique.
Ce qui distingue le matérialisme français et le matérialisme anglais, c'est la différence des deux nationalités. Les Français ont doté le matérialisme anglais d'esprit, de chair et de sang, d'éloquence. Ils lui confèrent le tempérament qui lui manquait et la grâce. Ils le civilisent.
C'est chez Helvétius, qui part également de Locke, que le matérialisme prend son caractère spécifiquement français. Helvétius le conçoit d'emblée par rapport à la vie sociale. (Helvétius : De l'homme). Les propriétés sensibles et l'amour-propre, la jouissance et l'intérêt personnel bien compris sont le fondement de toute morale. L'égalité naturelle des intelligences humaines, l'unité entre le progrès de la raison et le progrès de l'industrie, la bonté naturelle de l'homme, la toute-puissance de l'éducation, voilà les éléments principaux de son système.
Les écrits de La Mettrie nous proposent une combinaison du matérialisme cartésien et du matérialisme anglais. Il utilise jusque dans le détail la physique de Descartes. Son Homme-Machine est calqué sur l'animal-machine de Descartes. Dans le Système de la nature d'Holbach, la partie physique est également un amalgame des matérialismes anglais et français, tout comme la partie morale est fondée essentiellement sur la morale d'Helvétius. Le matérialiste français qui a encore le plus d'attaches avec la métaphysique et reçoit pour cela même les éloges de Hegel, Robinet [12] (De la nature) se réfère expressément à Leibniz.
Nous n'avons pas à parler de Volney, de Dupuis, de Diderot, etc., pas plus que des physiocrates, maintenant que nous avons démontré la double origine du matérialisme français issu de la physique de Descartes et du matérialisme anglais, ainsi que l'opposition du matérialisme français à la métaphysique du XVIIe siècle, à la métaphysique de Descartes, Spinoza, Malebranche et Leibniz. Cette opposition ne pouvait apparaître aux Allemands que depuis qu'ils sont eux-mêmes en opposition avec la métaphysique spéculative.
De même que le matérialisme cartésien a son aboutissement dans la science de la nature proprement dite, l'autre tendance du matérialisme français débouche directement sur le socialisme et le communisme.
Quand on étudie les doctrines matérialistes de la bonté originelle et des dons intellectuels égaux des hommes, de la toute-puissance de l'expérience, de l'habitude, de l'éducation, de l'influence des circonstances extérieures sur l'homme, de la grande importance de l'industrie, de la légitimité de la jouissance, etc., il n'est pas besoin d'une grande sagacité pour découvrir les liens qui le rattachent nécessairement au communisme et au socialisme. Si l'homme tire toute connaissance, sensation, etc., du monde sensible, et de l'expérience au sein de ce monde, ce qui importe donc, c'est d'organiser le monde empirique de telle façon que l'homme y fasse l'expérience et y prenne l'habitude de ce qui est véritablement humain, qu'il y fasse l'expérience de sa qualité d'homme. Si l'intérêt bien compris est le principe de toute morale, ce qui importe, c'est que l'intérêt privé de l'homme se confonde avec l'intérêt humain. Si l'homme n'est pas libre au sens matérialiste, c'est-à-dire s'il est libre, non par la force négative d'éviter telle ou telle chose, mais par la force positive de faire valoir sa vraie individualité, il ne faut pas châtier le crime dans l'individu, mais détruire les foyers antisociaux du crime et donner à chacun l'espace social nécessaire à la manifestation essentielle de son être. Si l'homme est formé par les circonstances, il faut former les circonstances humainement [13]. Si l'homme est, par nature, sociable, il ne développera sa vraie nature que dans la société, et le pouvoir de sa nature doit se mesurer non à la force de l'individu singulier, mais à la force de la société.
Ces thèses, et d'autres analogues, se rencontrent presque textuellement même chez les plus anciens matérialistes français. Ce n'est pas le lieu de les juger. Caractéristique de la tendance socialiste du matérialisme est l'Apologie des vices, de Mandeville, disciple anglais assez ancien de Locke. Mandeville démontre que les vices sont indispensables et utiles dans la société actuelle. Et cela ne constitue pas une apologie de la société actuelle.
Fourier procède directement de la doctrine des matérialistes français. Les babouvistes étaient des matérialistes grossiers, non civilisés, mais même le communisme développé a directement pour origine le matérialisme français. Sous la forme qu'Helvétius lui a donnée, celui-ci regagne, en effet, sa mère-patrie, l'Angleterre. Bentham fonde son système de l'intérêt bien compris sur la morale d'Helvétius, de même Owen fonde le communisme anglais en partant du système de Bentham. Exilé en Angleterre, le Français Cabet s'inspire des idées communistes du cru et regagne la France pour y devenir le représentant le plus populaire, quoique le plus superficiel du communisme. Les communistes français plus scientifiques, Dézamy, Gay, etc., développent, comme Owen, la doctrine du matérialisme en tant que doctrine de l'humanisme réel et base logique du communisme.
