1844 |
Marx et Engels rompent avec l'hégélianisme.... |
La sainte famille
« La Critique critique absolue » ou « la Critique critique » personnifiée par Mr. Bruno
La Critique absolue ouvre sa troisième campagne contre la « Masse » par la question : « Quel est maintenant l'objet de la Critique [1] ? »
Or, dans le même fascicule de la Literatur-Zeitung, on nous apprend que « la Critique ne veut rien qu'acquérir la connaissance des choses ».
La Critique, aurait donc pour objet toutes les choses. Ce serait une absurdité que de demander s'il existe un objet à part, proprement destiné à la Critique. La contradiction se résout très simplement quand on se dit que toutes les choses « sont assimilables » à des choses critiques, et toutes les choses critiques à la Masse, en tant qu' « objet » de la Critique absolue.
M. Bruno dépeint d'abord son infinie miséricorde pour la « Masse ». Il fait du « fossé qui le sépare de la foule », l'objet d'une « étude persévérante ». Il veut « connaître la signification pour l'avenir de ce fossé » (la voilà la connaissance de « toutes » choses dont il est question ci-dessus !) et en même temps « le supprimer [2] ». À la vérité, il connaît donc déjà la signification de ce fossé : c'est d'être supprimé par lui.
Charité bien ordonnée commençant par soi-même, la « Critique » se préoccupe en premier lieu de supprimer son propre caractère de Masse, tout comme les ascètes chrétiens qui, dans la campagne de l'esprit contre la chair, commencent par mortifier leur propre chair. La « chair » de la Critique absolue, c'est son passé littéraire réellement massif, puisqu'il comprend de 20 à 30 volumes. Il faut donc que M. Bauer débarrasse de son apparence de masse la biographie littéraire de la « Critique » qui coïncide exactement avec sa propre biographie littéraire qu'il la corrige et la commente après coup, et que, par cette exégèse apologétique, « il mette à couvert les travaux antérieurs de la Critique ».
Pour commencer, il trouve deux raisons à l'erreur de la Masse qui, jusqu'à la disparition des Deutsche Jahrbücher (Annales allemandes [3]) et de la Rheinische Zeitung [4] tenait M. Bauer pour un des siens. On a eu le tort, d'une part, de ne pas concevoir le mouvement littéraire « comme purement littéraire », et de commettre en même temps l'erreur inverse de concevoir le mouvement littéraire comme un mouvement « simplement » ou « purement » littéraire. Il ne fait de doute pour personne que la « Masse » avait tort à tout coup, ne fût-ce que parce que dans le même moment elle commettait deux erreurs s'excluant réciproquement.
À cette occasion, la Critique absolue crie à ceux qui ont raillé la « nation allemande » en la traitant de « bas-bleu » :
« Citez donc ne fût-ce qu'une seule époque historique à qui la « plume » n'ait pas tracé impérativement par avance son développement et qui n'ait pas été forcée de conclure son ébranlement par un trait de plume. »
Dans sa naïveté critique, M. Bruno sépare « la plume » du sujet qui écrit, et le sujet qui écrit, considéré comme « écrivain abstrait », de l'homme historique vivant qui a écrit. De la sorte, il peut s'emballer en parlant de la force miraculeuse de la « plume ». Il aurait pu tout aussi bien demander qu'on lui nomme un mouvement historique dont le développement n'ait pas été tracé d'avance par la « gent emplumée » et la «gardeuse d'oies ».
Le même M. Bruno nous apprendra plus tard qu'il n'y a pas, jusqu'à ce jour, une seule, une unique époque historique qui ait été comprise. Comment la « plume » qui, jusqu'à ce jour, n'a pu décrire après coup « une seule » époque historique eût-elle été capable de les décrire toutes d'avance ?
M. Bruno n'en démontre pas moins par l'action la justesse de son point de vue; il décrit par avance, d'un « trait de plume » apologétique, son propre «passé ».
