1844 |
Marx et Engels rompent avec l'hégélianisme.... |
La sainte famille
« Vie terrestre et transfiguration de la critique critique »,
ou la critique critique personnifiée par Rodolphe, prince de Gerolstein
Première révélation : La richesse conduit fréquemment à la prodigalité, la prodigalité à la ruine.
Deuxième révélation : Les conséquences ci-dessus décrites de la richesse ont leur source dans les insuffisances de l'éducation de la jeunesse riche.
Troisième révélation : L'héritage et la propriété privée sont et doivent être inviolables et sacrés.
Quatrième révélation : Moralement le riche doit rendre compte aux travailleurs de l'emploi de sa fortune. Une grande fortune est un dépôt héréditaire un fief féodal confié à des mains avisées, fermes, adroites, généreuses, chargées en même temps de le faire fructifier et de l'utiliser de telle façon que tout ce qui a la chance de se trouver dans l'aire du rayonnement brillant et salutaire de la grande fortune soit fécondé, vivifié, amélioré.
Cinquième révélation : Il incombe à l'État de donner à la jeunesse riche, inexpérimentée, les rudiments de l'économie individuelle. Il faut qu'il moralise la fortune.
Sixième révélation : Enfin, il faut que l'État s'intéresse à l'énorme question de l'organisation du travail. Il faut qu'il donne l'exemple salutaire de l'association des capitaux et du travail, et d'une association qui soit honnête, intelligente, équitable, qui assure le bien-être de l'ouvrier sans nuire à la fortune du riche, qui établisse entre ces deux classes des liens de sympathie, de gratitude, garantissant ainsi à tout jamais la tranquillité de l'État.
Comme l'État, pour l'heure, ne s'intéresse pas encore à cette théorie, Rodolphe donne lui-même quelques exemples pratiques. Ils dévoileront le mystère suivant : comment les rapports économiques les plus connus de tous sont-ils pour M. Sue, M. Rodolphe et la Critique critique demeurés des « mystères » ?
Rodolphe fonde une Banque des pauvres. Les statuts de cette Banque des pauvres critique sont les suivants :
Elle doit venir en aide, quand ils sont en chômage, à des ouvriers honnêtes, chargés de famille. Elle doit remplacer les aumônes et les monts-de-piété. Elle dispose d'un revenu annuel de 12 000 francs et accorde des prêts de secours de 20 à 40 francs, sans intérêts. Elle limite d'abord son action au septième arrondissement [2] de Paris où la classe ouvrière est la plus nombreuse, Les ouvriers et ouvrières qui solliciteront ces prêts devront être porteurs d'un certificat de bonne conduite délivré par leur dernier patron, qui indiquera la cause et la date de l'interruption du travail. Ces prêts seront remboursables mensuellement par sixième ou par douzième, au gré de l'emprunteur, à partir du jour où il aura retrouvé un emploi. Il souscrira un simple engagement d'honneur de rembourser le prêt aux dates fixées. Deux autres ouvriers doivent, de plus, servir de garants à la parole jurée de l'emprunteur. Le but critique de la Banque des pauvres étant de remédier à l'un des accidents les plus graves de la vie ouvrière, la perte de l'emploi, les prêts-secours seraient accordés exclusivement aux travailleurs chômeurs. M. Germain, l'administrateur de cette institution, touche un traitement annuel de 10 000 F.
Jetons maintenant un coup dil du point de vue de la Masse sur la pratique de l'économie politique critique. Le revenu annuel est de 12 000 francs, Les secours atteignent, pour chaque emprunteur, de 20 à 40 francs, soit une moyenne de 30 francs. Le nombres des ouvriers officiellement reconnus « nécessiteux » dans le VIIe arrondissement est au minimum de 4 000. On peut donc venir en aide, chaque année, à 400 individus, c'est-à-dire au dixième des ouvriers du VIIe arrondissement qui ont le plus besoin de secours. À Paris, il faut évaluer le temps de chômage moyen à quatre mois au minimum, soit seize semaines. Trente francs répartis sur seize semaines, cela donne un peu moins de 37 sous et 3 centimes par semaine, soit moins de 27 centimes par jour. Or en France la dépense quotidienne pour chaque détenu est, en moyenne, un peu supérieure à 47 centimes, dont un peu plus de 30 centimes pour la seule nourriture. Or l'ouvrier soutenu par M. Rodolphe est chargé de famille. Mettons qu'il ait en moyenne une femme et deux enfants seulement; il convient donc de répartir 27 centimes entre quatre personnes. Il faut au moins 15 centimes par jour pour le logement; restent 12 centimes. Le pain consommé chaque jour en moyenne par détenu revient environ à 14 centimes. Il s'ensuit qu'avec le secours de la Banque des pauvres critique l'ouvrier et sa famille ne pourront même pas, sans tenir compte de tous les autres besoins, acheter le quart du pain dont ils ont besoin et seront condamnés avec certitude à mourir de faim, à moins de recourir aux moyens que cette Banque des pauvres veut supprimer : le mont-de-piété, la mendicité. le vol, la prostitution.
Par contre, l'homme de la Critique impitoyable fait à l'administrateur de la Banque des pauvres une situation tout ce qu'il y a de plus brillante. Le revenu à administrer est de 12 000 francs, et le traitement de l'administrateur de 10 000. L'administration coûte donc 45 % [3], près du triple de ce que coûte à Paris l'administration de l'Assistance publique de la Masse, qui revient à 17 % environ.
Mais admettons un instant que le secours accordé par la Banque des pauvres soit un secours réel et non pas illusoire; dans ce cas, toute l'organisation du mystère des mystères dévoilé repose sur l'illusion qu'il suffirait d'une autre distribution du salaire pour que l'ouvrier ait de quoi vivre toute l'année.