Où donc M. Bauer ou la Critique ont-ils su se procurer les documents nécessaires pour écrire l'histoire critique du matérialisme français ?
1. Dans son Histoire de la philosophie, Hegel présente le matérialisme français comme la réalisation de la substance spinoziste, ce qui est, en tout cas, infiniment plus sensé que de parler de « l'école française de Spinoza ».
2. De l'Histoire de la philosophie de Hegel, M. Bauer avait retenu que le matérialisme français est de l'école de Spinoza. Mais lisant dans un autre ouvrage de Hegel que le théisme et le matérialisme sont deux parties d'un seul et même principe fondamental, il en résulterait que Spinoza avait deux écoles se querellant sur le sens de son système. Or M. Bauer pouvait dénicher ce renseignement dans la Phénoménologie de Hegel. Nous y lisons textuellement :
« Au sujet de cette essence absolue, la philosophie des Lumières entre en conflit avec elle-même... et se divise en deux partis... l'un... nomme essence absolue cet absolu sans prédicat... et l'autre le nomme matière... Les deux choses sont le même concept; la différence ne réside pas dans la chose, mais uniquement dans les points de départ divers des deux formations. » (Phénoménologie, pp. 420, 421, 422 [14].)
3. Enfin, M. Bauer pouvait encore trouver dans Hegel que la substance, si elle ne poursuit pas son chemin jusqu'au concept et à la conscience de soi, se perd dans le « romantisme ». Les Hallische Jahrbücher ont en leur temps développé une thèse similaire.
Il fallait à tout prix que « l'Esprit » épinglât une « destinée niaise » à son « adversaire », le matérialisme.
REMARQUE. La connexion du matérialisme français avec Descartes et Locke, ainsi que l'opposition de la philosophie du XVIIIe siècle à la métaphysique du XVIIe siècle sont exposées en détail dans la plupart des histoires françaises modernes de la philosophie. Nous n'avions ici, pour répondre à la Critique critique, qu'à répéter des choses connues. Par contre, les liens unissant le matérialisme du XVIIIe siècle au communisme anglais et français du XIXe siècle n'ont pas encore fait l'objet d'un exposé détaillé. Nous nous bornons ici à quelques citations caractéristiques tirées d'Helvétius, Holbach et Bentham.
I. HELVÉTIUS.
« Les hommes ne sont point méchants, mais soumis à leurs intérêts... Ce n'est donc point de la méchanceté des hommes qu'il faut se plaindre, mais de l'ignorance des législateurs, qui ont toujours mis l'intérêt particulier en opposition avec l'intérêt général. » « Jusqu'aujourd'hui, les plus belles maximes de morale... n'ont produit aucun changement dans les murs des nations. Quelle en est la cause ? C'est que les vices d'un peuple sont, si j'ose dire, toujours cachés au fond de sa législation. À la Nouvelle-Orléans, les princesses du sang peuvent, lorsqu'elles se dégoûtent de leurs maris, les répudier pour en épouser d'autres. En de tels pays, on ne trouve point de femmes fausses, parce qu'elles n'ont aucun intérêt à l'être. » - « La morale n'est qu'une science frivole, si l'on ne la confond avec la politique et la législation. » « Les moralistes hypocrites.... on les reconnaît, d'une part, à l'indifférence avec laquelle ils considèrent les vices destructeurs des empires; et de l'autre, à l'emportement avec lequel ils se déchaînent contre des vices particuliers. » - Les hommes ne naissent ni bons ni méchants, mais prêts à être l'un ou l'autre, selon qu'un intérêt commun les unit ou les sépare. » - « Si les citoyens ne pouvaient faire leur bonheur particulier sans faire le bien public, il n'y aurait alors de vicieux que les fous. » (De l'esprit, Paris, 1822, 1, pp. 117, 2110, 241, 249, 251, 269 et 339).
Si, d'après Helvétius, l'homme est formé par l'éducation (et il entend par éducation - cf. loc. cit., p. 390 - non pas seulement l'éducation au sens ordinaire, mais l'ensemble des conditions d'existence d'un individu), quand s'impose une réforme qui fasse disparaître la contradiction entre l'intérêt particulier et l'intérêt général, l'homme a d'autre part besoin, pour la réalisation d'une telle réforme, que sa conscience se transforme :
« On ne peut réaliser les grandes réformes qu'en affaiblissant la stupide vénération des peuples pour les vieilles lois et coutumes » (loc. cit., p. 260) ;
ou encore, comme il est dit ailleurs, en supprimant l'ignorance.