La Critique qui, de tous côtés, était empêtrée non seulement dans l'universelle bêtise du monde, de l'époque actuelle, mais dans des bêtises tout à fait spécifiques, personnelles, qui a néanmoins, de mémoire d'homme et dans tous ses ouvrages, protesté qu'elle était la Critique « absolue, achevée, pure », n'a fait que s'adapter aux préjugés et au pouvoir de compréhension de la Masse, comme Dieu a coutume de le faire dans ses révélations aux hommes.
« Il fallait, nous dit la Critique absolue, en arriver à la rupture entre les théories et leur pseudo-allié. »
Comme cependant la Critique qui, pour changer, s'appelle ici la théorie n'arrive à rien, mais qu'au contraire tout dérive d'elle, qu'elle se développe non pas dans le monde mais hors du monde, qu'elle a tout prédéterminé dans sa conscience divine éternellement identique à soi-même, sa rupture avec son ancien allié fut un « tournant nouveau » seulement en apparence, pour la galerie, mais non pas en soi, non pas pour soi.
« Mais ce tournant ne fut même pas nouveau « à proprement parler ». La théorie avait constamment travaillé à la critique de soi-même [Dieu sait qu'on a remué ciel et terre pour la pousser à la critique de soi-même !], elle n'avait jamais flatté la Masse [et ne s'en était flattée que davantage], elle avait toujours eu garde de s'empêtrer dans les présuppositions de son adversaire. »
« Le théologien chrétien doit être sur ses gardes » (voir Bruno BAUER : Das entdeckte Christentum, p. 99 [5]). Et comment advint-Il que la Critique « sur ses gardes » se soit empêtrée quand même, et n'ait pas exprimé dès cette époque, de façon claire et nette, son opinion « proprement dite » ? Pourquoi n'a-t-elle point parlé à cur ouvert ? Pourquoi a-t-elle entretenu l'illusion qu'elle était sur de la Masse ?
« Pourquoi m'as-tu fait cela ? dit Pharaon à Abraham, quand il lui rendit sa femme Sarah. Pourquoi donc as-tu dit que c'était ta sur ? » (B. BAUER : Entdeckt[es] Christ[entum], p. 100.)
« Foin de la raison, et du langage ! dit notre théologien; mais alors Abraham serait un menteur ! Quelle injure mortelle pour la révélation ! » (Ibidem.)
Foin de la raison et du langage ! dit le Critique; si M. Bauer avait été réellement, et non pas seulement en apparence, de connivence avec la Masse, la Critique absolue, dans ses révélations, n'eût pas subi une injure absolue, donc mortelle !
« On avait simplement, poursuit la Critique absolue, omis de noter ses efforts [ceux de la Critique absolue], et il y eut, en outre, un stade de la Critique où elle fut forcée d'admettre sincèrement les présuppositions de son adversaire et de les prendre pour un instant au sérieux, bref, un stade où elle n'avait pas encore l'entière capacité d'ôter à la Masse la conviction qu'elles avaient toutes deux partie liée et que leurs intérêts coïncidaient. »
On avait simplement omis de noter les efforts de la « Critique » : la faute incombait donc à la Masse. La Critique avoue, d'autre part, qu'on ne pouvait pas remarquer ses efforts, parce qu'elle-même n'avait pas encore la « capacité » de les faire remarquer : la faute semble donc incomber à la Critique.
À Dieu ne plaise ! La Critique fut « forcée [on lui fit violence 1] d'admettre sincèrement les présuppositions de son adversaire et de les prendre pour un instant au sérieux ». Belle sincérité, sincérité vraiment théologique, qui ne prend pas quelque chose vraiment au sérieux, mais seulement « pour un instant », qui a eu garde toujours, donc à tout instant, de s'empêtrer dans les présuppositions de son adversaire... et qui, « pour un instant», admet cependant « sincèrement » ces mêmes présuppositions. La « sincérité » augmente encore dans le dernier membre de la phrase. L'instant même où la Critique « admettait sincèrement les présuppositions de la Masse » était aussi l'instant où elle « n'avait pas encore l'entière capacité » de détruire l'illusion que sa cause et Celle de la Masse étaient une. Elle n'avait pas encore la capacité, mais elle en avait déjà la volonté et l'idée. Elle ne pouvait pas encore rompre extérieurement avec la Masse, mais dans son for intérieur, dans son âme, la rupture était déjà consommée, consommée à l'instant même où elle sympathisait sincèrement avec la Masse.
