1844 |
Marx et Engels rompent avec l'hégélianisme.... |
La sainte famille
« Vie terrestre et transfiguration de la critique critique »,
ou la critique critique personnifiée par Rodolphe, prince de Gerolstein
« Rodolphe ne s'arrête pas à ce point de vue très élevé (!) ... Il n'hésite pas, quoi qu'il lui en coûte, à se placer, librement, aux points de vue de droite, de gauche, d'en haut, d'en bas. » (Szeliga.)
Un des mystères principaux de la Critique critique, c'est le « point de vue », ainsi que le jugement rendu en se plaçant au point de vue du point de vue. À ses yeux, tout homme, de même que toute production intellectuelle, se métamorphose en un point de vue.
Rien de plus facile que de démêler le mystère du point de vue, si l'on a percé à jour le mystère général de la Critique critique qui consiste à faire réchauffer sempiternellement le vieux brouet spéculatif.
Laissons, pour commencer, la Critique se prononcer elle-même, par la bouche du patriarche, M. Bruno Bauer, sur sa théorie du « point de vue ».
« La science... n'a jamais à faire à tel individu singulier ou à tel point de vue déterminé... Qu'à cela ne tienne, elle ne manquera pas de supprimer les limites d'un point de vue si la chose en vaut la peine et si cette limite a une signification humaine réellement universelle; mais elle appréhende la limite comme pure catégorie et détermination de la conscience de soi, et ne parle donc que pour ceux qui ont la hardiesse de s'élever à l'universalité de la conscience de soi, c'est-à-dire ceux qui ne veulent pas rester à toute force enfermés dans cette limite. » (Anekdota, tome II, p. 127.)
Le mystère de cette hardiesse de Bauer est la Phénoménologie de Hegel. Du moment que Hegel remplace l'homme par la conscience de soi, la réalité humaine la plus variée qui soit n'apparaît que comme une forme déterminée, comme une détermination de la conscience de soi. Or, une simple détermination de la conscience de soi est une « pure catégorie », une « idée » pure, que je puis donc aussi abolir dans la pensée « pure » et surmonter par la pensée pure. Dans la Phénoménologie de Hegel, les bases matérielles, sensibles, objectives des différentes formes aliénées de la conscience de soi humaine sont laissées debout, et toute cette uvre destructrice a abouti à la philosophie la plus conservatrice qui soit, parce qu'elle se figure en avoir fini avec le monde objectif, le monde de la réalité sensible, dès qu'elle l'a métamorphosé en un « objet de pensée », en une simple détermination de la conscience de soi, et peut donc résoudre aussi dans « l'éther de la pensée pure » l'adversaire devenu éthéré. C'est pourquoi la Phénoménologie aboutit logiquement à mettre à la place de toute réalité humaine le « savoir absolu » : « savoir », parce que c'est là l'unique mode d'existence de la conscience de soi et que la conscience de soi est considérée comme l'unique mode d'existence de l'homme ce savoir est absolu, parce que précisément la conscience de soi ne sait rien qu'elle-même et n'est plus gênée par quelque monde objectif que ce soit. Hegel fait de l'homme lhomme de la conscience de soi, au lieu de faire de la conscience de soi la conscience de soi de l'homme, de l'homme réel et par conséquent vivant dans un monde objectif réel, et conditionné par lui. Il met le monde la tête en bas et peut par conséquent abolir aussi dans sa tête toutes les limites, opération qui les laisse subsister naturellement pour la méchante nature sensible, pour l'homme réel. En outre, il considère nécessairement comme limite tout ce qui trahit les bornes de la conscience de soi universelle, c'est-à-dire toute nature sensible, réalité, individualité des hommes ainsi que de leur monde. Toute la Phénoménologie entend démontrer que la conscience de soi est la seule réalité, et toute la réalité [1].
M. Bauer a, tout récemment, baptisé Critique le savoir absolu et donné à la détermination de la conscience de soi l'appellation plus profane de point de vue. Dans les Anekdota, les deux termes voisinent encore, le premier servant de commentaire au second.
Parce que le « monde religieux comme monde religieux » n'existe qu'en tant que monde de la conscience de soi, le Critique critique théologien ex professo [2] - ne saurait avoir l'idée qu'il existe un monde où conscience et être sont distincts, un monde qui continuera de subsister si je me borne à supprimer son existence idéelle, son existence comme catégorie, comme point de vue, c'est-à-dire, si je modifie ma propre conscience subjective sans changer la réalité objective de façon réellement objective, c'est-à-dire sans changer ma propre réalité objective, la mienne et celle des autres hommes. C'est pourquoi l'identité mystique de l'être et de la pensée chère à la spéculation se répète dans la Critique comme identité tout aussi mystique de la pratique et de la théorie. De là l'irritation de la Critique contre la pratique qui veut être autre chose que de la théorie, et contre la théorie qui veut être autre chose que la résolution d'une catégorie déterminée dans l' « universalité illimitée de la conscience de soi ». Sa propre théorie se borne à déclarer que toute chose déterminée constitue une contradiction par rapport à l'universalité illimitée de la conscience de soi, et, par conséquent, est nulle et non avenue ; ainsi, par exemple, l'État, la propriété privée, etc. Il faut à l'inverse montrer comment l'État, la propriété privée, etc., métamorphosent les hommes en abstractions, ou sont des produits de l'homme abstrait, au lieu d'être la réalité des hommes individuels concrets.
Il va de soi finalement que, si la Phénoménologie de Hegel, malgré sa tare spéculative originelle, donne, sur bien des points, les éléments d'une caractéristique réelle des rapports humains, M. Bruno et consorts en revanche ne fournissent qu'une caricature vide, une caricature qui se contente d'isoler dans un produit spirituel ou même dans des rapports et mouvements réels une détermination quelconque, de métamorphoser cette détermination en une détermination idéale, en une catégorie, et de faire passer cette catégorie pour le point de vue du produit, du rapport et du mouvement, afin de pouvoir, avec de grands airs de sagesse, du haut du point de vue de l'abstraction, de la catégorie universelle, de la conscience de soi universelle, toiser d'un regard triomphant cette détermination.
De même que, pour Rodolphe, tous les hommes se situent au point de vue du bien ou du mal et sont jugés en vertu de ces deux représentations fixes, pour M. Bauer et consorts, ils se situent au point de vue de la Critique ou de la Masse. Mais tous deux métamorphosent les hommes réels en points de vue abstraits.
Notes
[1] Passage cité par LÉNINE : Cahiers philosophiques, uvres complètes, p. 36.
[2] De profession.