II. D'HOLBACH..
« Ce n'est que lui-même que l'homme peut aimer dans les objets qu'il aime ; ce n'est que lui-même qu'il peut affectionner dans les êtres de son espèce. » « L'homme ne peut jamais se séparer de lui-même dans aucun instant de sa vie ; il ne peut se perdre de vue. » « C'est toujours notre utilité, notre intérêt... qui nous fait haïr ou aimer les objets. » (Système social, Paris, 1822, 1, pp. 80, 112).
Mais :
« L'homme, pour son propre intérêt, doit aimer les autres hommes, puisqu'ils sont nécessaires à son bien-être... La morale lui prouve que, de tous les êtres, le plus nécessaire à l'homme, c'est l'homme » (p. 76). « La vraie morale, ainsi que la vraie politique, est celle qui cherche à approcher les hommes, afin de les faire travailler par ces efforts réunis à leur bonheur mutuel. Toute morale qui sépare nos intérêts de ceux de nos associés est fausse, insensée, contraire à la nature » (p. 116). « Aimer les autres.... c'est confondre nos intérêts avec ceux de nos associés, afin de travailler à l'utilité commune... La vertu n'est que l'utilité des hommes réunis en société » (p. 77). « Un homme sans passions ou sans désirs cesserait d'être un homme... Parfaitement détaché de lui-même, comment pourrait-on le déterminer à s'attacher à d'autres ? Un homme, indifférent pour tout, privé de passions, qui se suffirait à lui-même, ne serait plus un être sociable... La vertu n'est que la communication du bien » (p. 118). « La morale religieuse ne servit jamais à rendre les mortels plus sociables » (p. 36).
III. BENTHAM.- De Bentham, nous ne citerons qu'un passage, celui où il combat « l'intérêt général au sens politique ».
« L'intérêt des individus... doit céder à l'intérêt public. Mais... qu'est-ce que cela signifie ? Chaque individu n'est-il pas partie du public autant que chaque autre ? Cet intérêt public, que vous personnifiez, n'est qu'un terme abstrait il ne représente que la masse des intérêts individuels... S'il était bon de sacrifier la fortune d'un individu pour augmenter celle des autres, il serait encore mieux d'en sacrifier un second, un troisième, sans qu'on puisse assigner aucune limite... Les intérêts individuels sont les seuls intérêts réels » (BENTHAM : Théorie des peines et des récompenses, Paris, 1835, 3e éd. II, p. 230 ) [15].
Notes
[1] Au sujet de ce chapitre, Lénine note : « Ce passage est un des plus précieux du livre. On n'y trouve pas de critique littérale, mais un exposé tout au long positif. C'est un bref aperçu de l'histoire du matérialisme français. » (Cahiers philosophiques, uvres complètes, p. 30.)
[2] Page reprise par LÉNINE : Cahiers philosophiques, uvres complètes, p. 30.
[3] LÉNINE, uvres complètes, p. 30.
[4] Ibidem.
[5] LE Roy ou De Roy Henry (1598-1679) : médecin et philosophe hollandais.
[6] CABANIS Pierre-Jean-Georges (1757-1808) : auteur de Rapports du physique et du moral de l'homme. La première édition parut à Paris en 1802. Une grande partie de cet ouvrage avait déjà été publiée en 1798-1799 dans les publications de l'Académie des Sciences.
[7] LA METTRIE Julien Offray de (1709-1751) : médecin et philosophe français connu en particulier par son ouvrage : L'Homme-machine.
[8] GASSENDI Pierre (1592-1655) : philosophe, mathématicien et physicien français.
[9] ARNAULD Antoine (1612-1694) : philosophe français, disciple de Descartes. Marx semble avoir fait une confusion de dates. Si Malebranche est mort en 1715, année de la naissance de Condillac et d'Helvétius, Arnauld était mort depuis 21 ans.
[10] Duns Scotus John (environ 1265-1308), scolastique franciscain représentant du nominalisme, courant de la philosophie du Moyen Age suivant lequel les idées générales n'ont pas de réalité et ne sont que les noms des objets, par opposition au réalisme qui reconnaît l'existence de ces idées générales indépendamment de celle des choses.
[11] Philosophes matérialistes anglais du XVIIIe siècle. Plusieurs d'entre eux furent médecins ou savants.
[12] ROBINET Jean-Baptiste René (1735-1820) : philosophe et naturaliste français. Son ouvrage : De la Nature a paru à Amsterdam (1763-1766).
[13] La formule sera reprise sous une forme un peu différente dans L'Idéologie allemande, Éd. soc. 1968, p. 70.
[14] HEGEL : Phénoménologie de l'Esprit, Paris, 1941, pp. 123-124.
[15] Toute la citation de d'Holbach ainsi que celle de Bentham sont en français dans le texte.