Toute mêlée qu'elle fût aux préjugés de la Masse, la Critique n'y était pas mêlée réellement; elle était au contraire à proprement parler dégagée de sa propre étroitesse, et il ne lui manquait que « d'avoir encore l'entière capacité » de le faire savoir à la Masse. Toute l'étroitesse « de la Critique » n'était donc qu'apparence, une apparence qui, sans l'étroitesse de la Masse, eût été superflue et n'eût donc pas existé du tout. Une lois de plus, la faute retombe donc sur les épaules de la Masse.
Dans la mesure cependant où cette apparence était étayée par « l'incapacité », « l'impuissance » où se trouvait la Critique de s'exprimer, la Critique était elle-même imparfaite. Elle l'avoue à sa manière : elle est sincère, tout en faisant sa propre apologie.
« Bien qu'elle [la Critique] eût soumis le libéralisme lui-même à une critique dissolvante, on pouvait encore la considérer comme une espèce particulière du libéralisme, peut-être comme sa réalisation extrême; bien que ses développements vrais et décisifs dépassassent la politique, elle devait cependant donner encore dans l'apparence de faire de la politique, et c'est cette apparence imparfaite qui lui avait gagné la plupart de ses amis dont nous avons parlé plus haut. »
La Critique avait gagné ses amis par son apparence imparfaite, on aurait dit qu'elle faisait de la politique. Si elle avait paru parfaitement faire de la politique, elle aurait infailliblement perdu ses amis politiques. Dans sa panique apologétique, son désir de se laver de tout péché, elle fait grief à la fausse apparence d'avoir été une fausse apparence imparfaite et non une fausse apparence parfaite. Apparence pour apparence, « la Critique » peut se consoler en se disant que, si elle avait l' « apparence parfaite » de vouloir faire de la politique, elle n'a même pas en revanche l' « apparence imparfaite » d'avoir quelque part et jamais dissous la politique.
Pas entièrement satisfaite de son « apparence imparfaite », la Critique absolue se demande une fois encore :
« Comment se fait-il qu'à ce moment-là la Critique ait été entraînée dans les intérêts « politiques, relevant de la Masse », qu'elle ait même ! été forcée ! de faire de la politique ? »
Pour le théologien Bauer, il va entièrement de soi que la Critique a dû faire, pendant un temps infini, de la théologie spéculative, puisque lui, la « Critique », est bel et bien théologien ex-professo [6]. Mais faire de la politique ? Il faut à cela des motifs tout particuliers, politiques, personnels !
Pourquoi donc la « Critique » a-t-elle été forcée de faire même de la politique ? « On l'accusait... toute la réponse est là. » Du moins cela dévoile-t-il le « mystère » de la « politique à la Bauer », et du moins ne qualifiera-t-on pas de non-politique l'apparence qui, dans Die gute Sache der Freiheit und meine eigene Angelegenheit (La Bonne Cause de la liberté et ma propre cause) de Bruno Bauer, relie, au moyen de la conjonction « et » la « cause personnelle » à la « cause de la liberté » qui relève de la Masse. Mais si la Critique a défendu sa « propre cause » non dans l'intérêt de la politique, mais au contraire a fait de la politique dans l'intérêt de sa propre cause, il faut avouer que ce n'est pas la politique qui a dupé la Critique mais plutôt la Critique qui a dupé la politique.
Bruno Bauer allait donc être révoqué et perdre sa chaire de théologie : il était accusé; la « Critique » fut obligée de faire de la politique, c'est-à-dire de plaider « sa » cause, celle de Bruno Bauer. Ce n'est pas M. Bauer qui a plaidé la cause de la Critique, c'est la « Critique » qui a plaidé la cause de M. Bauer. Pourquoi « la Critique » était-elle obligée de plaider sa propre cause ?