En langage prosaïque, 7 500 000 travailleurs français n'ont qu'un revenu de 91 francs par tête, 7 500 000 autres un revenu de 120 francs par tête, donc 15 millions de travailleurs ont moins du minimum qu'il faut pour vivre.
À prendre les choses autrement, raisonnablement, l'idée de la Banque des pauvres critique se ramène à ceci : tant que le travailleur a de l'ouvrage, on lui retient sur son salaire la somme dont il aura besoin pour vivre les jours de chômage. Que je lui avance, au moment du chômage, une somme d'argent déterminée, à charge pour lui de me la rembourser durant la période où il travaille, ou que, durant la période où il travaille, il me remette une somme déterminée, à charge pour moi de la lui restituer aux moments de chômage, la chose revient au même. Il me donne toujours, quand il travaille, ce qu'il touche de moi quand il chôme.
La « pure » Banque des pauvres ne se distinguerait donc de la Caisse d'épargne de la Masse que par deux qualités très originales, très critiques : en premier lieu, la Banque prête son argent à fonds perdu, dans la folle hypothèse que le travailleur pourra rembourser quand il voudra, et qu'il voudra toujours rembourser quand il pourra; en second lieu, la Banque ne paie pas d'intérêts pour les sommes déposées par l'ouvrier. Parce que la somme déposée se présente sous la forme d'une avance, c'est déjà bien beau que la Banque n'exige pas d'intérêts de la part de l'ouvrier.
La Banque des pauvres critique se distingue donc des Caisses d'épargne de la Masse en ceci : l'ouvrier perd ses intérêts et la Banque son capital.
Rodolphe fonde une ferme-modèle à Bouqueval. L'endroit est d'autant plus heureusement choisi qu'il rappelle des souvenirs féodaux, le souvenir d'un château seigneurial.
Chacun des six hommes occupés dans cette ferme reçoit un salaire annuel de 150 écus ou 450 francs, chaque femme 60 écus ou 180 francs. Ils sont en plus logés et nourris. Le menu ordinaire des gens de Bouqueval se compose d'une platée « formidable » de jambon, d'une platée non moins formidable de ragoût de mouton, enfin d'un rôti de veau non moins massif, le tout flanqué de deux salades d'hiver, de deux gros fromages, de pommes de terre, de cidre, etc. Chacun des six ouvriers fournit deux lois plus de travail que le journalier français ordinaire.
La somme totale du revenu produit annuellement en France ne donnant, si on le partage également, que 93 francs en moyenne et le nombre des habitants directement occupés dans l'agriculture comprenant les deux tiers de la population totale, on peut en conclure qu'une révolution extraordinaire s'opérerait non seulement dans la distribution, mais encore dans la production de la richesse nationale, si tout le monde se mettait à imiter la ferme-modèle de notre calife allemand.
Et, pour obtenir cette augmentation énorme de la production, Rodolphe s'est pourtant borné à doubler le travail et à sextupler la nourriture de chaque ouvrier.
Comme le paysan français est très laborieux, des ouvriers qui fournissent le double de travail doivent être des athlètes surhumains. C'est ce que semblent indiquer du reste les « formidables » plats de viande. Nous pouvons donc supposer que chacun de ces six ouvriers consomme journellement au moins une livre de viande.
Si l'on divisait en portions égales la totalité de la viande produite en France, il n'y aurait même pas un quart de livre par tête et par jour. On voit donc quelle révolution l'exemple de Rodolphe provoquerait à cet égard encore. La population agricole consommerait à elle seule plus de viande que la France n'en produit; si bien que, grâce à cette réforme critique, la France serait totalement exempte d'élevage...
Le cinquième du revenu brut que, d'après l'exposé du régisseur de Bouqueval, le père Châtelain, Rodolphe fait tenir à ses ouvriers en plus d'un haut salaire et d'une chère luxueuse, n'est autre chose que sa rente foncière. On admet, en effet, selon une évaluation moyenne, qu'en général, après défalcation de tous les frais de production et du bénéfice revenant au capital d'exploitation, un cinquième du revenu brut reste au propriétaire foncier français, en d'autres termes, que la quotité de sa rente se monte au cinquième du revenu brut. Bien que Rodolphe réduise incontestablement de façon disproportionnée ce que lui rapporte son capital d'exploitation en augmentant de façon disproportionnée ce qu'il dépense pour les ouvriers d'après Chaptal (De l'industrie française, 1, 239) le montant moyen du gain annuel de l'ouvrier agricole français est de 120 francs bien qu'il fasse cadeau aux ouvriers de la totalité de sa rente foncière, le père Châtelain explique qu'avec cette méthode Monseigneur accroît ses revenus et incite ainsi les autres propriétaires fonciers, non critiques ceux-là, à gérer leurs propriétés à son exemple.
L'exploitation-modèle de Bouqueval est une simple apparence fantastique ; son fonds occulte n'est pas le bien-fonds naturel de Bouqueval, mais la bourse fabuleuse dont, à l'instar de Fortunatus [5], Rodolphe dispose !
La Critique critique crie sur les toits : « Au premier coup dil on voit que tout ce plan n'est pas une utopie. » Seule la Critique critique peut voir au premier coup dil qu'une bourse de Fortunatus n'est pas une utopie. Le premier coup dil critique.., c'est le « mauvais il »
Notes
[1] Cf. Mystères de Paris, 8e partie, ch. XIV.
[2] Il ne s'agit évidemment pas du septième arrondissement actuel, mais du quartier du Temple.
[3] Nous avouons ne pas comprendre comment Marx calcule ce pourcentage.
[4] Cf. Les Mystères de Paris, 3e partie, ch. VI.
[5] Héros légendaire allemand qui possédait une bourse magique et inépuisable.