1844 |
Marx et Engels rompent avec l'hégélianisme.... |
La sainte famille
PRÉFACE
L'humanisme réel n'a pas en Allemagne d'ennemi plus dangereux que le spiritualisme ou idéalisme spéculatif, qui, à la place de l'homme individuel réel, met la « Conscience de soi » ou l' « Esprit » et enseigne avec l'Évangéliste : « C'est l'esprit qui vivifie tout, la chair n'est bonne à rien. » Il va de soi que cet esprit désincarné n'a d'esprit qu'en imagination. Ce que nous combattons dans la Critique de Bauer, c'est précisément la reproduction caricaturale de la spéculation. Elle est à nos yeux l'expression la plus achevée du principe germano-chrétien, qui joue sa dernière carte en métamorphosant « la Critique » elle-même en une puissance transcendante.
Notre exposé se réfère par priorité à l'Allgemeine Literatur-Zeitung (Gazette littéraire universelle) de Bruno Bauer [1] dont nous avons eu sous les yeux les huit premiers fascicules parce que la Critique de Bauer et par suite l'ineptie de la spéculation allemande en général y ont atteint leur apogée. La Critique critique (la Critique de la Literatur-Zeitung) est d'autant plus instructive qu'elle achève ce renversement de la réalité auquel se livre la philosophie et aboutit à la plus suggestive des bouffonneries. Voir par exemple Faucher et Szeliga [2]. La matière que nous offre la Literatur-Zeitung peut servir à éclairer même le grand public sur les illusions de la philosophie spéculative. Tel est le but de notre travail.
Notre exposé est naturellement fonction de son objet. En règle générale, la Critique critique se situe au-dessous du niveau déjà atteint par le développement de la théorie en Allemagne. La nature de notre sujet nous autorise donc à ne pas porter ici de jugement plus ample sur ce développement lui-même.
La Critique critique oblige au contraire à lui opposer, comme tels, les résultats déjà acquis.
Cette polémique constitue donc, à nos yeux, l'avant-propos des travaux originaux où chacun pour soi, bien entendu nous développerons notre point de vue et, par suite, montrerons où nous nous situons par rapport aux doctrines philosophiques et sociales modernes.
Paris, septembre 1844.
F. ENGELS, K. MARX.
Notes
[1] Des deux frères Bauer - « la Sainte Famille » - Bruno est le plus connu. Philosophe, historien des religions, journaliste, il est l'auteur de nombreux articles et ouvrages dont il sera question plus loin. Né en 1809, il mourra en 1882 après être devenu national-libéral. Son frère Edgar (1820-1886) a publié surtout des brochures et des nouvelles. Tous deux font paraître beaucoup d'articles dans leur revue : Allgemeine Literatur-Zeitung, que nous traduirons par Gazette littéraire ou Gazette littéraire universelle. Cette revue mensuelle, éditée à Charlottenburg, a paru de décembre 1843 à octobre 1844. Toutes les notes infrapaginales qui ont été rédigées pour la présente édition sont dues aux éditeurs et non aux auteurs.
[2] FAUCHER Jules (1820-1878) économiste allemand partisan du libre-échange et écrivain. A publié dans les Cahiers VII et VIII de la Literatur-Zeitung un article sur les « Questions à l'ordre du jour en Angleterre » dont il sera question plus loin. SZELIGA est le pseudonyme littéraire du Jeune-hégélien Franz Zychlin von Zychlinski (1816-1900). Collaborateur de l'Allgemeine Literatur-Zeitung et des Norddeutsche Blätter (Feuilles de l'Allemagne du Nord) de Bruno Bauer, il sera très souvent pris à partie par Marx non seulement dans La Sainte Famille, mais aussi dans L'Idéologie allemande.