« Pour se justifier ! » Soit ! Mais la « Critique » est bien loin de s'en tenir à une raison aussi personnelle, aussi profane. Soit ! mais pas seulement pour cela, « principalement au contraire pour étaler les contradictions de ses adversaires» et par-dessus le marché, aurait pu ajouter la Critique, pour faire relier en volume de vieux articles contre divers théologiens voir entre autres l'interminable chicane avec Planck [7], cette affaire de famille entre la théologie-Bauer et la théologie-Strauss.
Après s'être ainsi soulagé le cur en nous avouant le véritable intérêt qui dicte sa « politique », la Critique absolue rappelle son « procès » et se met à ressortir ce qu'elle avait déjà si amplement rabâché dans Die gute Sache der Freiheit... (La Bonne Cause de la liberté) (voir dans la Phénoménologie, la lutte des Lumières et de la foi, voir toute la Phénoménologie), la vieille antienne hégélienne :
« L'ancien qui s'oppose au nouveau n'est plus réellement l'ancien. »
La Critique critique est un ruminant. Elle ramasse quelques bribes hégéliennes, telles que la phrase ci-dessus sur l' « ancien » et le « nouveau », ou encore cette autre formule sur le « développement de l'extrême à partir de son extrême opposé », etc. ; elle les sert en réchauffé à tout instant, sans jamais éprouver le moindre besoin de s'expliquer avec la « dialectique spéculative », autrement que par l'épuisement du professeur Hinrichs. En revanche, elle effectue un constant dépassement « critique » de Hegel en le répétant, par exemple lorsqu'elle dit :
« En intervenant la Critique donne à la recherche une forme nouvelle, c'est-à-dire la forme qui ne se laisse plus métamorphoser en une limitation externe », etc.
Lorsque je métamorphose quelque chose, j'en fais une chose essentiellement autre. Toute forme étant une « limitation externe », nulle forme ne se «laisse » métamorphoser en une « limitation externe », pas plus qu'une pomme ne se laisse « métamorphoser » en pomme. Il y a toutefois une autre raison pour que la forme donnée par « la Critique » à la recherche ne se laisse métamorphoser en aucune « limitation externe ». Elle dépasse toute « limitation externe », pour se perdre dans le brouillard cendré et bleu sombre de l'absurdité.
« Elle [la lutte de l'ancien et du nouveau] ne serait même pas possible alors [c'est-à-dire au moment où la Critique « donne la forme nouvelle » à sa recherche] si l'ancien traitait théoriquement... la question de la compatibilité ou de l'incompatibilité. »
Et pourquoi l'ancien ne traite-t-il donc pas cette question théoriquement? Parce que « cela lui est, au début, moins possible que jamais, étant donné qu'au moment de la surprise », c'est-à-dire au début, « il ne se connaît pas soi-même pas plus qu'il ne connaît le nouveau ». En d'autres termes, il ne traite théoriquement ni le nouveau, ni soi-même. Ce ne serait même pas possible, si, par malheur, l' « impossibilité » n'était impossible !
Lorsque le «Critique » de la Faculté de théologie « avoue en outre qu'il s'est trompé intentionnellement, que c'est par libre préméditation et après mûre réflexion qu'il a commis l'erreur » - (toute la vie de la Critique, toute son expérience, tous ses actes se convertissent pour elle en un produit libre, pur, intentionnel, de sa réflexion) cet aveu du critique n'a qu'une « imparfaite apparence » de vérité. Puisque la Kritik der Synoptiker (Critique des Synoptiques) [8] se place entièrement sur le terrain théologique, puisqu'elle est essentiellement de la critique théologique, M. Bauer, maître de conférences de théologie, était à même de l'écrire et de l'enseigner sans commettre ni « manquement ni erreur ». Faute et erreur étaient au contraire le fait des Facultés de théologie, qui ne comprirent pas avec quelle rigueur M. Bauer avait tenu sa promesse, la promesse faite dans la Krit. d. Synopt. (Crit[ique] d[es] Synopt[iques]), tome I, avant-propos, p. XXIII.
« Quoique la négation puisse paraître encore trop hardie et trop ample dans ce premier volume, nous rappellerons que le positif, le vrai, ne peut naître que si la négation a été sérieuse et universelle... Il apparaîtra à la fin que seule la critique la plus destructrice qui soit enseignera la force créatrice de Jésus et de son principe. »
C'est à dessein que M. Bauer sépare le Seigneur « Jésus » de son « principe », afin de bien situer le sens positif de sa promesse au dessus de toute apparence d'ambiguïté. Et M. Bauer a réellement enseigné la force «créatrice » du Seigneur Jésus et de son principe si clairement que sa « Conscience de soi infinie » et son « Esprit » ne sont rien d'autre que des créatures chrétiennes.
Mais, si le différend qui oppose la Critique critique à la Faculté de théologie de Bonn suffit à nous expliquer sa « politique » d'alors, pour quelle raison la Critique a-t-elle continué à faire de la politique après la solution de ce litige ? Oyez plutôt :
« Arrivée à ce point, « la Critique » aurait dû ou bien s'arrêter, ou bien se dépêcher de pousser plus loin, d'examiner l'essence politique et la représenter comme son adversaire si seulement il lui avait été possible de pouvoir s'arrêter dans sa lutte d'alors, et si seulement il n'existait pas, d'un autre côté, cette loi historique par trop rigoureuse selon laquelle un principe qui se mesure pour la première fois avec son contraire a... nécessairement le dessous. »
Délicieuse formule apologétique ! « La Critique aurait dû s'arrêter », si seulement il y avait eu quelque possibilité... de « pouvoir s'arrêter » ! Qui « doit » s'arrêter ? Et qui devrait faire quelque chose qu'il n' « aurait pas été possible... de pouvoir » ? D'autre part, la Critique aurait dû pousser plus loin, «si seulement il n'existait pas, d'un autre côté, cette loi historique par trop rigoureuse, etc. » Les lois historiques sont vraiment « par trop rigoureuses » à l'égard de la Critique absolue. Si seulement elles n'étaient pas d'un autre côté que la Critique critique, avec quel brio celle-ci ne pousserait-elle pas de l'avant ! Mais à la guerre comme à la guerre Dans l'histoire, la Critique devient forcément une triste « histoire » !
« Si la Critique [c'est toujours M. Bauer]... y fut obligée, on admettra pourtant en même temps qu'elle s'est toujours sentie mal assurée, quand elle s'est engagée dans des revendications de cette espèce [politique], et que, par ces revendications, elle se mettait en contradiction avec ses éléments vrais, contradiction qui avait déjà trouvé sa solution dans ces éléments. »
La Critique avait été contrainte par les lois trop rigoureuses de l'histoire à des faiblesses politiques; mais, implore-t-elle, on admettra pourtant en même temps qu'elle était sinon réellement, du moins en soi, bien au-dessus de ces faiblesses. D'abord, elle les avait surmontées « dans le sentiment », puisque « elle s'est toujours sentie mal assurée dans ses revendications », elle se trouvait mal à l'aise dans la politique, elle ne savait pas ce qui lui arrivait. Bien plus ! Elle se mettait en contradiction avec ses éléments vrais, Et voici maintenant le comble ! La contradiction où elle se mettait par rapport à ses éléments vrais ne trouvait pas sa solution dans le cours de son développement, mais « l'avait » au contraire « déjà » trouvée dans les éléments vrais de la Critique, existant indépendamment de la contradiction ! Voilà des éléments critiques qui peuvent se targuer de leurs mérites : avant qu'Abraham ne vînt au monde, nous, nous existions. Avant que le développement n'engendrât notre contraire, cette contradiction, qui n'était pas encore née, était déjà résolue dans le chaos de notre sein : résolue, morte, décomposée. Et, puisque les contradictions entre la Critique et ses éléments vrais « avaient déjà trouvé leur solution » dans les éléments vrais, et qu'une contradiction résolue n'est pas une contradiction, la Critique, pour être précis, ne se trouvait pas en contradiction avec ses éléments vrais, pas en contradiction avec elle-même... et voilà atteint alors le but général de l'auto-apologie !
Pour ce plaidoyer pro domo, la Critique absolue dispose de tout un vocabulaire apologétique « Pas même à vrai dire », « simplement pas remarqué », « il y avait en outre », « pas encore complètement », « bien que... cependant », « non seulement... mais principalement », « d'autant qu'à proprement parler », « la Critique aurait dû, si seulement il y avait eu possibilité et que, d'un autre côté... », « si... mais on admettra pourtant en même temps », « n'était-il pas alors naturel », « n'était-il pas inévitable », « non plus », etc.
Voici ce qu'il n'y a pas si longtemps la Critique absolue disait à propose de tournures apologétiques du même genre :
« Quoique » et « cependant », « il est vrai » et « mais », un non céleste et un oui terrestre, voilà les piliers de la théologie moderne, les échasses sur lesquelles elle marche, l'artifice auquel se borne toute sa sagesse, la tournure qui revient dans toutes ses tournures, son alpha et son oméga » (Entdeckt[es] Christ[entum], p. 102).
Notes
[1] « Was ist jetzt der Gegenstand der Kritik » (« Quel est maintenant l'objet de la Critique ? ») : titre d'un article de Bruno Bauer publié dans le fascicule VIII de l'Allgemeine Literatur-Zeitung (juillet 1844). Presque toutes les citations que Marx insère dans sa « Troisième campagne de la Critique absolue » sont tirées de cet article.
[2] Aufheben.
[3] Deutsche Jahrbücher : abréviation du titre d'une revue littéraire et philosophique des Jeunes-Hégéliens : Deutsche Jahrbücher für Wissenschatt und Kunst. Cette revue parut à Leipzig à partir de juillet 1841 ; elle était dirigée par Arnold Ruge. Elle avait paru auparavant (de 1838 à 1841) sous le titre : Hallische Jahrbücher für deutsche Wissenschalt und Kunst. La rédaction avait quitté la ville de Halle pour s'installer en Saxe en raison de la menace d'interdiction qui pesait sur elle en territoire prussien. Même sous son nouveau titre, la revue ne put tenir longtemps. En janvier 1843 les Deutsche Jahrbücher furent interdits par le gouvernement saxon et le Bundestag (Parlement allemand) décida d'étendre cette interdiction à toute l'Allemagne.
[4] Rheinische Zeitung für Politik, Handel und Gewerbe (Gazette rhénane pour la politique, le commerce et l'industrie), quotidien qui parut à Cologne du 1er janvier 1842 au 31 mars 1843. Ce journal avait été fondé par des représentants de la bourgeoisie rhénane, opposés à l'absolutisme prussien. Quelques Jeunes-Hégéliens y collaborèrent. En avril 1842, Marx participa à la rédaction de ce journal; en octobre il en devint rédacteur en chef. La Rheinische Zeitung publia aussi des articles d'Engels. Sous la direction de Marx, le journal prit un caractère de plus en plus révolutionnaire, ce qui lui valut une popularité croissante, mais inquiéta les milieux gouvernementaux; la presse réactionnaire se déchaîna contre lui. Le 19 janvier 1843, le gouvernement prussien prit un décret qui interdisait la Rheinische Zeitung à dater du 1er avril 1843 et la soumettait jusqu'à cette date à une censure sévère.
[5] Bruno BAUER : Das entdeckte Christentum. Eine Erinnerung an das achtzehnte Jahrhundert und ein Beitrag zur Krisis des Neunzehnten (Le Christianisme révélé. Souvenir du XVIIIe siècle et contribution à la crise du XIXe.) Zurich et Winterthur, 1843.
[6] De profession.
[7] PLANCK Karl Christian (1819-1880) : théologien protestant.
[8] Bruno BAUER : Kritik der evangelischen Geschichte der Synoptiker (tomes I et II, Leipzig, 1841). Dans l'histoire religieuse, on nomme « synoptiques » ceux qui rédigèrent les trois premiers évangiles.